[« Les 108 volcanologues actifs de l’archipel » 276]
Loin de l’organisation centralisée et strictement pyramidale du Kishôchô, l’armature des observatoires volcanologiques277 japonais ressemble plutôt à un assemblage de réseaux disparates et autonomes, d’autant que les universités sont désormais indépendantes financièrement et administrativement, comme l’ensemble des organismes de recherche publics278. Il n’en reste pas moins que la sphère des experts en volcanologie est un tout petit monde, où tous se connaissent : les colloques, commissions, excursions et commémoration des éruptions fournissent autant d’occasion aux universitaires de se retrouver, de rencontrer les élus locaux et les gestionnaires, d’échanger des idées.
Les observatoires sont rattachés à différentes universités publiques, le plus souvent en fonction de leur localisation. Ils ont parfois à leur charge l’étude et la surveillance de plusieurs volcans. Ainsi, celui du Sakurajima (ouvert en 1960) dépend de l’Institut de Recherche sur la Prévention des Désastres de l’université de Kyôto (DPRI). Il s’occupe, outre du Sakurajima au pied duquel il est implanté, des volcans des îles du sud (Suwanose et Iô-jima notamment). L’observatoire du mont Aso (1927), distinct, dépend tout de même de la même université. Celui qui est installé à Shimabara (1971) pour le mont Unzen, par contre, est une branche de l’université de Kyûshû, à Fukuoka279. Le Centre de Recherches Volcanologique de l’université de Tôkyô (VRC, section de l’Institut de Recherche Sismologique280) s’occupe des monts Fuji et Asama, et de l’archipel d’Izu (Ô-shima, Miyake-jima), mais aussi du Kirishima, au sud de Kyûshû281. Enfin, celui du mont Usu (1977), rattaché à l’université de Hokkaidô(Sapporo), surveille en continu les volcans les plus actifs de l’ensemble de Hokkaidô. En tout dix laboratoires ou institutions universitaires indépendants participent au projet national de prévision initié en 1974. Malgré ce morcellement, la communauté des volcanologues reste un petit monde, et tous se connaissent.
Comme le génie hydraulique moderne, les sciences de la terre sont nées au Japon dès les années 1870 avec des Européens engagés par le gouvernement de Meiji, (oyatoi gaikoku-jin) comme les Britanniques John Milne (1850-1913) ou James A. Ewing (1855-1935) qui, avec Thomas L. Gray (1850-1908), mirent au point les premiers sismomètres en 1880. Des Japonais allèrent étudier en Europe. Grâce à ces fertilisations croisées et à un laboratoire de choix sur leur territoire, les Japonais comptent parmi les pionniers dans le domaine de la sismologie. Wadachi282 Kiyô 和達清夫 (1902-1995) est par exemple le premier, dès la fin des années vingt, a avoir démontré la progression régulière en profondeur des hypocentres des tremblements de terre, trois décennies avant la formalisation de la tectonique des plaques. Son nom est associé à celui d’Hugo Benioff (1899-1968), qui étudia aussi la sismicité profonde, pour dénommer le plan formé par ces hypocentres. Ses travaux inspirèrent largement à Richter son échelle de magnitude.
En volcanologie les précurseurs sont Kotô Bunjirô 小藤文次郎 (1856-1935), à qui l’on doit le premier levé géologique systématique des principaux volcans, et surtout Ômori Fusakichi, évoqué au premier chapitre (p. 48). Ce sismologue de formation, par ses observations des éruptions au début du XXe siècle, fonde la prévision volcanologique au Japon. Après l’éruption catastrophique de 1902, où le cône central d’Izu Tori-shima explose et tue les 125 habitants de l’île283, Ômori, qui connaissait aussi la catastrophe de la Pelée, recommanda la création d’observatoires volcanologiques sur les volcans les plus actifs284. À partir de la « montée en régime » des éruptions, manifeste tant au mont Usu (1910) qu’au Sakurajima (1914), il affirme la possibilité de prévoir, dans une certaine mesure, des éruptions volcaniques : les trémors, séismes d’origine volcanique enregistrés et souvent ressentis, sont les précurseurs immanquables de l’imminence d’une éruption.
Ces signes avant-coureurs ne laissent qu’un court répit : quelques jours au mieux (Usu, 2000), plus souvent quelques dizaines d’heures (un peu plus d’un jour au Sakurajima en 1914 et à l’Usu en 1977) ou quelques heures seulement (deux heures à Miyake en 1986, une heure avant les explosions des dernières décennies au Sakurajima)285. Ils sont pourtant essentiels, car ils peuvent suffire, si la population est bien préparée, à éviter la catastrophe. Ainsi au Sakurajima en 1914, les insulaires, environ 23 000 habitants à l’époque, évacuèrent sans attendre et le nombre de victimes fut limité, comme je l’avais expliqué dans le premier chapitre.
Les volcans, laboratoires capricieux et imprévisibles des volcanologues, ne facilitent pas des progrès scientifiques rapides et continus. Alors que dans certains champs de la science la bibliographie essentielle devient désuète en une ou deux décennies au plus, les éruptions du passé même antique constituent toujours une matière première inestimable en volcanologie286. L’archipel japonais fournit à lui seul des cas d’étude exemplaires depuis trois cents ans, dont plusieurs ont accompagné le processus de modernisation de la science à partir de Meiji et encore tout le long du XXe siècle. La diffusion des expériences internationales apporte aussi des leçons, dès l’éruption du Krakatoa (1883) ou de la montagne Pelée (1902). La formation à l’étranger (sous un statut ou un autre, le plus souvent dans un laboratoire universitaire américain, parfois en Europe), constitue toujours, comme aux premiers temps, un passage obligé du début de carrière de volcanologue. Récemment, la crise de la Soufrière, évoquée plus haut, les éruptions catastrophiques du mont St Helens (1980), du Nevado del Ruiz (1985) ou encore du Pinatubo (1991) ont joué un rôle de catalyseur non seulement pour la volcanologie fondamentale, mais aussi pour la gestion de crise. Pour le volcanologue Aramaki, rencontré à plusieurs reprises, l’éruption de l’Unzen a tout bonnement « sauvé la volcanologie287 », en permettant de diffuser largement l’image de la nuée ardente. Le nombre de victimes lors de la catastrophe du 3 juin a amplifié d’autant la portée de l’évènement, qui a marqué les esprits de ceux qui vivent près d’un volcan actif.
Par ailleurs, comme l’ensemble des sciences, la volcanologie japonaise bénéficie de budgets de recherche importants288 et d’avancées technologiques qui lui permettent de faire reculer les incertitudes qui concernent les entrailles volcaniques. Deux programmes de carottages ont ainsi été entrepris. Le premier s’est déroulé entre 1999 et 2005 (figure 6-2), pour atteindre le « conduit289 » magmatique de l’Unzen qui a fonctionné entre 1990 et 1995. L’objectif était d’observer le chemin suivi par le magma jusqu’au sommet du dôme pour mieux comprendre le processus de dégazage qui conditionne l’explosivité d’une éruption290. Une nouvelle entreprise vient de commencer au mont Fuji pour mieux comprendre la mise en place de la partie ancienne de l’édifice, celle qui a une dominante basaltique291.
Ces richesses ne doivent pas masquer les limites de la discipline : prévoir une reprise d’activité volcanique est possible car l’ascension du magma se fait sans discrétion. Par contre la magnitude, le moment d’occurrence, le lieu exact de l’éruption, voire l’éventualité d’un apaisement, restent toujours hypothétiques. Pour la prévention, et parce que l’évacuation constitue, si elle doit se prolonger, une « double catastrophe », cette incertitude est lourde d’implications.
Expression de Hata Kôji, directeur du bureau sabô de Shimabara, pour décrire l’état de division qui règne dans le monde des experts de la prévision. Elle pourrait refléter aussi une certaine vitalité de la discipline, tant par son degré de technicité que par le nombre de personnes impliquées. La Société volcanologique du Japon (Nihon kazan gakkai 日本 火山 学会), société savante fondée en 1956, comptait par exemple 1 200 membres en 2003, dont 45% d’universitaires (étudiants inclus) et plus de 25% de fonctionnaires (administration centrale, autorités locales, enseignants). Elle publie depuis 1957 une revue mensuelle, Kazan火山, et organise des colloques. À titre de comparaison, la Société géologique de France (1830) compte le même nombre d’adhérents.
Kazan kansoku jo, 火山観測所.
Depuis la loi organique des universités de 1995 et surtout la réforme de 2004. D’après des notes de Michel Israël, conseiller pour la science et la technologie à l’ambassade de France au Japon (références : SMM04_050, avril 2004, SMM04_066, juin 2004. http://www.ambafrance-jp.org/).
SEVO (Shimabara Earthquake and Volcano Observatory) Shimabara jishin kazan kansokukenkyûsentâ 島原地震火山観測研究センター. Sa fondation a été motivée par l’importance des onsen locaux (qui avaient rendus l’Unzen célèbre auprès des Européens dès le XIXe siècle – cf. Beillevaire (2001), p. 653-657) et l’apparition d’une sismicité élevée dans toute la péninsule en 1968. Plaquette de présentation de l’observatoire – SEVO.
L’ERI, Tôkyô daigaku jishin kenkyû jo,東京大学地震研究所(fondé en 1925).
L’éruption de 1959 conduisit à la fondation d’un observatoire en 1963.
Wadati dans l’usage occidental.
Données ERI : http://hakone.eri.u-tokyo.ac.jp/vrc/erup/torisima.html.
Okada (1988).
Ibid.
Thompson (2002), p. 2-3.
Aramaki, 16/VII/2004
« Le Japon est persuadé depuis longtemps que l’innovation technologique est l’une des clés du développement économique » (2002/POL/16, 24 avril 2002) ; « À l’exception du budget de la sécurité sociale, seul le budget [2005] de la promotion de la science et de la technologie bénéficie d’une augmentation par rapport à l’année fiscale en cours […] Cela montre la détermination du gouvernement japonais à se développer en s’appuyant sur la science et la technologie. ». D’après deux notes rédigées par Michel Israël, conseiller pour la science et la technologie à l’ambassade de France au Japon (http://www.ambafrance-jp.org/).
Il s’agit moins d’une colonne de magma telle que les schémas la présentent souvent, que d’une fissure de type dyke, de plusieurs centaines de mètres de long.
Pour cette opération internationale où collaborent Japonais et Américains, une synthèse d’étape en anglais, rédigée par les deux principaux dirigeants du projet, a été publiée : Nakada et Eichelberger (2003). Une page internet de l’ERI, http://hakone.eri.u-tokyo.ac.jp/vrc/usdp/, présente aussi les photos les plus récentes et les objectifs du projet (en anglais).
Ce projet est également présenté sur le site de l’ERI (en japonais) :
http://www.eri.u-tokyo.ac.jp/VOLCANOES/FUJI2/index.htm.