2. Une hyper vulnérabilité surinsulaire ?

L’éloignement des ritô, premier facteur de leur vulnérabilité intrinsèque, a de multiples mesures. La distance kilométrique au Hondo est la plus évidente : Miyake est à 180 km de Tôkyô, Iô-jima seulement à une centaine de Kagoshima, mais il faut en parcourir 250 pour atteindre Suwanose, presque 370 pour Aoga-shima. Cette distance objective, même pondérée par la taille démographique, est finalement moins significative que le temps de trajet en ferry, avec l’éventuelle escale, selon sa fréquence et sa fiabilité saisonnière (saison des typhons, saison des pluies – tsuyu). En 2005, le bateau qui relie Aoga-shima à Hachijô, île la plus proche qui sert de correspondance vers Tôkyô, n’a pu assurer la liaison qu’à peine une fois sur deux, avec 154 trajets sur 310 prévus dans l’année. Le trajet, qui dure 2 h 30 pour environ 70 km, est normalement assuré six jours sur sept162, mais en pratique il peut se passer jusqu’à deux semaines avec une mer ou une météo trop mauvaises pour permettre la desserte. Le port d’Aoga-shima est si petit que deux bateaux n’y peuvent tenir en même temps. Un système de poulies et de treuils est nécessaire pour lever et ranger celui qui est à quai afin de permettre l’arrivée d’un autre (photo 3-1). L’éloignement et l’isolement insulaire provoquent des surcoûts, des difficultés supplémentaires : à Suwanose, où les explosions volcaniques sont fantasques et brutales, le temps nécessaire aux secours est incertain, tributaire de la position du ferry bihebdomadaire qui peut être sur place ou à quai dans une île proche (archipel des Tokara) comme à près de dix heures de navigation (Kagoshima).

Parfois une ligne aérienne vient suppléer le bateau163. Ainsi à Suwanose, une piste d’atterrissage de secours a été construite en 1975 sur une colline au sommet aplati. Un tunnel percé en dessous doit permettre à la population d’attendre à l’abri en cas d’éruption majeure. Huit ans plus tard le service aérien était interrompu. À Iô-jima, un petit aérodrome à usage privé, utilisé par des Cessna quadriplaces, a été mis en service de 1973 à 1983, puis à partir de 1991. Il est désormais administré par la municipalité. Miyake-jima, la mieux dotée, avait depuis 1966 une ligne régulière avec desserte biquotidienne en YS-11 (65 places) jusqu’à Tôkyô-Haneda, avant l’évacuation de 2000. Le service fut interrompu par l’éruption, puis le resta après la levée de l’évacuation à cause de l’intensité des gaz volcaniques. Remis en place seulement au printemps 2008, il ne fonctionne en réalité que de manière spasmodique. Situé sous le vent, dans la zone d’émanations maximale, l’aéroport reste fermé un jour sur deux en moyenne pour le moment. Aoga-shima est dépourvue d’aéroport, mais une liaison par hélicoptère opère une fois par jour vers l’aéroport d’Hachijô-jima, sans toutefois remplacer le transport de fret, ni permettre une évacuation directe.

La venue du bateau reste cruciale en cas d’évacuation comme au quotidien, pour les approvisionnements en tout genre et notamment en denrées alimentaires : à Suwanose les insulaires ont tous de vastes congélateurs. Il en va de même à Aoga-shima, où de plus la dépendance à l’extérieur accroit le clivage entre les propriétaires fonciers qui peuvent cultiver et les « sans terre », entre les « locaux » résidents permanents (la moitié de la population de l’île) et les « métro’ », fonctionnaires ou travailleurs temporaires. Le réapprovisionnement de la supérette d’Iô-jima, sitôt le bateau déchargé, est toujours suivi d’une queue qui rappelle les temps de rationnement. Dans l’archipel des Tokara, il n’y a aucun médecin et c’est un « camion-radio » qui vient par bateau avec une équipe de médecins, pour assurer une visite médicale annuelle à tous les insulaires.

L’exigüité et l’éloignement sont causes de rareté. L’eau douce en particulier est d’approvisionnement critique : à Aoga-shima, une vaste surface inclinée a été recouverte d’une chape en ciment pour collecter au mieux l’eau de pluie, en l’absence de tout écoulement organisé pérenne (photo 3-2). L’économie est basée surtout sur quelques spécialités agricoles (bétail, pêche, patate douce ou pousses de bambous…), sur la construction (seule industrie pour au moins trois des quatre îles étudiées) et la fonction publique (tableau 3-1).

Tableau 3-1 – Structure comparée de l'emploi à Aoga-shima, Iô-jima, Miyake-jima et Suwanose-jima (2000).
  Total d'actifs (nb. Pers.) Agriculture & Pêche (%) Industrie = Construction (%) Services (%)
Aoga-shima 134 10,4 26,9 62,7**
Iô-jima 73 8,2 38,4 53,4
Miyake-jima* 15 22* 63
Suwanose-jima 39 30,8 25,6 43,6
* Données 1998 et toutes industries confondues (détail non disponible).
** dont 1/3 de fonctionnaires, la plupart « helicommuters », partagés entre Hachijô/Tôkyô et l’île.

Sources : Ritô sentâ (1998, 2004)

L’économie de ces quatre îles est une économie marginale, soutenue par les travaux publics de l’État et son administration. Aoga-shima possède par exemple une bibliothèque pour ses deux cents habitants et, flambant neufs, un centre polyvalent, une mairie et une école qui accueille, en 2008, vingt-trois élèves du primaire au collège pour...vingt-deux professeurs, soit un taux d’encadrement record164. À Iô-jima, il y a une entreprise de construction pour cinquante habitants, soit trois en tout, sur moins de 12 km². À Miyake-jima, la structure économique semble plus équilibrée : les entreprises en bâtiment représentent 15% du total, autant que le secteur de l’agriculture et de la pêche ; les services totalisent 42% et les commerces, 31%. Les chiffres de la mairie ne précisent par contre pas le nombre d’actifs associés. La dépendance des ritô provient autant de leur situation géographique que de la faiblesse des ressources locales, tandis que celles qui sont dans l’orbite de Tôkyô bénéficient de ses largesses, avec par exemple une desserte aérienne « surdimensionnée » comparativement aux autres îles, facilitant les connexions avec le centre et créant une forme d’« hypo-insularité »165.

Sauf Iô-jima, ces îles qui ont connu des éruptions et dû être évacuées parfois totalement ont toujours été repeuplées ensuite, par la population initiale ou une nouvelle, comme à Aoga-shima à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle. Cela n’a pas été toujours le cas ailleurs dans l’archipel, et plusieurs îles volcaniques ont été désertées suite à une éruption, la population ayant renoncé à se réinstaller ou fini par abandonner définitivement le site, comme à Oshima Ô-shima, Izu Tori-shima ou encore Iôtori-shima, îles évoquées dans le premier chapitre (cf. p. 72). Dans les premières, la vulnérabilité se maintient. Dans les secondes, bien évidemment, elle disparaît. Ces îles volcaniques abandonnées connaissent un processus qui s’apparente en quelque sorte à la désertion des « sur-sur îles » où les conditions de vie sont trop difficiles et incertaines. Il est à noter que ce dépeuplement n’est pas l’apanage des ritô, comme l’explique la troisième partie de ce chapitre (p. 125).

En dehors des îles aussi les évolutions du peuplement autour des volcans sont déterminantes pour appréhender la vulnérabilité.

Carte 3-3 – Volcans actifs et évolution démographique (1995 – 2005)
Carte 3-3 – Volcans actifs et évolution démographique (1995 – 2005)
Photo 3-1 – Le port « de poche » d’Aoga-shima. Garage d’un bateau de pêche avant l’arrivée du ferry.
Photo 3-1 – Le port « de poche » d’Aoga-shima. Garage d’un bateau de pêche avant l’arrivée du ferry.

Photo M. Augendre (2006)

Photo 3-2 – Village d’Aoga-shima.
Photo 3-2 – Village d’Aoga-shima.

Photo M. Augendre (2006)

Du premier à l’arrière plan : champ protégé du vent, bâtiments du bourg et versant imperméabilisé (en vert et blanc) pour recueillir l’eau de pluie.

Notes
162.

2005 est une année considérée comme « moyenne ». Ces données proviennent du bureau d’Hachijô-jima de la section portuaire de Tôkyô, (Tôkyô-to Hachijô shichô kôwan-ka東京都八丈支庁港湾課). Elles ont été établies par la compagnie pour le développement de l’archipel d’Izu S.A. (Izu sho tô kaihatsu kabushiki kaisha伊豆諸島開発株式会社).

163.

Ritô sentâ [centre des îles éloignées] (2004).

164.

Cf. le site web de l’école : http://www6.ocn.ne.jp/~aogasima/.

165.

Nicolas (2005).