Le chapitre deux a mis en évidence les variations régionales et locales de l’activité volcanique. Tous les volcans actifs ne sont pas non plus sur un pied d’égalité vis à vis de la surveillance et de la prévention. Sur proposition de l’IAVCEI299, deux en particulier ont été inscrits comme « laboratoires internationaux » dans le cadre de la décennie internationale pour la réduction des catastrophes naturelles (IDNDR) pilotée par l’ONU entre 1990 et 1999. L’Unzen Fugen-dake, désigné juste après le début de son éruption, et le Sakurajima, en activité permanente, ont fait partie des seize Decade Volcanoes disséminés principalement sur le pourtour Pacifique, mais aussi en Europe (Grèce, Italie) ou en Afrique, choisis pour leur activité et la menace courue par les populations à proximité.
Ce statut devait permettre de faire un bilan de la mitigation et d’améliorer les mesures préventives. Au Japon, il est difficile d’estimer son impact réel. Le Sakurajima était déjà un volcan étudié en détail. L’éruption de l’Unzen, quant à elle, aurait probablement donné lieu de toutes manières à une littérature considérable. D’abord pour commenter la tragédie de la catastrophe mesurée à l’aune des victimes et des conditions de leur mort300. Ensuite, vis-à-vis de la volcanologie, parce que l’éruption a fourni la possibilité d’observer à loisir la croissance d’un dôme de lave visqueuse et la décharge des coulées pyroclastiques résultant de son effondrement. Elle a permis de combler des lacunes face à cet aléa encore mal connu à l’époque.
En dehors de ce statut international un peu particulier, qui ne concerne que les deux « monstres » de Kyûshû, l’ensemble des volcans actifs japonais fait l’objet d’une hiérarchisation établie par le Kishôchô, en fonction de l’intensité des aléas. Cette classification est déterminante d’abord pour la surveillance volcanologique, car les édifices considérés comme hautement dangereux font l’objet d’une observation plus suivie. Les trente volcans considérés comme les plus actifs sont surveillés en continu et en temps réel par télémétrie, tandis que les autres font l’objet d’observations régulières mais seulement périodiques et moins détaillées. Le classement a aussi une répercussion indirecte sur la gestion du risque, car les cartes publiées sont établies en priorité – mais sans exclusivité – pour les volcans les plus actifs.
La classification, présentée dans la figure 6-4, distingue les volcans de rang A, B et C, de ceux dont le statut reste « indéfini » (voir carte introductive n° 2). Le classement, établi par le Kishôchô et le CCPVE, est fondé sur le croisement de deux indicateurs qui quantifient la fréquence et l’intensité des éruptions. Le premier indice, compris entre 1 et 12, mesure l’activité sur le temps long. Depuis 2003, le pas de temps a été étendu de deux mille ans à tout l’Holocène. Il prend en compte la fréquence des éruptions, l’indice d’explosivité volcanique (VEI, cf. p. 94) maximum, et le type d’éruption sur les dix derniers millénaires. Le second, compris entre 1 et 9, se limite à l’activité des cent dernières années. Il agrège de manière similaire la fréquence des anomalies et des éruptions et le volume total des éjectas cumulés sur un siècle301.
D’après Kishôchô (2005)
Au total, treize volcans, pour lesquels les deux indices sont « particulièrement élevés302 », sont classés « A ». Ils sont séparés par un seuil très net des trente-six suivants, dont les deux indices, « élevés », les classent en « B ». Le même nombre, dont les deux indices sont « faibles303 », sont classés « C ». Faute de données suffisantes sur l’activité passée des vingt-trois volcans restants, il ne leur a pas été attribué de classement. Il s’agit exclusivement d’édifices périphériques, localisés dans les Kouriles (Territoires du Nord), ou des volcans sous-marins reculés. Comme le montre la liste, les vingt-deux nouveaux volcans ajoutés en 2003, lorsque la définition de l’activité volcanique fut étendue, sont tous inclus dans les deux dernières catégories, et ne constituent qu’un aléa mineur pour la population.
Le seuil entre les rangs A et B est très net. Le Sakurajima est de loin le plus actif de tous, aux deux pas de temps. Parmi les volcans de rang A, Iô-jima est le moins actif de la période récente, mais celui qui à connu la plus violente éruption à l’holocène, avec l’effondrement de la caldera de Kikai. Derrière le Sakurajima, suivent Unzen, Usu, Aso et Komaga-take (Hokkaidô). Le classement privilégie l’activité récente : le Fuji compte parmi les dix pour cent des volcans les plus dangereux à l’échelle de l’holocène, mais son assoupissement pluriséculaire le rabaisse très bas sur le graphique, parmi les rangs B. Le Bandai, dont l’éruption du XIXe siècle fut intense (VEI 4) est un volcan de rang B en raison de la rareté de ses éruptions anciennes et de son silence depuis 1888.
Le principal atout de cette classification et de mettre nettement en évidence les volcans les plus actifs, les meilleurs laboratoires, et de concentrer sur eux la surveillance. Elle ne fait que conforter des pratiques antérieures, car même avant 2003, le Kishôchô observait en permanence les treize volcans de rang A, considérés comme les plus actifs, ainsi qu’une douzaine d’autres. Il en va de même pour l’instrumentation, qui s’est développée au cours du temps en fonction des catastrophes. Au Sakurajima, le premier marégraphe a été installé en 1958, le premier sismomètre en 1963, et l’instrumentation a été complétée régulièrement depuis 1975, suite à la mise en place de la planification quinquennale. Autour de Tôkyô (Ô-shima, Asama-yama, Bandai) ou au Komaga-take, les premiers sismomètres sont installés autour de 1965. Au mont Usu, ce n’est qu’au moment de l’éruption de 1977 que des appareils de mesures commencent à être mis en place. À Aoga-shima, inversement, il n’y avait rien jusqu’en 2003304.
Hatori et al. (1977) évoquaient déjà un classement établi en trois catégories « Les volcans japonais sont groupés en trois classes, A, B, C, en fonction de la fréquence, du potentiel et du type éruptif, et selon l’estimation du nombre de victimes et du montant des dégâts qu’une éruption infligerait » (c’est moi qui souligne).
Le nouveau classement établi en 2003 ne tient absolument pas compte de la vulnérabilité, ce qui en limite considérablement la portée pour la gestion du risque. Il n’y a guère de comparaison possible en les deux volcans de rang A que sont l’Iô-dake (Satsuma Iô-jima) et l’Asama-yama, par exemple. D’autres décalages avec la réalité du risque s’observent aussi au sein des volcans de rang inférieur : l’Eniwa-dake est au rang C alors qu’il se situe en bordure de la même caldera que le Tarumae-zan, qui est lui dans le peloton de tête. La caldera de Kucchara, mal classée aussi car son activité récente se limite à des fumerolles, n’en présente pas moins un risque de fontis important, car elle héberge l’un des onsen les plus renommés de Hokkaidô, dont la fréquentation oscille entre deux et demi et trois millions de visiteurs annuels305. Inversement, le mont Fuji, bas classé parmi les volcans de rang B, fait l’objet d’un plan national qui mobilise une commission centrale ad hoc et les deux départements riverains, ce qui n’est pas le cas pour le Bandai, ni même l’Asama-yama.
L’intégration d’une mesure basique de la vulnérabilité dans ce classement a été proposée par Sasaki et al. (2003) : les données démographiques ont été croisées avec l’aléa pour estimer l’exposition de la population au risque par le biais d’un SIG. Les auteurs proposent de privilégier l’étude comparative des aires d’influence des éruptions (funka eikyô-ken噴火影響圏), en agrégeant à l’avenir d’autres éléments vulnérables, pour affiner l’évaluation, plutôt que de se contenter de la prévision du danger (kiken yosoku 危険予測) telle qu’elle est proposée à travers la classification du Kishôchô.
Dans leur étude, la variation de l’aléa volcanique est résumée de façon simplifiée par la distance au cratère actif, et la population résidente (nocturne) est comptabilisée dans des cercles de deux, cinq, dix et quinze kilomètres de rayon. Les volcans considérés sont les 85 volcans actifs classés A, B ou C de l’archipel, à l’exclusion des édifices sous-marins et de ceux des Kouriles. La hiérarchie finale transforme considérablement celle de l’aléa, et implique des volcans nouvellement inscrits dans la liste. En fonction de la distance, on peut retenir de leur étude les points suivants :
Bien que cette direction de recherche apporte un éclairage plus fidèle sur la réalité du risque volcanique que ne peut le faire l’indexation de l’aléa, la principale limite de la classification du Kishôchô, que partage peut-être une partie de la démarche des volcanologues, se situe ailleurs. La construction des indices, les projets de forages, n’ont qu’une seule logique, fondée sur le passé des éruptions. Le paradigme dominant en volcanologie exprime ainsi un rapport au temps de la catastrophe. Il postule que le passé est la clé de l’avenir et que des précurseurs annoncent les éruptions. Bien sûr la connaissance des événements historiques et géologiques est importante, et ses limites opératoires n’oblitèrent en rien la nécessité de ce type de recherches.
Pourtant, la croyance en l’idée que le passé éruptif d’un volcan est la clé du futur, que le volcan va envoyer un signe annonciateur, constitue un postulat fragile. Dangereux, dans le sens où il enferme les recherches dans une direction et conduit à négliger l’éventail des possibles. À l’Unzen en 1991, l’occurrence de coulées pyroclastiques le 24 puis le 26 mai 1991, premières d’une longue série de cycles de croissance - effondrement du dôme de dacite, n’a pas empêché, une semaine plus tard, le décès de trois volcanologues expérimentés (les Krafft et Harry Glicken) ainsi que trente-neuf autres personnes, journalistes, policiers et pompiers, tous entrés dans la zone évacuée.
Le déroulement de l’éruption du Saint Helens est exemplaire pour illustrer le piège tendu par la certitude que le passé se répète et que l’éruption s’annonce. Dans un ouvrage de vulgarisation remarquable, le journaliste Dick Thompson (2001) raconte « comment la science opère » et décrit jour après jour, en retraçant la progression des volcanologues sur le terrain, la préparation de l’éruption du volcan et son apex catastrophique :
‘« Brisée en menus morceaux par le blast était la croyance, tenue par de nombreux experts des volcans, que le passé était la clé du futur. Le St. Helens était l’un des rares volcans avec une biographie détaillée déjà disponible, et cela conduisit les géologues dans un faux sens de familiarité. La foi qu’ils avaient dans le passé en tant qu’indicateur fiable du futur, qui était une croyance fondamentale partagée […] par la plupart des experts volcanologues, avait figé les limites de leur imagination. Ils connaissaient les 40 000 ans de son activité éruptive si bien qu’ils pensèrent qu’ils savaient exactement ce que la montagne était capable de faire. Mais ils n’avaient pas imaginé deux choses : l’avalanche de débris par laquelle s’effondra la montagne, ni le puissant blast latéral résultant, qui tua Dave Johnson et des douzaines d’autres.[…] Cette perte était hypertrophiée par la réalisation que la croyance qui les avait conduit à travailler pendant des heures terribles durant deux mois – la croyance qu’avant une éruption un signal subtil serait sûrement détecté s’ils observaient suffisamment minutieusement – était fausse. Le St. Helens n’envoya pas pareille alerte ». (p. 128-9)’Au Japon, les éruptions récentes peuvent s’apparenter – toutes proportions gardées et sans nier aucunement le caractère profondément traumatisant des évacuations prolongées, à des « catastrophes heureuses ». Car il n’y a eu aucune victime due à l’éruption de l’Usu, ni à celle de Miyake. La carte de risque publiée à l’avance, la prévision réussie, une prévention efficace et une évacuation à temps, ont largement contribué à ces succès. Pourtant, nombreuses sont les personnes qui ont été exposées à proximité des cratères, et qui auraient pu assombrir le bilan de ces épisodes. Travailleurs sur les chantiers de travaux publics, riverains passionnés, volcanologues de passage, sont montés parfois jusqu’aux lèvres des cratères. Morisawa Tsuneyuki 森澤恒幸, un maçon qui m’a pris en stop à Miyake-jima en mai 2005 me raconta comment, resté sur l’île pendant l’évacuation, comme d’autres, pour remettre en service le réseau de gaz, il était monté au cratère pour prendre une photo avec son téléphone portable. Un peu plus tard, Sugimoto Shin’ichi 杉本伸一, responsable adjoint de la prévention à la mairie de Shimabara, alors qu’il m’hébergeait avant de m’emmener grimper l’Unzen, me montra fièrement les vidéos qu’il avait tournées en montant vers le nouveau dôme pendant les années d’éruption. Son épouse, aussi ébahie que moi, les voyait pour la première fois. Au mont Usu, au moment où l’éruption se déclenche le 31 mars 2000, alors que la zone est évacuée, il reste des techniciens près de la route 230, qui ont eu juste le temps de s’enfuir306.
Ces anecdotes pourraient être multipliées à foison. Croisées avec des aléas imprévus (le mauvais temps qui empêche l’observation, les véhicules de secours rendus inopérants par les chutes de cendres, l’impossibilité d’utiliser un bateau si la mer est couverte de ponces, etc.), elles doivent rappeler que la prévision juste, l’évacuation préventive ou la sécurisation croissante ne sont pas la clé de la mitigation. Comme l’affirme justement Pigeon (2005), identifier les limites et les effets pervers de l’action (politique) ne doit pas conduire à l’inertie, mais au contraire stimuler les efforts pour parvenir à une meilleure conscience, et espérer une adéquation plus juste aux phénomènes, tout en remettant l’incertitude à sa place – celle de la vie même, celle de l’espace et du temps.
International Association of Volcanology and Chemistry of the Earth Interior.
Le 3/VI/1991, des membres de la sécurité civile seraient entrés dans la zone interdite pour chercher des journalistes, repérés par l’utilisation de téléphones situés dans la zone évacuée. (Okada, communication orale).
Kanno Tomoyuki, chef de section de la section recherche, division volcanologique du Kishôchô. Communication écrite (courriel du 17/II/2003).
Tokuni takai 特に高い : indice d’activité holocène supérieur à dix et indice d’activité centennale supérieur à cinq.
Hikui 低い : indice d’activité holocène inférieur à sept et indice d’activité centennale inférieur à un.
Kishôchô (2005).
http://www.sizenken.biodic.go.jp/park/info/datalist/index.html (statistiques du ministère de l’Environnement). Cf. Chapitre trois, photo 3-5.
Okada Hiromu, communication orale.