2. Un mitage insouciant

Il est des zones rurales plus attractives que d’autres : selon un mouvement désormais classique, la périphérie des villes et certaines zones rurales parmi les plus accessibles connaissent une croissance démographique qui transforme le paysage, caractéristique du phénomène de périurbanisation et de mitage rurbain.

Le cas du mont Asama, à 140 km au nord-ouest de Tôkyô, est symptomatique. Stratovolcan situé à la jonction des arcs d’Izu et du Japon nord-est, entre les départements de Nagano 長野県et de Gunma群馬県, il est le plus actif des volcans de Honshû. Il a connu de rares mais violentes éruptions au cours de son histoire, notamment, pour les plus destructrices, en 1108 (avec l’expulsion d’environ 1,5 m3 de matériaux) et en 1783, lorsqu’une coulée pyroclastique, muée en lahar après avoir barré une rivière vers l’aval et suivie d’une coulée de lave se sont épandues vers le nord. En 1783, le village de Kambara鎌原, treize kilomètres au nord du cratère central a connu un sort similaire à Pompéi : presque toute sa population périt sous la coulée pyroclastique, sauf ceux qui purent atteindre un temple en contrehaut. De l’ancien escalier conduisant au lieu de culte, seules une quinzaine de marches subsistent, tandis que six mètres de débris recouvrent sa base. En tout, chutes de blocs incandescents, coulées pyroclastiques et lahars ont fait environ 1 500 victimes sur les flancs et en aval du volcan.

Au XXe siècle, l’activité plinienne a été quasi-continue, mais modérée. Elle s’est manifestée par des chutes de cendres et des coulées pyroclastiques de faible ampleur. Une dernière éruption a eu lieu entre septembre et décembre 2004, sans nécessité d’évacuation171. Des lapillis de deux à trois centimètres sont tombés au nord-est jusqu’à huit kilomètres du cratère172.

Récemment, entre deux parcours de golf, de nombreuses résidences luxueuses ont été construites à quelques dizaines de mètres des dépôts de nuée ardente et de la coulée de lave de 1783 (carte 3-3).Chalets à l’occidentale comme au Park Hill Asama, un lotissement chic de Tsumagoi 嬬恋村(11 000 habitants), résidences secondaires (bessô 別荘) et pensions cossues typiques des régions montagneuses l’essentiel des constructions. Quelques maisons seulement, sur une bonne centaine répartie dans un cadre boisé, sont des résidences permanentes. En 1970, le foncier de ce flanc septentrional du volcan était viabilisé mais désert173.

À l’époque d’Edo, la rudesse du climat interdisant l’agriculture, Karuizawa 軽井沢町 vivait déjà du passage des voyageurs qui s’arrêtaient dans ses auberges entre Edo et Kyôto, par le Nakasendô 中山道, « route des montagnes intérieures ». Cette notoriété ancienne de ville étape a été relayée par son statut de villégiature. L’engouement pour la région, à partir de Meiji, doit en effet beaucoup au climat d’altitude (entre 900 et 1 100 m), moins étouffant que celui de la capitale en été. Le coût bon marché des terrains, la desserte en shinkansen, qui en 1997 met la station à seulement une heure de Tôkyô, a considérablement accru l’ampleur de sa fréquentation. Depuis cette date, la ville, située sur la face sud-est du volcan, reçoit huit millions de visiteurs par an, compte environ 13 000 résidences secondaires et la population (habituellement 18 000 habitants) décuple pendant l’été. Les reliefs voisins sont aussi couverts de pistes de ski.

Située à onze kilomètres du volcan, Karuizawa a été en partie incendiée par l’éruption cataclysmale de 1783. La publication d’une carte de risque en 2003 n’a en rien enrayé la progression des constructions et de la fréquentation, qui font grimper la vulnérabilité locale. Aujourd’hui, les nouveaux riverains du volcan, gérants de pension ou de petits commerces, ont souvent une vision dissonante du risque : emmenés par un volcanologue en excursion174, certains prenaient par exemple les collines créées par l’écoulement pyroclastique de 1783 (hummocks) pour des tumulus préhistoriques. On mesure l’écart entre la candeur de ces résidents et l’inquiétude des gestionnaires à l’aune de cet épisode : sur la carte de risque, le musée du volcan Asama-yama, implanté sur la coulée de lave de 1783, a été placé à l’extérieur immédiat de la zone interdite en cas de reprise d’activité, qui tient compte des consignes du Kishôchô 175.

Carte 3-4 – Mitage sur le versant nord du mont Asama (1995)
Carte 3-4 – Mitage sur le versant nord du mont Asama (1995)

En réalité, ce musée a été construit environ 200 mètres à l’intérieur de la zone de danger, comme le prouve sa fermeture et l’interdiction d’accès après l’éruption de 2004. La carte erronée a été publiée par un cabinet de consultants géologues, avec la caution du comité de coordination pour la prévention des éruptions volcaniques. Après trois ans de polémiques, des excuses ont été présentées176, mais la carte est toujours en circulation.

Plus généralement les ceintures périurbaines connaissent un engouement similaire à cette arrière-cour tôkyôte. Ainsi au Bandai, deux cents kilomètres au nord-est de Tôkyô. Sur le flanc oriental, un mégabloc charrié par un lahar dans une vallée radiale, déserte lors de l’éruption de 1888, est aujourd’hui intégré au paysage résidentiel de la ville d’Inawashiro猪苗代町, à quelques kilomètres du sommet (photo 3-3). Le volcan est situé à moins de vingt kilomètres de Wakamatsu 若松市(130 000 habitants) et moins de quarante kilomètres de la ville de Kôriyama 郡山市 (340 000 habitants) ou de la préfecture, Fukushima 福島市(290 000 habitants), ce qui explique la diffusion des constructions.

Pourvu qu’elles aient des pentes à l’enneigement suffisant pour la randonnée et le ski, les régions montagneuses plus excentrées sont concernées de manière similaire, par le biais du développement des stations, risôtoリゾート(resorts), encore favorisés depuis 1987 par une loi visant à promouvoir le développement de lieu de détente177. Il en va ainsi pour Niseko, près du mont Yotei, pour le Tokachi-dake à Hokkaidô, ou autour de Nagano dans les Alpes japonaises. De vastes espaces sont aussi grignotés par les parcours de golf, qui profitent du cadre offert par ces régions où les terrains sont facilement disponibles.

Par ailleurs, le nombre et la fréquentation des traditionnels onsen, dont j’ai évoqué la place toute particulière dans la première partie de ce chapitre, ne cessent de croître, d’après les données du ministère de l’environnement : en 2002, près de 2 300 villes ou villages accueillaient à travers tout l’archipel 3 100 thermes, plus du double par rapport au début des années 1960. Entre 1975 et 1985, neuf à dix millions de Japonais se rendirent chaque année dans les onsen, contre quinze millions ou plus depuis 2000. La fréquentation des onsen est même passée entre 1980 et 2001 du cinquième au deuxième rang des motifs de séjour (21%), derrière un groupe d’activités regroupant les excursions, les événements sportifs ou la visite de hauts lieux (24%), et désormais devant les « voyages d’agrément » (17%), la pratique sportive (14%), ou encore les matsuri祭(fêtes et rituels), loin derrière en terme de fréquentation, comme les pèlerinages ou encore la « fuite de la chaleur ou du froid » (quelques pourcents pour chaque).

Photo 3-3 – Une zone d’aléa rattrapée par l’urbanisation : bloc de lave charrié par un lahar au mont Bandai dans son contexte, à un siècle d’intervalle (1888 et 1988)
Photo 3-3 – Une zone d’aléa rattrapée par l’urbanisation : bloc de lave charrié par un lahar au mont Bandai dans son contexte, à un siècle d’intervalle (1888 et 1988)

Sources : Fukushima Minpôsha Shimbun 福島民報社新聞(1888) ; Lee Siebert (1988). © Smithsonian Institution, http://www.volcano.si.edu/world/volcano.cfm?vnum=0803-16=&volpage=photos.

Pour finir, le cas de Hokkaidô mérite d’être évoqué en raison des transformations majeures subies par son peuplement au cours du temps. Tardivement colonisée, l’île fut longtemps le territoire des Ainus, peuple autochtone de l’archipel devenu extrêmement minoritaire. Aujourd’hui elle reste peu peuplée : avec 20% du territoire mais seulement 4,5% de la population nationale, elle constitue une sorte d’antithèse de la mégalopole. Le développement économique est soutenu par un bureau de développement régional (Hokkaidô kaihatsu kyoku 北海道開発局), émanant du gouvernement central. Dans cette île à part, les volcans actifs tiennent une place particulière. Inscrits très tôt dans des parcs nationaux dont certains sont considérés comme les plus beaux du Japon, ils ont favorisé la naissance et le développement de lieux de villégiatures. Ainsi à Shikabe 鹿部町, une commune au sud-est du Komaga-take, quasiment détruite par l’éruption de 1929, de nombreux néo-résidents ont fait construire leur maison secondaire dans des secteurs traditionnellement délaissés. Ils ignorent ou au mieux connaissent mal la réalité récurrente du risque.

Si Hokkaidô était le principal grenier du pays, elle est devenue aussi un espace récréatif fréquenté par de nombreux curistes, skieurs, randonneurs et autres amoureux de la nature. Les stations touristiques – thermales ou de sports d’hiver – sont d’autant plus vulnérables que les activités de loisir autour des sites éruptifs prennent le pas sur l’agriculture et constituent une manne à laquelle aucun ne veut renoncer. Là comme ailleurs, le sentiment de sécurité des habitants a été renforcé par la mise en place d’ouvrages de protection, malgré le potentiel destructeur des phénomènes naturels. Les enjeux économiques de ces sites touristiques sont énormes. En effet, plus de quatre millions de visiteurs se sont rendus chaque année au Mont Usu dans la décennie 1990178. Après un arrêt temporaire de la fréquentation durant les mois suivant l’éruption, celle-ci a presque retrouvé son niveau antérieur179, soutenue par la mise en place progressive d’un écomusée dont le caractère pionnier sera abordé plus en détail au chapitre sept (p. 248 sqq.).

Notes
171.

Kishôchô (2005).

172.

http://www.seisvol.kishou.go.jp/tokyo/STOCK/monthly_v-act_doc/monthly_vact.htm#v300 :
bulletin volcanique mensuel du Kishôchô pour l’Asama, septembre 2004.

173.

D’après la carte topographique de l’époque (Kokudo chiri-in, 国土地理院Karuizawa 1 : 50 000, 1970).

174.

Excursion conduite par le volcanologue Ayakawa Yukio (Université du département de Gunma) le 30 mai 2005 sur le flanc nord de l’Asama, pour observer les principales coupes montrant l’extension des matériaux éruptifs. Elle a réuni deux douzaines de personnes, venues de Tsumagoi ou de Kita-karuizawa 北軽井沢.

175.

Cette limite correspond à la distance qu’ont pu parcourir des projectiles de plus de 50 cm durant l’éruption de 1972. Elle est utilisée comme valeur seuil par le Kishôchô. Depuis 1958, l’ascension du sommet est interdite.

176.

Okada Hiromu, membre du CCPVE, mai 2006 (communication orale).

177.

Loi sur les stations, Risôto-hô, abrégé de Sôgô oyô chiiki seibi hô, 総合保養地域整備法« Loi pour l’aménagement de zones de récréation intégrées ».

178.

Statistiques de la municipalité d’Abuta.

179.

3,5 millions de visiteurs ont fréquenté les rives du lac Tôya en 2005, essentiellement pour les onsen et la randonnée, d’après les chiffres du ministère de l’environnement.