1. Des volcans protégés par la société !

Les volcans, comme l’essentiel de la topographie accidentée, sont pour l’essentiel en retrait des régions les plus peuplées. Comme indiqué en introduction, les seuls volcans qu’on pourrait qualifier « d’urbains » sont donc le Sakurajima et le mont Fuji. La majorité des volcans actifs est soit « périurbaine », soit franchement rurale. Malgré tout, les reliefs constituent souvent la toile de fond du panorama urbain, et cette proximité paysagère a pu contribuer à sensibiliser très tôt la société à la protection de la nature : les premiers parcs nationaux apparaissent dès les années 1930141, et les deux tiers d’entre eux intègrent des volcans actifs (soit dix-neuf parcs sur vingt-huit142).

La quasi-totalité des volcans aujourd’hui considérés comme les plus actifs sont d’ailleurs assez rapidement intégrés à des parcs. Ainsi, sur les douze parcs nationaux (kokuritsu kôen国立公園) créés en 1934 et 1936, dix contiennent des volcans actifs, notamment, par ordre de création (cf. carte 3-2) : Unzen Fugen-dake (à l’époque en sommeil depuis près de 150 ans), Sakurajima – Kirishima, Akan, Daisetsu-zan (Tokachi-dake), Aso-san ou Fuji – Izu143 (Ô-shima, Miyake-jima). Après guerre, suivent rapidement Usu-zan&Tarumae-zan et Asama-yama. Le Komaga-take est aussi intégré dans un parc « quasi-national » (parc « agréé par l’État » : kokutei kôen国定公園). Suwanose-jima, Iô-jima ou Minami Tori-shima, trois autres volcans majeurs mais relégués, ne font l’objet d’aucune protection particulière ; tout au plus l’archipel des Tokara (Suwanose) est-il devenu un parc départemental (kenritsu shizen kôen 県立自然公園) en 1992.

Comme aux États-Unis ou plus tard en France, la création des parcs nationaux vise à instaurer une réglementation publique qui protège un certain nombre de caractéristiques environnementales et paysagères, où l’esthétique a une dimension très forte144. Les parcs japonais, s’ils ont leur logique propre, partagent avec leurs prédécesseurs une fonction identitaire (Berque, 2008). Que les premiers parcs aient été créés pendant la période militariste et expansionniste de l’ère Shôwa145 n’est nullement neutre, comme on le précisera dans la dernière partie, et suggère que la volonté de renforcer la fibre patriotique ait pu présider à leur création. Les volcans ont d’ailleurs pu être considérés comme une source d’énergie de la nation146,

Carte 3-2 – Parcs nationaux et « quasi-nationaux »
Carte 3-2 – Parcs nationaux et « quasi-nationaux »

L’idée de conservation de la nature s’est diffusée parmi les élites intellectuelles et politiques pendant l’ouverture de Meiji, sous l’influence d’occidentaux comme l’Allemand Erwin von Bälz (1849 – 1913), médecin auprès de la famille impériale. Les parcs nationaux sont parmi les premiers zonages à ce mettre en place, pour protéger des espaces considérés comme remarquables. Les volcans sanctuarisés dans les parcs deviennent des archétypes esthétisés, « artialisés »147, conformes à l’esthétique japonaise (loi de 1934). Cette démarche s’inscrit dans un mouvement déjà commencé avec une série de lois de patrimonialisation : loi sur les bâtiments religieux (1897), loi sur les sites historiques, lieux de beauté ou à caractères artistiques, naturels ou pittoresques (1919), loi sur les paysages naturels dédiés aux loisirs (1931)148.

La figure 3-1 montre un découpage classique des parcs en plusieurs zones où sont réglementés les usages et les constructions149. Il est surprenant au premier abord que le zonage initial mis en place autour des volcans actifs vise à les protéger des prédations de la société, et non l’inverse…Que cette précaution se soit avérée salutaire par la suite, en limitant l’urbanisation ou l’occupation inconsidérée de zones dangereuses, reste à étayer, en menant une étude approfondie sur la genèse des parcs et de leur zonage. L’argument de la protection contre un danger n’est jamais explicite, mais rien ne prouve que ce souci n’ait pas animé les concepteurs. Bien que le contexte soit différent aujourd’hui car le risque s’est emparé de la société contemporaine, la même ambigüité règne par exemple autour de la construction d’un parc national au Vésuve, mis en place en 1995 pour promouvoir une gestion « intégrée » et « raisonnée » du site150, mais qui peine à surmonter l’antagonisme entre les intérêts des agriculteurs, la croissance urbaine mal contrôlée et la nécessité de la protection.

Les usages concrets et élémentaires des abords volcaniques sont les premiers facteurs de vulnérabilité151. L’attraction des volcans et de leurs abords s’explique principalement par les onsen, thermes dont la géographie dépend étroitement de la structure hydrogéologique des volcans, et par l’agriculture sèche, puisque les sols volcaniques recouvrent de vastes surfaces du territoire.

Figure 3-1 – Organisation schématique d’un parc national
Figure 3-1 – Organisation schématique d’un parc national

D’après une figure du Kankyô-shô [ministère de l’environnement] http://www.env.go.jp/nature/

27 644 sources chaudes sont disséminées dans tout l’archipel152. Longtemps considérées comme des manifestations tangibles du sacré dans la tradition shintô神道, elles restent un élément important du quotidien même si le bain chaud a perdu l’essentiel de sa signification religieuse. Le rituel du bain conserve la réminiscence de sa fonction purificatoire dans la vie quotidienne. La langue japonaise dit d’ailleurs qu’il permet de « laver la vie et laver l’âme », inochi n o sentaku, kokoro n o sentaku命の洗濯,心の洗濯153. Pour usage thérapeutique ou surtout pour le délassement procuré par le bain lui-même et son décor, la fréquentation des onsen ne cesse même de s’accroître (cf. la deuxième partie de ce chapitre). Depuis 1948, une loi sur les onsen (onsen hô 温泉法) régule le captage, impose l’affichage de leurs composants minéralogique et certifie ceux dont l’effet thérapeutique est reconnu154. D’après des données compilées par le ministère de l’Environnement155, les visites d’onsen restent le premier type de voyage touristique (19,6%) juste avant les circuits (18,6%) et loin devant les « packages » thématiques (9,7%). Elles restent aussi le premier endroit où les Japonais auraient envie d’aller (58%), devant les circuits-nature (45%). Parmi dix choix possibles, viennent ensuite les séjours ou circuits thématiques (culture, histoire, gastronomie : environ 40% pour chaque).

Les formes de tourisme « à l’occidentale » font moins rêver que les montagnes (volcaniques) : les stations balnéaires (33%) ou de ski (23%) sont loin derrière. On peut y voir une réaction à la vie citadine, le dernier des dix vœux étant le tourisme urbain (20%). Ce constat pourrait faire penser que la vulnérabilité des aires volcaniques va augmenter à mesure que l’urbanisation se généralise, et que les infrastructures destinées au tourisme se densifient autour des onsen et des parcs. Mais que la majorité des visites se fassent à la journée limite considérablement l’exposition au risque. Sachant que les éruptions surviennent rarement sans prévenir, toute pratique touristique près d’un volcan actif (onsen, golf, ou autre), et tout particulièrement à la journée, peut être considérée en temps normal comme fort peu vulnérable. Même en cours de séjour, les touristes sont les premiers et les plus facilement « évacués » en cas d’éruption, puisqu’ils sont enjoints de rentrer chez eux.

L’agriculture156 est l’autre activité qui concerne les zones volcaniques rurales de manière extensive. Les sols volcaniques cultivés se rencontrent soit sur les bas flancs et les piémonts des volcans, où ils constituent des terres déclives, soit de vastes étendues subhorizontales dans les plaines et terrasses alluviales qui ont reçu des épandages cendreux ou ponceux. Hatori et al. 157, estiment que ces sols constituent 98,4% des terres de moins de 22° de pente, notamment sur les dépôts pyroclastiques pléistocènes de shirasu白州 à Kyûshû, ou encore sur les cendres holocènes de la moitié sud de Hokkaidô, issues du Tarumae-zan, du Tokachi-dake ou de l’Akan.

La fertilité légendaire de ces sols se vérifie principalement en contexte tropical, lorsque l’humification met rapidement à disposition des végétaux les éléments minéraux contenus dans les éjectats. Au Japon, le climat tempéré et sa nuance fraîche à Hokkaidô ralentissent considérablement les bénéfices attendus de pareils sols, encore souvent immatures (régosols). Après une longue décomposition des matériaux de départ, poreux et inorganiques, et leur colonisation par la végétation qui amorce la formation d’humus, les cendres donnent des sols argilisés noirs ou rouge-bruns pour les plus évolués (sols podzoliques), acides et propices aux glissements de terrain. Les cendres volcaniques les plus récentes sont les moins fertiles. Elles rendent dans un premier temps les sols stériles et impossibles à cultiver, à moins de corriger leur acidité à grands frais.

Ce fut le cas au Sakurajima et dans le sud de Kyûshû en 1914, ou plusieurs décimètres de ponce ont été défoncés pour ramener en surface le sol d’avant l’éruption, ou encore au Tokachi-dake, où il a fallu apporter des tombereaux de terre arable sur les dépôts de lahar (deiryû泥流ou dosekiryû土石流) de 1926 avant de pouvoir reprendre les cultures.

Le soja et la patate douce s’y développent avec profit, devant d’autres cultures sèches (légumes, mûriers, fruitiers, théiers). Derruau (1966), cherchant tout indice pour réfuter le déterminisme, considère que « des facteurs humains semblent avoir présidé au choix des pentes à mettre en culture, car des pentes faibles sont négligées et des pentes abruptes colonisées ».

Dans tous les cas il s’agit avant tout d’une agriculture extensive, sans fortes densités comme en plaine. Elle est souvent ancienne, comme autour des villages nébuleuses du Japon central, parfois plus récente. À mesure que la colonisation de Hokkaidô a progressé, ou bien que la croissance urbaine repousse les ceintures maraîchères, les terres cultivées ont pu s’étendre. Certaines furent même créées ex nihilo peu avant le passage de Derruau au Japon, comme les « nouveaux champs » (shinden 新田) de Kanoya 鹿屋市, au sud de Kyûshû, mis en place en 1955 à la faveur de l’ouverture d’un canal d’irrigation.

On doit évoquer pour finir l’extraction du soufre (硫黄) à proximité immédiate des cratères. La vitalité de l’activité volcanique dans l’archipel, fumerolienne notamment, a permis depuis des siècles l’exploitation aisée, à ciel ouvert, d’un soufre d’une grande pureté, dans les « îles au soufre » – Iô-jima, ou près des montagnes de soufre (Iô-dake, Iô-zan158). Il fut un temps le premier produit d’exportation national. En 1889, l’éruption de l’Iô-zan de Shiretoko, à la pointe orientale de Hokkaidô, se traduit par une coulée de soufre pur qui provoque une ruée vers « l’or » jaune. En 1936, l’émission de soufre fondu dura huit mois, et fit apparaître 200 000 tonnes de minerai – plus que la production annuelle d’alors159. Au Tokachi-dake Noboribetsu ou encore à Satsuma Iô-jima, le soufre a aussi été exploité.

L’une des grandes chroniques japonaise, compilée au début de la période de Heian160, le Shoku Nihongi (続日本記), mentionne déjà l’exploitation du soufre dans la province centrale de Shinano (信濃国, actuel département de Nagano). L’introduction des mousquets sur l’archipel à partir de l’époque médiévale, l’utilisation de torches soufrées à l’époque d’Edo rend le soufre de plus en plus indispensable. Les besoins augmentent encore avec la révolution industrielle pendant la restauration de Meiji, et l’extraction s’amplifie jusqu’au milieu du XXe lorsque le soufre synthétisé par la pétrochimie supplante celui des volcans. Cette extraction a constitué une richesse majeure, et a contribué à l’intégration socio-économique de ces espaces dans le territoire japonais. Elle a, par là même, favorisé les catastrophes, puisque les mineurs ont souvent compté parmi les victimes des éruptions. Au Tokachi-dake, vingt-cinq des 144 victimes étaient des mineurs en 1926, et l’éruption de 1962 met un terme à l’extraction en détruisant le site minier et tuant cinq mineurs sur place161.

Notes
141.

Ailleurs dans le monde, des parcs existent déjà : Yellowstone, le premier au monde, est instauré en 1872. À titre de comparaison, la Suède est le premier pays d’Europe à l’imiter dès 1909.

142.

En 2007, le parc de Nikkô a été subdivisé en deux parcs distincts, Nikkô et Oze, portant le total des parcs nationaux à 29. Toutes les données qui suivent, sauf mention contraire, proviennent du ministère de l’environnement japonais (Kankyô-shô環境省) : http://www.env.go.jp/en/ (pages en anglais). Depuis 1998, un organisme détaché du ministère, le centre pour la biodiversité, réalise des enquêtes dont les résultats statistiques sont disponibles en ligne sur une page du « laboratoire internet de recherche sur la nature » (Intânetto shizen kenkyûshoインターネット自然研究所) :
http://www.sizenken.biodic.go.jp/park/info/datalist/index.html (en japonais).

143.

Les îles septentrionales d’Izu (jusqu’à Hachijô-jima) sont intégrées au parc en 1955.

144.

La première loi, qui concerne surtout des sites aux dimensions réduites, date de 1930. Elle est complétée par la loi de 1960 portant sur la création des parcs nationaux. Dès 1853 par contre, une « réserve artistique » est classée dans la forêt de Fontainebleau, à la demande des peintres de Barbizon. Héritier (2007), p. 172.

145.

Incident de Mandchourie puis Guerre de quinze ans (1931-1945), occupations de plusieurs pays d’Asie du sud en 1941 et 1942.

146.

Cf. chapitre sept (p. 229).

147.

« Tout paysage est un produit de l’art ». Roger A. (1997) : Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 206 p.

148.

[réf manquante].

149.

Cf. l’annexe détaillant le zonage des parcs naturels p. 326.

150.

Gruet (2005).

151.

Par opposition aux usages abstraits et élaborés dont relèvent les motivations touristiques au sens le plus large. Ces dernières seront abordées dans la troisième partie sur les représentations pour évaluer le rôle spatial de l’image de marque du volcan.

152.

D’après le ministère de l’Environnement. 5 120 sont des sources artésiennes, 13 805 sont pompées et 8 719 non utilisées. L’ensemble fournit près de 4 Mt d’eau thermale chaque jour – une ressource inestimable.

153.

Nouet (2003).

154.

Soit 91 sites en 2006. La loi a été amendée en 2007 pour contrôler plus strictement les composants dangereux pour la santé à haute concentration.

155.

Enquête réalisée en 2002 dont les résultats sont disponibles sur le site du ministère (en japonais) : http://www.env.go.jp/nature/.

156.

La foresterie ne sera pas abordée ici car si elle peut concerner des régions volcaniques, elle n’a qu’un faible rôle dans le peuplement de celles-ci (les actifs de la filière ne sont pas nécessairement des résidents de proximité). L’agriculture de montagne, par contre, bien que fort différente de la riziculture de plaine, est nettement plus « peuplante ».

157.

Hatori et al. (1977), p. 116.

158.

Atosanupuri, le nom ainu de l’Iô-zan au centre-est d’Hokkaidô, près de la caldera de Kussharo, signifie simplement « montagne dénudée » : atusa : nu, sans végétation, nupuri : montagne (Chiri, 2004). Le site n’a connu ni éruption historique ni exploitation de soufre, mais les émanations sulfureuses expliquent sans doute que les Japonais aient transformé le sens et le toponyme initial, comme il est fréquent lors de la colonisation d’Hokkaidô

159.

Wikipedia Japon, article  ; Katsui et al. (1982).

160.

Heian jidai平安時代 (794-1185).

161.

Kamifurano-chô bôsai keikaku (2005). 上富良野町防災計画Plan de prévention des risque de la ville de Kami-furano, 330 p.