3. Un savoir-faire nippon brillant pour un risque « zéro » ?

En transformant les conditions de l’aléa, en sécurisant, en apparence, la densification de l’occupation et de l’utilisation en arrière des protections, les barrages créent tout simplement un sentiment rassurant mal adapté à l’imprévisibilité de la catastrophe.

Cette situation se manifeste avec encore plus d’acuité sur les pentes des volcans actifs que pour les autres torrents. En effet, les métamorphoses systématiques de la topographie avec les éruptions, le dépôt récurrent de nouvelles couches de cendres et de dépôts de nuées ardentes engendre après chaque éruption un nouveau paysage, et surtout de nouvelles conditions pour l’écoulement. Ainsi, au Tokachi-dake, il est clairement visible sur les hauts-flancs du volcan, de nouveaux ravins qui sont apparus après la dernière éruption ; quant au mont Fuji, la partie amont d’Ôsawakuzure, un immense ravin qui bée sur le flanc occidental du volcan, les volumes non stables en jeu et les vitesses d’érosion mesurés (cf. p. 205) indiquent qu’il est vain d’imaginer en venir à bout. Totman (1992) pose bien les termes de la contradiction, déjà valable à l’époque d’Edo selon lui :

‘« Les rivières au maximum de leur énergie étaient de façon chronique capables de submerger la contre-énergie investie par les gestionnaires »… « Dans le Kantô, il semble, l’énergie cinétique de l’eau des rivières triomphait sur l’énergie humaine que le système shôgunal et ses centaine de milliers de villageois pouvaient mobiliser pour la contenir » (p. 72 ; 75)’

Cette analyse est une constante : la protection passive apporte une solution temporaire, mais n’agit pas sur la cause du phénomène. Si reboiser les versants dénudés258 est une nécessité, l’efficacité des barrages en amont peut être mise en doute.

Un des avantages de la politique des sabô telle qu’elle a été conçue dans les années trente est « qu’elle peut s’appliquer partout à travers le monde » (colloque « Interpraevent » organisé par l’Association sabô en 2002). De fait, si l’Autriche ou la France sont considérés comme les « parents » des sabô, ils ont depuis essaimé dans d’autres pays de la ceinture de feu pacifique, Indonésie, Philippines, Costa Rica, Honduras…

L’application de l’ingénierie Japonaise à l’étranger permet parfois de mettre en évidence les limites de ce type de protection, notamment le risque de sur catastrophe et le caractère sans fin des travaux engagés, dans un contexte où les choix de société conduisent à occuper et utiliser des territoires soumis à une menace naturelle impondérable.

La comparaison avec l’étranger permet aussi de mieux situer l’ampleur des sabô dans les budgets de travaux publics. Dans des pays développés au contexte montagneux et de risque similaire, comme la Suisse, l’Islande, ou encore les États-Unis (l’Autriche peut être), la part de la protection n’atteint jamais des taux comparables [réf.*], ce qui confirme le surinvestissement consenti pour cette politique de protection passive au Japon.

La judiciarisation de la société, qui n’est pas propre au Japon, influence aussi le devenir de cette politique d’aménagements. D’un côté, le riverain exige plus de sécurité, tandis que le contribuable déplore des dépenses somptuaires.

À partir d’un héritage ancien, de la mise en place du système de 1955 et jusqu’aux années1990 (un seul parti au pouvoir, une administration puissante et un clientélisme légal ; la haute croissance puis l’hyper concentration urbaine), le secteur des travaux publics, notamment les ouvrages de défense contre les risques, mais aussi les infrastructures de communication (autoroutes), ont été instrumentalisés et ont servi de fait de « protection sociale indirecte » pour des régions rurales en perte de vitesse. Malgré des réformes administratives et juridiques, une crise économique marquée et des critiques environnementales parfois fortes, la décennie en cours ne montre pas de transformation fondamentale, et amène à s’interroger sur les logiques territoriales sous jacentes : la rentabilité économique et la rationalité urbaines à l’origine des critiques de cette politique de protection oublient la position périphérique des campagnes concernées, directement exposées au risque, marginalisées par rapport à la mégalopole.

Pour l’instant l’argument de la nécessaire protection contre le risque tient bon, car tant la pluviosité, les matériaux instables sur les pentes, les lahars, que les enjeux croissants à proximité appellent la construction d’ouvrages de protection imposants. Pourtant, les mesures complémentaires (« soft ») se multiplient : loi sabô de 2000, prévoyant un zonage des secteurs à risque, simplification administrative et création du géant Ministère du territoire, des infrastructures et des transports (MLIT) où BTP, développement régional (Hokkaidô) et Sabô sont regroupés. Ces orientations récentes sont-elles le signe d’un bouleversement / changement de cap, avec les dernières crispations du BTP, ou bien une adaptation pour perdurer ?

Dans les années 2000, après une crise économique et de considérables réorganisations politico administratives, cela fonctionne toujours ; Miyake et le mont Usu comme les ritô tendent à le démontrer en tout cas. Les contestations et dénonciations de la place du BTP augmentent, mais elles sont souvent le fait de « laissés pour compte » du secteur ou de groupes dont les intérêts sont « contrariés » : aux États-Unis, dont les entreprises de construction ont toutes les peines du monde à rentrer sur le marché japonais de manière concurrentielle, ou depuis le Japon lui-même où pêcheurs et écologistes, entre autres, se mobilisent pour défendre un environnement sans barrage et la déconstruction de ceux qui sont existant.

Si la gestion "tout béton" du risque reflète la question du clientélisme (budgets travaux publics contre soutien électoral et financement d’un exercice coûteux), on peut s’interroger sur sa signification : faut-il la voir comme l’expression d’un compromis évolutif entre acteurs (protection vs utilisation, ou béton vs écologie) ou bien comme le choix d’une élite dominante ? La critique du bétonnage, qui oublie l’ancienneté de la lutte contre l’érosion au Japon, et son importance systémique depuis Edo, exprime en réalité une impasse de gestion qui réside dans l'antagonisme entre le centre (contribuables urbains qui paient, gouvernement central interventionniste) et les périphéries (rural « sacrifié », décentralisation en trompe l’œil).

Le shôgunat intervenait pour sécuriser la riziculture, source de taxes ; le PLD poursuit les sabô pour s’assurer des clientèles et des rentrées d’argent. « Au début de l’époque moderne, les Japonais ont créé un système fluvial dont les coûts et bénéfices ont beaucoup fait pour façonner la vie des masses, leur permettant de vivre, les obligeant à travailler, et contribuant à la forme et au fonctionnement de leurs institutions et communautés »259. Une description dont les grandes lignes sont encore valables…

Mais la lutte contre l’endommagement causé par les écoulements torrentiels ou les lahars volcaniques ne se résume pas, fort heureusement, à la protection passive. À côté de ces mesures « en dur », la gestion japonaise possède un volet préventif très développé, tant à l’échelle des routines quotidiennes qu’à celle des alertes en temps de crise.

Notes
258.

Le cercle vertueux de la reforestation : reconstitution du couvert végétal  stabilisation du sol  baisse de la charge sédimentaire et augmentation de la vitesse d’écoulement  effet de chasse et dragage naturel en aval  réduction des crues.

259.

Totman (1992) p. 76.