Le système du dangô 談合(enchères truquées) est une pratique commune dans la construction : les compagnies privées s’arrangent entre elles pour l’attribution et la répartition des contrats publics, en pratiquant des « tournantes », ce qui leur permet aussi d’augmenter les montants des devis minimums tout en garantissant un niveau minimum d’activité à chacune. Loin d’être caché, le système est appuyé par les ministères et les partis politiques : une bonne part est comptabilisée comme des investissements et non des dépenses du budget de l’Etat, ce qui permet au PLD de les financer à sa guise. « L’administration supervise souvent elle-même le trucage des appels d’offres, en veillant à ce que chacun passe à son tour » [JMB p. 40].
Les hauts fonctionnaires et les politiciens sont d’autant plus consentants qu’ils briguent une deuxième carrière dans le privé (ou des organismes semi-publics), avec des salaires lucratifs. Amakudaru天下る, littéralement « descendre du ciel », correspond au « pantouflage » ; il signifie salaires gonflés et rondelette indemnité de départ, surtout pour les watari dori 渡り鳥, « oiseaux migrateurs » qui mutent tous les deux ou trois ans. L’amakudari assure des revenus confortables malgré des pensions de retraites peu élevées, et maintient des liens informels entre l’Etat et les sociétés privées.
Les cadres des entreprises privées « entretiennent » en permanence les fonctionnaires pour obtenir informations et indulgences. D’autant que ces fonctionnaires sont appelés à finir leur carrière dans les CA de ces organismes privés ou pour un « organisme d’intérêt public ». Ces liens de dépendance, allant parfois jusqu’à la corruption (un délit réel mais difficile à fixer dans la jurisprudence, dans une société du cadeau - omiyage 御土産) expliquent le laxisme des plus hauts responsables, ces « old boys », proches de la retraite et donc de la descente du ciel, indulgents d’abord face au dangô et ensuite pour punir les coupables. Car si travailler après sa retraite n’est pas interdit (cf. gardiens d’immeubles, chauffeurs de taxis…), l’amakudari et le dangô, théoriquement si (d’où des arrestations régulières, à la défense, dans les télécommunications ou la construction).
Le « triangle d’airain », réseau dont les trois pôles sont composés par les politiciens du PLD, la haute administration et le patronat, serait « une immense foire à l’influence », séparée en deux marchés aux objectifs complémentaires : le développement économique et la stabilité politique247.
L’échange des faveurs de l’administration (décisions, subventions) contre la coopération des entreprises (politiques, amakudari) garantit l’efficacité des politiques et des hauts salaires de seconde carrière pour les fonctionnaires, des profits et une concurrence limitée pour les entreprises (dangô). L’échange du pouvoir de décision du PLD contre la contribution financière du privé, et contre des subventions ministérielles (clientélisme), permet de faire tourner la « fric-politique » (kinkenseiji 金権政治), néologisme médiatique qui rend compte de la masse financière considérable nécessaire aux frais de l’action politique. L’argent reçu par l’Etat et le parti ne couvrant qu’une partie des frais nécessaires, les parlementaires doivent collecter des sommes considérables, surtout les années d’élection et encore plus pour les gradés du parti. Jusqu’à la réforme judiciaire de 1994, l’essentiel de la collecte provenait des contributions des entreprises et de l’intermédiation rémunérée (assen, qui ne devient un « trafic d’influence » juridiquement répréhensible qu’en 2000).
‘« Le Japon présente toutes les conditions nécessaires à l’épanouissement du marché de l’influence. L’économie y était extrêmement réglementée, les possibilités d’arbitraire administratif quasi infinies et l’exercice de la politique très coûteux ; par conséquent les entreprises étaient constamment demandeuses d’influence et les politiciens en quête d’argent » [JMB p. 273].’La « collusion généralisée » (plus qu’une « confiance mutuelle ») est facilitée par la connivence entre les élites : dense réseau d’entités juridiques diverses, continuité temporelle de la haute administration et du personnel politique (faible épuration après 1945, autorecrutement ou transmission héréditaire de fait), cercle fermé des patrons (concurrence limitée), législation permissive248.
Pour autant, la distribution d’argent public associée au clientélisme, qui peut paraître caricaturale, reste « compatible avec la modernité et l’efficacité économique » [JMB p. 324] :
Le clientélisme à la japonaise crée une « bonne mauvaise démocratie », qui a conduit des politiques de développement efficaces, permis l’élévation du niveau de vie et une certaine justice sociale. Pour Bouissou, il a aussi permis de déposséder l’administration d’une partie de sa puissance : elle avait hérité son pouvoir de Meiji, car elle était l’émanation directe de l’empereur (nommant les fonctionnaires), seule responsable du « bien public », et de l’occupation américaine, qui l’avait renforcée pour la reconstruction, tout en favorisant la démocratie. La création des kôenkai a imposé une nouvelle idée du bien « public » (local) et créé des liens étroits entre les élus et les électeurs dans les années 1970, au moment même où se développent les « mouvements habitants » qui participent de la même logique de recentrage vers le bien-être individuel, contre les excès de l’industrialisation. Une fois nommé premier ministre, entre 1972 et 1973, Tanaka Kakuei 田中角栄 (1918-1993) engagea un programme de grands travaux (industrie lourde, infrastructures) pour « remodeler l’archipel »249. Il a aussi été l’instigateur du contrôle de l’administration jusque là toute puissante au profit des citoyens - « évolution encore inachevée et dont l’aboutissement est un enjeu majeur de la crise actuelle » [JMB p. 325].
Les grands ministères sont comme des « fiefs » ou des « baronnies » : esprit de corps exacerbé, clientélisme, absence de contrôle externe, progression à l’ancienneté et amakudari, conflits de compétences et multiplication de textes concurrents entre ministères, d’autant plus contreproductifs que l’arbitrage politique manque de fermeté.
Les enjeux de ces querelles sont le maintien et le développement de postes d’amakudari. L’administration a créé et utilise environ à cet effet 26 000 « organismes d’intérêt public »250, les k ô eki hôjin 公益法人, des organisations à personnalité juridique sans but lucratif qui limitent la concurrence en dehors de toute loi explicite. Ces organismes « parasitaires » regroupent les professionnels d’une branche, fournissent des diplômes ou des contrôles, ou encore jouent les intermédiaires dans les marchés publics. Ils ont un monopole et vendent chers leurs « services inutiles » (JMB p. 193), avec le soutien de l’administration qui échange financement, protection et défense contre places d’amakudari et soutien politique. Cet arbitraire administratif va de pair avec un trafic d’influence longtemps resté légal.
Les kôeki hôjin sont validées par les ministères pour leur « utilité publique » (dénomination qui regroupe de façon restrictive éducation, science, art et bien-être social, ou encore le groupement professionnel limitant la concurrence, mais pas la défense des consommateurs ni de l’environnement). 7 000 dépendent directement des ministères, les autres d’administrations locales.
Cesont des pompes à argent qui bénéficient de l’exemption fiscale, et ne publient pas leurs comptes. En échange de contrats et de subventions ministériels, elles accueillent des amakudari et soutiennent par tous les moyens leur ministère de tutelle. Certaines sont regroupées autour de tokushu hôjin 特殊法人, entités légales de « statut supérieur », créés par des lois ad hoc, et dont les plus puissantes peuvent se financer en empruntant au Fiscal Investment and Loan Program ou zaitô (zaisei tôyûshi財政投融資), fonds public qui gère l’épargne postale. Avec ces organismes, les ministères arrangent à leur profit des secteurs importants de l’économie : La Japan Highway Public Corporation est la plus puissante251 ; l’association « Les amis des rivières », sous l’égide de l’association sabô, gère les 2 800 barrages fluviaux du pays252.
Durant les négociations avec les Etats-Unis au début des années 1990, les lacunes d’investissement dans les infrastructures sont taxées d’« obstacles structurels à l’intégration harmonieuse du Japon dans l’économie mondiale »253. Il est donc demandé que le gouvernement investisse en une décennie 450 000 Mds de Yens (un an de PIB) dans les travaux publics (une mesure forcément populaire vu les rapports entre PLD et BTP).Grâce à Kanemaru Shin, président de sociétés comme le « Comité de recherche sur la politique d’infrastructures routières » et de la « Conférence parlementaire consultative pour la promotion des investissements publics », le résultat de la négociation atteint presque le montant proposé. En effet, à partir de 1992, des plans de relance se succèdent pour contrer la chute immobilière, en espérant sauver le PLD.Une majorité est constituée de travaux publics, pour lesquels l’achat du terrain représente 20% des dépenses. Ils bénéficient aux communes rurales, où est implanté l’essentiel des entreprises de BTP.
En 1997, l’économie à peine relancée sombre de nouveau : hausse de la fiscalité (taxe à la consommation relevée à 5%, suppression des remises d’impôts sur le revenu, augmentation des cotisations sociales, réduction du budget BTP…), faillite en cascade des banques, et crise asiatique. La récession de 1998 est la plus forte enregistrée depuis le début de la statistique au Japon. Pourtant tandis que l’industrie écrème ses sureffectifs, le BTP a réussi à embaucher : plus de 6,54 M d’emplois en 2001 contre 6,2 M en 1992, alors qu’il est suspendu au financement public. Evoquant ce secteur, Bouissou constate : « avant qu’il adopte un fonctionnement qui ait quelque chose à voir avec la loi du marché, on estime que plus de 250 000 entreprises (sur 580 000) devront disparaître » [JMB p. 176].
Le gouvernement soigne le secteur, socialement et électoralement sensible. La volonté de maintien à tout prix du statu quo a débouché sur des politiques de relance (compensations financières pour les groupes les plus menacés) qui ont le mérite d’avoir préservé une certaine stabilité, un certain égalitarisme, et par là préservé la cohésion sociale – un atout pour l’avenir.
Le bétonnage notoire de l’archipel qui résulte de ce système est commenté et critiqué par des observateurs étrangers autant que japonais tandis que les médias se font surtout l’écho des poursuites judiciaires et des scandales qui émaillent les pratiques d’un système largement irrégulier de financement et d’influence dans les constructions publiques(entre autres).
Ces comportements sont montrés du doigt car ils ont un rôle protectionniste de fait vis-à-vis des entreprises étrangères (en l’occurrence étatsuniennes), et qu’elles servent l’intérêt d’une minorité de bureaucrates et de leurs clientèles, au détriment de la majorité des contribuables et de l’environnement (ou de groupes d’usagers particuliers, comme les pêcheurs). La débauche de fonds publics prend la forme d’une gangrène de béton. Ils existent et perdurent car ils font partie d’un système plus vaste d’influence entre les élites au pouvoir, et parce qu’ils ont des fonctions qui dépassent l’échelon très local du site de construction.
À l’échelle locale et régionale, les constructions témoignent de l’implication de l’Etat dans l’aménagement du territoire, veulent attester de l’efficacité de l’action publique par des grands travaux. Dans le cas des travaux sabô, leur efficacité face au risque même est controversée (au Japon comme à l’étranger dans les programmes JICA/ODA).
Il convient donc de questionner ces pratiques (localisation et phases de construction, coût, lien avec la conjoncture, place des volcans dans l’ensemble des sabô, des constructions publiques), leurs problèmes (discours, effets pervers vis à vis du risque, environnement/paysage) et leurs impasses (réalité du développement régional induit, réorganisation des mesures).
Cf. Woodall (1996).
Par exemple, le délit de corruption, pourtant puni par le code pénal (art. 197) est resté peu appliqué jusqu’aux années 1980, et les hommes politiques peuvent légalement recevoir de l’argent des entreprises à titre individuel ou via des associations habilitées, les seiji dantai 政治団体 : Shin Kanemaru 金丸信 (1914-1996), le « roi des marchés truqués » (dangô no motojime談合の元締) avoua 500 MY de contributions en 1990 avant d’être arrêté suite à un scandale. [JMB p. 149].
Il publie ce programme en 1972 dans un best seller, Nippon rettô kaizô ron, 日本列島改造論, « essai sur le remodelage de l’archipel nippon » (traduit en français en 1974 sous le titre Le paris japonais. Construire un nouveau Japon, Presses de la cité, 250 p.) L’ouvrage de référence est Nihon Kaizô Hôan Taikô 日本改造法案大綱 « plan d'ensemble pour la réorganisation du Japon », de l'écrivain Kita Ikki (北 一輝, 1923)
Elles auraient occupé 580 000 salariés en 1995, d’après Yamamoto Tadashi (dir.) (1998), The non profit sector in Japan., Manchester University Press, 208 p.
Japan Highway Public Corporation (Nihon Dōro Kōdan 日本道路公団), ou JH, fondée en 1956 pour construire et gérer le réseau autoroutier japonais. En 2005, elle a été privatisée et divisée en trois sociétés régionales (Nexco Ltd. est, centre et ouest).
Kerr, Dogs and demons.
[JMB p. 143], Woodall (1996).