Chapitre cinq : La « voie du Béton »

‘« Avec tant d’argent, pourquoi ne pas faire ce qui serait bien plus adéquat, planter une forêt de protection contre l’érosion ? […] Ce diable de sable, ce n’est pas une chose si simple que ça ! Si vous pensez pouvoir résister au sable, c’est une grossière erreur. C’est absurde ! »
Abe Kôbô, La femme des sables
安部 公房, 砂の女 (1962).’

Tous les sites volcaniques visités, à des degrés divers, sont parés de béton et acier. La construction d’ouvrages de protection, destinés à confiner les lahars primaires (ceux qui se produisent pendant une éruption) et secondaires (ceux qui sont déclenchés par de fortes pluies sur les matériaux instables des éruptions passées), constitue au Japon un volet majeur et original de la lutte contre les catastrophes volcaniques. Ces ouvrages matérialisent dans le territoire du danger les limites que veulent lui imposer la société.

Plus généralement, ces ouvrages sabô sont destinés à prévenir (le 防 de bôsai, cf. p.136) tous les types de dégâts liés aux mouvements de sédiments (sa 砂), sur les versants ou dans le lit des cours d’eau (écoulements torrentiels, mouvements de terrain, avalanches). Ils sont issus d’une longue tradition de contrôle de l’érosion en amont, par l’aménagement et l’entretien des lits et bassins versants, pour protéger les plaines rizicoles. On les rencontre aussi au pied des reliefs ou encore en ville, avec la chenalisation des écoulements de surface. La construction des ouvrages et la délimitation des périmètres de restrictions sont fixées par une loi de 1897, toujours en vigueur (sabô-hô 砂防法). Cette défense est fixe dans l’espace ; elle est d’abord « passive », car elle tend à limiter ou juguler les effets des phénomènes une fois déclenchés, pour protéger biens et vies humaines. Elle comporte une composante de défense « active », parce que les aménagements s’évertuent aussi à atténuer sinon supprimer l’aléa en stabilisant les pentes : à la manière des travaux de RTM français les sabô incluent autant le reboisement ou la revégétalisation que la construction de digues, seuils, barrages, drains ou autres ouvrages destinés à stabiliser les pentes et à mieux contrôler la direction et le flux des écoulements.

Ce chapitre analysera principalement la portée des contremesures structurelles ou « dures » (hâdo taisaku ハード対策), qui constituent l’essentiel de la protection. Depuis 2000 une loi relative à la prévention des catastrophes d’origine sédimentaire (souvent appelée la « nouvelle loi sabô »)212, axée sur le zonage des espaces menacés et l’alerte, indique une orientation vers d’autres types de mesures, non structurelles ou « immatérielles » (sofuto taisaku ソフト対策). Celles-ci incluent la localisation (zonage) et la circulation des données : éducation, information des riverains, télésurveillance des aléas, réunions publiques, plans de prévention et d’évacuation, cartes de risque. Le renforcement de la résilience territoriale fait partie de ce volet « soft »213. Cette évolution pourrait bien être guidée par la diminution des budgets alloués à la construction.

Le cas des volcans ne constitue qu’une catégorie particulière de sabô. Les « ouvrages sabô volcaniques » kazan sabô jigyô火山砂防事業, ne sont pas destinées à la protection de phénomènes spécifiquement volcaniques, comme les épanchements de lave ou les coulées pyroclastiques. D’après le lexique des sabô 214 , il s’agit simplement d’ouvrages sabô localisés dans un contexte de volcanisme actif : « Ouvrages sabô destinés à protéger la vie des citoyens, leurs biens, ou encore les équipements publics, lorsque se produisent des catastrophes sédimentaires dues à de fortes pluies et à l’activité volcanique, dans les régions volcaniques, au pied des volcans ou encore là où existe la menace de désastres sédimentaires considérables à cause des phénomènes volcaniques ».

La nature de l’activité volcanique, cependant, crée des conditions particulièrement favorables à une érosion intense : pente souvent forte, typique des volcans en contexte andésitique, modification de la configuration topographique d’une partie ou de l’ensemble de l’édifice à chaque éruption, expulsion de cendres ou de pyroclastites de faible granulométrie, mal ou non consolidées, d’autant plus facilement mobilisables par l’érosion que le milieu est peu enclin à la colonisation végétale (pente, absence de sol, asphyxie par les gaz, destruction par les éruptions successives). Ce contexte explique en partie que les budgets impliqués soient énormes : moins de trois ans après l’éruption du mont Oyama, 18,2 milliards de yens avaient été consacrés à Miyake-jima215, plus que les 15,8 milliards de yens nécessaires entre 1993 et 2001, pour compléter la série de barrages sur la Furano-gawa, en aval du Tokachi-dake216. Un montant qui ne tient pas la comparaison avec les 198 milliards engloutis à l’Unzen entre 1993 et 2005217. Par comparaison, les montants investis en travaux contre les glissements de terrain dans le département de Niigata (le mieux doté sur la période) s’élèvent à 9,1 milliards de yens entre 1981 et 2002218.

En réalité, la portée de ces travaux de protection engagés par l’Etat a bien d’autres enjeux. Véritables vitrines de son engagement en matière de gestion des risques, les sabô pourraient aussi assumer une partie non négligeable de la fonction étatique de couverture sociale, les entreprises du bâtiment servant à éponger le chômage. Pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre, il convient de présenter les conditions qui ont permis l’émergence et le maintien durable de ce mode de gestion, en s’appuyant sur l’ensemble de la politique de travaux publics engagées dans l’archipel ; celle-ci a valu au Japon le sobriquet d’Etat « BTP », ou « Etat constructeur » (doken kokka 土建国家). Bien que le Japon de l’après Bulle connaisse une crise sinon des mutations profondes, rien ne semble remettre en cause fondamentalement les rouages en jeu ; au contraire, la présence du risque volcanique pourrait bien contribuer à maintenir, dans les régions concernées, une logique de plus en plus remise en cause ailleurs.

Nous présenterons la protection en trois étapes. La première partie présente les paysages et les territoires des sabô volcaniques, la deuxième montre l’intégration de cette politique dans le système plus vaste des travaux publics, tel que celui-ci s’est mis en place et a perduré sans heurts pendant plusieurs décennies. Enfin, un retour sur les éruptions les plus récentes et les contrastes régionaux ou internationaux permet de questionner la portée de ces contremesures face à la menace volcanique.

Notes
212.

Dosha saigai bôshi-hô土砂災害防止法, ou shin sabô hô新砂防法.

213.

Cf. le schéma de promotion des mesures pour la sûreté et la sécurité du MLIT en 2006, http://www.mlit.go.jp/kisha/kisha06/01/010629_.html, ou encore la présentation de la section tôkyôte de lutte contre les inondations :
http://www.kensetsu.metro.tokyo.jp/suigai_taisaku/index/index.htm

214.

Sabô gakkai 砂防学会, (2004), p. 32.

215.

Kokudo-kôtsûshô (MLIT), 2003.

216.

Données fournies par la mairie de Kami-furano en 2004.

217.

Données fournies par le Bureau de reconstruction de l’Unzen 雲仙復興事務所 (2006). 22,5 Mds supplémentaires sont prévus dans le budget de travaux 2006-2015.

218.

Kokudo-kôtsûshô (MLIT) (2003). Version CD-ROM. Nendobetsu todôfukenbetsu tandoku chisuberi taisaku jigyô tôshigaku, kôjihi 年度別都道府県別単独地すべり対策事業投資額, 工事費 : coûts de construction ; investissements en mesures contre les glissements de terrain, par département et par an.