L’ère d’Edo est cruciale, car elle voit surgir les conditions d’expression du risque, et se mettre en place tous les éléments de la politique moderne de protection. Jusqu’au XVIIe, il n’y a pas d’interaction déstabilisatrice avec les rivières. La population n’atteint pas douze millions d’habitants et vit sans affecter outre mesure les rythmes naturels des fleuves. Vers 1720 par contre, la population atteindrait trente millions219 ; les intrusions et les conflits d’usage avec le territoire des rivières deviennent systématiques.
Dès son origine, la protection passive est inséparable de la stabilisation des versants, et de la conservation des forêts. L’idée que les reliefs sont en réalité des espaces « montisylves »220, où montagne (san, yama 山) et forêt sont indissociées, ne date pas d’aujourd’hui : de nombreuses appellations dénotent de leur superposition. Pendant l’époque d’Edo, les types juridiques utilisant le terme yama désignent en réalité des catégories de bois (hayashi, rin 林) ou de forêt (mori, shin 森). Le Kôjien221 indique ainsi que les forêts seigneuriales, o-hayashi, sont dénommées selon les fiefs par les termes tate-yama, tome-yama ou jiki-yama, qui désignent tous des forêts « domaniales », d’accès restreint, sous contrôle direct du seigneur, et où il est interdit de chasser et d’abattre des arbres, tandis que hyakushô-yama correspond aux terres paysannes (communaux)222. Encore aujourd’hui, sanson, littéralement « village de montagne », est défini exclusivement sur des critères forestiers223. S ato-yama, « montagne du village » désigne en réalité une forêt proche des habitations, largement exploitée et dégradée tandis que sanrin, « forêt de montagne » dénote un espace sauvage et retiré du monde (forêt, bois et terres incultes).
Les premières mesures destinées à protéger les forêts remontent au VIIe siècle : un décret impérial interdisant le déboisement en montagne dans la région de Nara dès 676 est mentionné dans le Nihon shoki 日本書紀(« Chronique du Japon »224). Peu à peu une véritable politique de protection des forêts s’est mise en place, pour limiter l’érosion due aux effets combinés des aléas climatiques (vent, neige, pluie) et d’une pression croissante sur les ressources. Les mesures les plus anciennes, stabilisation et protection des pentes, accompagnent la création de nouveaux axes de transports et l’extension des défrichements à mesure que la riziculture progresse vers le nord de Honshû (entre 600 et 850). Insuffisantes face à la reprise de la croissance démographique et l’urbanisation forte qui commencent au XVIesiècle, ces mesures sont relayées par des ouvrages pour contrôler l’érosion, les premiers répertoriés datant de 1542225. Une deuxième période de déforestation importante, entre 1570 et 1670226, résulte de la mise en valeur de l’essentiel des terres arables et facilement irrigables, mais aussi des besoins de bois de construction pour les villes, notamment Edo, bientôt millionnaire et où les destructions sont chroniques (grand incendie de 1657, séisme du Kantô en 1703).
La fin de cette phase de déforestation aigüe coïncide avec le début d’une centralisation de la gestion. Le shôgunat promulgue le premier décret de protection en 1666. Cette ordonnance sur les rivières et les montagnes227 prohibe l’arrachage des herbes et arbres, la coupe des graminées (bambous, roseaux), interdit les défrichements à proximité des talwegs et le rétrécissement des lits, les brûlis en montagne, et recommande la reforestation. Analysant plus en détail le cas particulier de la protection des rivières, Totman précise que la charnière XVIIe-XVIIIe correspond aussi au passage d’une logique d’expansion à une logique de prévention et de restauration, en même temps que d’une gestion des petits cours d’eau à celle de rivières d’ordre supérieur, plus difficiles à maîtriser228. La tâche, centralisée sous la férule du shôgunat, devient une « entreprise sociale majeure et permanente » et un ferment d’organisation collective : associations villageoises (kumiai 組合) et corps d’État (service de la construction, fushin yaku 普請役, établi en 1735) sont mis en place pour organiser les travaux et la main d’œuvre. Les travaux deviennent une nécessité en raison même de la pression accrue sur l’environnement, qui exacerbe le problème général d’irrégularité des débits. L’accélération de l’écoulement a aussi multiplié les périodes d’étiage et leur sévérité au cours du XVIIIe.
Les mécanismes en jeu sont simples : la suppression de la couverture végétale naturelle diminue la capacité de rétention du sol et laisse libre cours au ruissellement, lors des pluies ou à la fonte des neiges ; le coefficient d’écoulement accru, l’érosion des sols s’intensifie, ainsi que la sédimentation dans les cours d’eau et le risque de débordement. Quant aux défrichements et aux aménagements près des rivières, dont les lits ont été rectifiés et resserrés, ils ont accéléré l’écoulement, supprimé les aires d’expansion naturelles des crues, transférant le risque vers l’aval tout en rendant les étiages plus sévères.
Constatant les dégâts, un observateur alarmé écrit déjà avant 1750 : « Tout ceci s’est produit parce que ces dernières années les autorités ont ouverts de nouveaux champs sur de vastes étendues ; les rivières ont été transformées, les anciens étangs comblés, les collines ravagées, les arbres coupés, et les montagnes mises à nu. En résultat nous avons désormais d’énormes crues, inconnues depuis la fondation d’Edo229 ».
Le Shôgunat prend des mesures de plus en plus codifiées et restrictives au cours du temps, dans une quête permanente mais chaotique de solutions face à une situation qui se dégrade (corvée annuelle pour les villageois ; « aide à la construction » otetsudai-bushin御手伝い普請ou soutien financier, kuniyaku fushin 国役普請, requis par le shôgunat pour les daimyô大名).
La difficulté de la maintenance est encore amplifiée par trois éruptions majeures au XVIIIe siècle, dont celles du Fuji-san (1707) et de l’Asama-yama (1783) affectent directement les terres du shôgun, et génèrent pour longtemps des conditions laborieuses pour les villages riverains. Loin du centre politique, l’éruption cataclysmique de l’Unzen (1792), avec l’effondrement sectoriel d’une partie de l’édifice volcanique et le tsunami induit, transforme radicalement la configuration littorale. Lorsqu’un arpenteur vient faire des levés de terrain vingt ans après, les terres agricoles sont toujours dévastées, et la ville voisine de Shimabara ne se rétablit que petit à petit230.
L’éruption du mont Fuji (1707) est de fait l’un des déclencheurs de la centralisation de la lutte contre l’érosion. L’importance des volumes de cendres émis lors de la création du mont Hôei, au sud-est du volcan, a pu enfouir certains villages autour de Gotemba sous deux mètres de dépôts. Dans l’incapacité de faire face, le seigneur local fait appel au shôgunat, qui lui attribue de nouvelles terres et prend en charge la restauration des rizières. En 1716, 30 à 70% des autres cultures et des bois étaient toujours inutilisables, tandis que pendant plusieurs décennies la décharge sédimentaire vers le niveau de base démantèle régulièrement les travaux entrepris. Lors de l’effondrement du shôgunat, 160 ans après l’éruption, la plupart des villages n’étaient pas complètement remis sur pieds. De même, au début du XIXe, la mobilisation des cendres de l’Asama-yama cause des dégâts durables : l’exhaussement de la Tone provoque des crues répétées au printemps et à l’automne, rendant les réparations ingérables. Entre 1800 et 1850, 133 villages de son bassin versant inférieur doivent 74000 jours/homme de corvée, simple ou rémunérée, mobilisant toute la population masculine valide ; 123 daimyô (contre 50 à 100 le siècle précédent) sont assignés à l’aide aux travaux publics (principalement par une levée d’argent)231.
Le contrôle des rivières devient un travail de Sisyphe, puisque les ouvrages construits créent les conditions de leur destruction, transfèrent le risque un peu plus en aval, et appellent un entretien permanent. Dans un essai d’agronomie écrit en 1759, un résident de la province d’Hitachi incrimine la rectification des lits dans l’accroissement des dégâts et de leur extension spatiale : « La puissance du flot accrue, il faut des constructions toujours plus solides ; lorsque celle-ci rompent, elles entraînent des quantités de sol et de sable, et les dégâts sont multipliés par deux voire quatre »232.
Totman dresse un bilan mitigé de cette période. Même s’il est impossible de calculer si les gains sociaux ont compensé les pertes, la stagnation démographique, les doléances populaires, la répétition d’ordonnances autoritaires laissent penser que les coûts, malvenus, ont à peine été compensés par les bénéfices. D’autant que pour appliquer les nouvelles mesures de protections qui coûtent cher, il faut trouver des fonds. Dans cet objectif, il faut défricher de nouvelles terres (shinden) pour augmenter les récoltes et les revenus qu’elles procurent, ce qui accroit l’érosion, dans un cercle vicié. L’auteur suggère même que la stabilité démographique observée a été permise par l’intensification de l’exploitation des ressources marines à la fin de l’ère d’Edo, malgré (plutôt que grâce à) l’entretien des rivières. Dans ce contexte, le rôle des volcans (Asama, Fuji, etc.) est d’abord de déclencher ou de catalyser les déséquilibres, lorsque cendres et pyroclastites alimentent l’érosion aréolaire et la charge des cours d’eau.
Tous ces travaux menés à grand frais ont tout de même rendu possible la pérennité de l’agriculture, donc le maintien de la population et la levée d’impôts. Ils ont sécurisé la navigation et l’adduction d’eau vers les villes. Bien plus que l’influence sur le paysage de ces travaux pendant plus de cent cinquante ans, c’est le témoignage des archives qui montre quels fardeaux deviennent la protection et la réparation, tant pour les caisses du shôgunat et des daimyô que pour les villageois réquisitionnés comme main d’œuvre. Durant cette époque, le conflit territorial entre rivières et société, ininterrompu depuis, transforme radicalement l’équilibre entre deux énergies, celle des rivières – dont certaines proviennent des flancs des volcans – qui ne peut plus se dissiper librement dans le paysage, et celle des hommes qui s’acharnent à défendre l’espace conquis.
Valeur établie par le premier recensement à l’échelle du pays, et qui évolue peu jusqu’à la fin du shôgunat (Totman, 1992).
Pelletier (1994) p. 307.
Iwanami Shoten (Ed.), 2002.
Respectivement 御林, 立山, 留山, 直山, 百姓山. Totman C. (1989). The green archipelago: forestry in preindustrial Japan, Univ. of California Press, Berkeley, 298 p.
Pour le ministère de l’Agriculture, un sanson山村désigne une commune dont moins de 10% des terres sont cultivées, 80% sont boisés, et où 10% au moins des ménages vivent de la sylviculture (Berque, 1986). Satoyama :里山 ; sanrin : 山林.
Zenkoku Chisui Sabô Kyôkai 全国治水砂防協会 (Association sabô), 1981, p. 1193.
Ibid., p. 1197. Ceux du seigneur féodal Takeda Shingen 武田信玄 (1521-1573) en amont de la Fujigawa 富士川, dans l’actuel département de Yamanashi 山梨県. Peu de constructions perdurent dans le temps long au Japon, et les plus anciennes connues sont celles qui sont inventoriées dans les archives.
Totman, ibid. Il identifie une troisième période critique pour les forêts, qui couvre la première moitié du XXe siècle.
Shokoku yamakawa no okite 諸国山川の掟(Interpraevent, 2002).
Totman (1992).
Citation d’une étude sur la construction publique sous les Tokugawa par Totman (ibid., p. 69).
Les éruptions des trois volcans et leurs conséquences sont décrites en détail dans le catalogue de l’exposition sur les catastrophes naturelles du musée national de l’histoire du Japon (Kokuritsu rekishi minzoku hakubutsukan 国立歴史民族博物館, 2003), et l’impact sur le comportement des rivières en particulier (aval du Fuji et de l’Asama) est analysé par Totman (ibid.).
Totman, ibid., p. 74.
Cité par Totman (ibid.).