1. Les réformes au centre

L’opposition entre partisans du changement, conscients de la mondialisation, et conservateurs s’observe parmi le patronat comme dans l’administration. Quant aux politiques (PLD et socialistes, formant plus des quatre cinquièmes des députés), conscients que « ceux dont les intérêts étaient menacés par les réformes représentaient l’immense majorité du corps électoral »254, ils étaient aussi peu favorables aux réformes. Elles arrivent pourtant, avec des leaders comme Nakasone, aidés de jeunes ambitieux du parti et par la pluie de scandales et de critiques qui accompagnent l’éclatement de la Bulle, et sont votées pendant l’année où le PLD est écarté du gouvernement (93-94).

L’État japonais est un « Etat mosaïque » où le pouvoir est fragmenté entre des ministères indépendants (autorecrutement, libre usage des ressources, quasi immunité judiciaire) et doté d’objectifs propres, avec lesquels le PLD compose pour ses propres clientèles. Ce morcellement a empêché de mener des réformes libérales qui auraient rogné le pouvoir des fiefs ministériels lors de l’éclatement de la Bulle, et explique le choix initial d’accroître les dépenses publiques. Le maintien, voire la hausse de ces dépenses, dans un contexte de crise, pourrait être le signe d’une volonté de relance par des politiques de type keynésien. Elles montrent aussi la difficulté à transformer le fonctionnement du système.

Une loi est finalement votée en 1998 pour réorganiser toute la haute administration, et entre en application début 2001. Le terme nébuleux de « réforme » désigne avant tout, dans le processus, un mouvement de dérégulation. Le nombre de ministères et agences gouvernementales est réduit de 24 à 14. Par exemple les ministères de la construction, des transports, de l’agence de l’aménagement du territoire et de celle du développement de Hokkaidô, c'est-à-dire les quatre instances à l’origine de l’essentiel des crédits de travaux publics, fusionnent (MLIT) ; ce qui peut aussi bien ouvrir la voie à la rationalisation du BTP que créer « un mammouth bureaucratique tellement énorme qu’il échappera à tout contrôle » [JMB p. 260]., une sorte de « supermarché » de l’influence, concentrée au profit du PLD. Le regroupement a priori étonnant des Postes avec l’Intérieur (qui assure le lien entre Tôkyô et les provinces) et les Affaires Générales (fer de lance de la réforme, qui coordonne les différents ministères) en un ministère des Affaires Intérieures et des Communications (Sômushô総務省) permet en fait au pouvoir politique de contrôler le fonds de l’épargne postale, source des crédits distribués aux collectivités territoriales (une nouvelle foire à l’influence).

En tout, depuis l’éclipse temporaire du PLD entre 1993 et 1994, une série de réformes est entreprise avec des tentatives répétées et de plus en plus insistantes pour mettre un terme aux arrangements qui prévalent dans le secteur de la construction publique, et assurer plus de transparence.

Ainsi la réforme du financement politique de 1994 fixe un montant au financement public des partis ; elle n’interdit pas la collecte individuelle de fonds par les parlementaires mais en limite et en contrôle le montant (500 000 yens par entreprise maximum, versés à une seule seiji dantai). Il faut attendre la décennie suivante et la pression de l’opinion pour que l’assen et la collecte individuelle soient aussi interdits. Le fisc devient plus zélé et la jurisprudence plus sévère. Mais cette transformation, aidée par la réforme de 2001 qui réduit le nombre de ministères, conduit à la concentration de l’influence aux mains d’un petit nombre de barons, plus qu’à sa disparition.

La réforme de 1994 remplace aussi les 147 circonscriptions à sièges multiples par trois cents circonscriptions locales à l’anglaise (un seul siège et un seul tour), plus deux cents sièges pourvus à la proportionnelle sur des listes régionales. Son but est de faire disparaître les « députés 10% », de favoriser l’alternance et le renouveau des élus. Mais comme la loi autorise la double candidature, les sortants du PLD furent repêchés à la proportionnelle, et finalement près d’une moitié des députés élus en 2000 étaient déjà là en 1989. Quant à la moralisation du financement politique, le financement individuel et la vente d’influence ont bien été interdits, mais les caisses des sections locales se confondent avec celles des élus et la vente d’influence peut toujours passer par la famille ou des hommes de paille. Les pratiques vont donc se poursuivre tant que la justice et les médias restent en repli.

« Le Japon est aujourd’hui victime des équilibres paralysants qui se sont établis depuis trois décennies… La dislocation progressive du triangle a permis de remettre en route le processus de réforme qu’il avait bloqué dans les années quatre-vingt. Mais c’est aussi elle qui l’empêche d’aboutir, car rien n’a remplacé cette machine à décider » [JMB p. 297]. Les réformateurs (minorité du patronat, fonctionnaires ou politiciens de tous bords avant tout carriéristes) manquent d’unité, et le gouvernement est incapable d’assurer son rôle d’arbitrage et de coordination.

Pour Bouissou aujourd’hui la majorité défendrait toujours les intérêts de sa clientèle, au mépris des « exigences de la démocratie et les ressorts de l’opinion publique moderne » [JMB p. 372]. Koizumi Jun’ichirô 小泉純一郎, réformateur outsider mais populaire, propulsé à la tête du PLD et du gouvernement de 2001 à 2006, a dû s’opposer aux « forces de résistance » de son propre parti.

La survie des anti-réformateurs et la difficulté de prendre des décisions nouvelles auraient quatre causes :

  • Réformes prioritaires et à plus long terme qui se télescopent dans tous les domaines : politique, contre la corruption et l’absence d’alternance ; économique, à commencer par la banque, et réformes structurelles ; sociale pour remplacer la PSIG ; réforme des institutions qui corsètent la société individualiste ; réforme de la diplomatie internationale enfin, avec l’après guerre froide et la montée de la Chine ;
  • l’instabilité politique causée par des élections à répétitions entre 1989 et 2003 : quatre législatives, autant de sénatoriales et d’élections locales, quinze cabinets et neuf 1er ministres différents ;
  • une certaine volatilité de l’électorat, qui peut adhérer un temps aux idées d’un parti ou d’un homme politique avant de s’en détourner peu après ;
  • le système de concurrence limitée avait profité et protégeait même les nouveaux venus en politique, et ceux-ci n’avaient donc pas intérêt à trop le transformer.

Notes
254.

Bouissou (2003), p. 284