La carte de risque est un outil devenu indispensable à la gestion du risque ; elle fait le lien entre les principaux acteurs, experts (volcanologues), autorités (locales et gouvernement central) et riverains. Ses objectifs sont multiples, et dépendent du contexte et de la méthodologie choisie en amont. Elles ont toujours un rôle d’affichage, à but pédagogique (montrer et expliquer l’aléa) ou appliqué (informations cartographiées, comme les routes et refuges pour l’évacuation) mais pas seulement, comme les données incluses dans l’habillage : les biens de première nécessité, bôsai guddzu防災グーヅ(goods), les bons gestes ou les numéro de téléphone utiles ; un rôle de cartographie (lieux sûrs et lieux dangereux, lieux autorisés et lieux interdits) et de scénarisation (prévisions et reconstitution du passé éruptif).
Elles ont une traduction matérielle sur le terrain, dans le paysage : barrages de police pendant l’éruption, signes indiquant les zones d’accès restreint, panneaux explicatifs des phénomènes éruptifs passés lorsqu’ils sont mis en tourisme ou en enseignements (Usu, écomusée)…
Le géographe, pour qui la carte est l’outil fondamental qui rend tous les phénomènes plus clairs, peut facilement - comme le volcanologue qui dresse des cartes d’aléas, oublier que la carte est avant tout une abstraction à laquelle tout le monde n’est pas formé ou même simplement habitué.
Une étude récente209 à partir de la crise de Montserrat a montré que durant le processus de communication, les informations de la carte pouvaient être mal comprises, ignorées, voire dénigrées lorsqu’elles sont difficiles à interpréter pour le public. Ce déni peut avoir des conséquences néfastes en cas d’éruption, comme peuvent aussi avoir des conséquences néfastes l’absence de carte, l’absence d’implication personnelle/de responsabilisation des riverains, ou encore une « mauvaise » prévision des scénarios possibles… À Montserrat, des cartes d’aléa (hazard maps) servaient de moyen de communication entre les volcanologues et les autorités ou le public, et de base pour l’élaboration collégiale de cartes de risque (risk maps). Excessivement détaillé, revu presque tous les mois, le zonage proposé initialement résultait de la friction entre la nécessité de limiter le besoin d’évacuation et celle de perturber le moins possible le quotidien. Il était peu suivi d’effet. Après la mort de dix-neuf personnes dans des coulées pyroclastiques, la cartographie et son fond topographique ont été simplifiée en trois zones seulement, dont seules ont changé quelques limites depuis : zone d’exclusion, zone d’entrée à la journée, et zone sûre.
Les difficultés sont accrues par le caractère changeant de ces cartes, en fonction de l’activité même, des connaissances que l’on en a, et aussi de la négociation autour du risque (notamment en contexte urbain à forte pression foncière, avec implication d’acteurs privés). Au mont Usu avant 1995, comme au mont Fuji jusqu’en 1999, les réticences locales (élus et riverains) étaient vigoureuses contre la publication d’une carte de risque, qui aurait pu avoir un effet négatif dans plusieurs secteurs de l’économie : sur le prix du foncier et de l’immobilier, sur la fréquentation touristique (peu à Shizuoka, département industriel, ou à Sôbetsu, historiquement plus touchée), sur les commerces de détail ou encore les polices d’assurance, sans compter le sentiment d’insécurité de la population. La tradition de rétention de l’information ne joue qu’un rôle partiel dans ce mécanisme qu’on retrouve ailleurs (cf. en contexte d’inondation fluviale ou torrentielle en France, par exemple).
Contrairement à d’autres aléas cruciaux pour l’archipel japonais, comme les séismes ou les tsunami, les éruptions peuvent provoquer des dommages variables en fonction du type d’aléa et de la distance de l’enjeu. Une station thermale aux premières loges sera menacée par les phénomènes proximaux selon des règles de balistique, tandis qu’une ville de plaine pourra être affectée par des événements distaux, chutes de cendres même peu épaisses, arrivée d’un lahar dans le lit majeur, sans craindre par contre une coulée de lave ou une avalanche de débris.
La notion de proximal et de distal dépend elle-même du type de processus et de l’ampleur de l’éruption, difficiles à prédire à l’avance. Cette incertitude complique singulièrement le choix d’un scénario à cartographier. Dans ce contexte, prendre comme référence les éruptions passées est certes une décision pragmatique, mais elle risque d’enfermer les représentations dans l’idée que le passé est la clé du présent. En outre, la cartographie des éruptions historiques étant soumise par ailleurs à la précision des reconstitutions, ce parti-pris n’est pas sans effets pervers. Les rééditions successives des cartes, qui correspondent à des améliorations et des mises à jour, peuvent provoquer une confusion supplémentaire. La carte change de statut selon qu’elle soit réalisée avant une éruption (Fuji-san) ou pendant (Usu, Unzen) ; dans le premier cas un zonage à maille large suffit, puisqu’il reste indicatif tant que l’activité éruptive ne s’est pas amorcée de manière significative. Par contre dans le second, pendant ou juste après la crise comme à l’Usu, la pression sur l’usage du sol devient forte et les tensions pour le zonage s’amplifient, gonflées par le besoin de trouver un optimum entre sécurité et maintien des usages et occupations routiniers du sol. Le cas des petites îles volcaniques est encore à part, puisque la finitude de l’île et sa liaison avec l’extérieur sont déterminants.
Le modèle de prévention japonais, qui est un modèle de pays riche et outillé, se focalise sur la sauvegarde des vies humaines et mise sur l’information et l’éducation des résidents.
La question de la délimitation d’une frontière nette entre espace sûr et espace à risque est en suspens. Toute prise de position tranchée pour un affichage concret du risque reste absente, alors qu’elle est la condition pourtant essentielle à la gestion de crise210. On peut donc considérer que la réponse sociale japonaise est teintée d’un opportunisme pragmatique qui compose avec le décalage entre le cycle des éruptions et celui de la vie humaine. Il convient d’ajouter d’une part que la question foncière est particulièrement embrouillée au Japon, avec la superposition complexe de propriétaires, d’ayant droits et d’usagers, et d’autre part que la pratique du zonage, bien qu’elle existe de longue date sous certaines formes en ville, n’a pas la réalité sur laquelle l’œil occidental pourrait s’appuyer211. Si quatre projets de loi existent, ils n’ont débouché que sur deux décrets dont l’application est toujours remise en cause. Un éclairage socioculturel sur la conception de l’espace même, sur ses représentations, apporterait des réponses plus approfondies.
Néanmoins, la solution japonaise fait écho à « l’impossible risque zéro » évoqué par Pigeon (2005). Son mérite est de permettre une réflexion renouvelée sur le risque en intégrant la notion de coexistence. Le risque volcanique fait partie intégrante des territoires concernés ; il est un corollaire de leurs atouts (tourisme, onsen) et les cartes de risque réalisées n’ont d’autre objectif que de composer au mieux avec la catastrophe si celle-ci se produit.
Les volcans constituent aussi un laboratoire de zonage, où s’élabore une meilleure délimitation des espaces de danger, à la fois à l’échelle locale, comme autour du Komaga-take où les collectivités locales se sont associées, et à l’échelle nationale, où des volcans emblématiques comme le Fuji, le Sakurajima ou l’Unzen servent d’appui à la réflexion sur la conception, la portée et l’usage des cartes pour l’ensemble de l’archipel. Le terme de «laboratoire» sous-entend expérimentation, qui prend ici comme matière première les riverains eux-mêmes. La carte de risque du mont Fuji, publiée en août 2004, est ainsi destinée – de la bouche même de ceux qui ont participé au projet, à rassurer la population et familiariser les résidents au principe du zonage, avant d’être dédiée à une évacuation. Le choix du zonage-temps (décidé par Aramaki Shigeo, le volcanologue qui dirigea le projet) porté sur la carte peut donc être réinterprété : il s’agirait surtout d’une indication concrète, facilement compréhensible, de la marche à suivre en cas de crise. Le découpage proposé est difficilement applicable en pratique, mais n’est pas vide de sens : en affichant des délimitations spatiales claires sur le papier, il prépare à la mise en place d’un zonage plus vaste, qui pourrait être intégré dans une planification urbaine d’ensemble (machi-zukuri, 街づくり« construire la ville »), et qui prend tout son sens pour un volcan de la taille et de la position du mont Fuji.
Une première réunion publique s’est tenue sur ce thème en mars 2005, une autre avait était prévue en octobre 2006 (Fuji-san to tomo ni ikiru 富士山と共に生きる, « Vivre avec le mont Fuji »). Le zonage envisagé devait inclure des secteurs interdits d’accès et une réglementation des constructions, avec des mesures spéciales pour protéger le réseau routier, essentiel pour une évacuation, et d’autres pour les lieux abritant des populations fragiles (hôpitaux, écoles, centres de soins pour personnes âgées…). Des sabô volcaniques, barrages et chenaux spécifiquement destinés à contrôler les coulées de lave, sont aussi envisagés. Dans la phase actuelle, des budgets ont été attribués pour les enquêtes préliminaires, pas pour les constructions elles-mêmes. La question de la spéculation foncière est évacuée pour l’instant.
De pareilles hésitations dans l’explicitation du risque ne se constatent pas dans le domaine de la protection passive, où l’Etat semble au contraire marquer ostensiblement la limite entre l’espace aménagé et l’espace de danger par des constructions de grande ampleur, barrages, chenaux, réservoirs, qui servent autant la protection des enjeux que les politiques publiques en milieu rural.
Haynes et al. (2007).
Zimmermann, (1994).
Ces questions sont abordées en détail dans L’archipel accaparé - Bourdier M., Pelletier P. (dir.) (2000).