a) Réaction réglementaire et transferts d’expériences

La catastrophe détruit, mais attise aussi efficacement la construction de la prévention : à l’image des programmes de réhabilitation urbaine à Tôkyô, catalysés par le séisme de Kôbe310, les mesures de prévention et de protection se développent souvent après les catastrophes, qu’elles soient éruptives ou non, nationales ou plus lointaines – pourvu que leur couverture médiatique parvienne à la cible. Des grandes catastrophes aux grandes lois, ou bien de l’éruption voisine à la prise de conscience locale ou individuelle, les exemples sont nombreux d’actions préventives menées en ricochet d’une catastrophe. Ce lien causal n’est que très banal, et témoigne simplement d’une adaptation de la société à toutes les échelles, de l’individu à l’État. En voici les principaux exemples au niveau national, présentés par ordre chronologique.

  • L’ERI, institut de recherche sur les séismes de l’université (ex-impériale) de Tôkyô, a été fondé après le grand séisme de 1923 ;
  • La loi pour l’assistance d’urgence en cas de catastrophe311 est promulguée en 1947, l’année suivant le séisme de Nankai, au large de Shikoku et de la péninsule de Kii (Magnitude 8, 21/XII/1946) ;
  • La loi fondamentale relative aux mesures contre les catastrophes 312 est élaborée en 1961, deux ans après le grand typhon d’Ise qui cause plus de 5 000 victimes. Elle amorce l’inscription de la prévention dans la loi et sa prise en charge par l’État central. Elle fixe un cadre aux plans de prévention contre les catastrophes, et dédie un jour de l’année à la prévention313 : le premier septembre, date anniversaire du grand séisme de Tôkyô en 1923. La loi requiert la contribution des entreprises (semi-) publiques liées aux échanges (transports, information notamment) ;
  • La loi spéciale pour les mesures contre l’activité volcanique314, la grande loi qui concerne spécifiquement les volcans actifs, date de 1974, pour répondre aux éruptions virulentes du Sakurajima cette année là315. Le 29 novembre 1973 par exemple, treize explosions sont enregistrées dans la journée, un record d’activité quotidienne toujours inégalé en 2000, en quarante-cinq ans d’activité316. La loi a été révisée pour la dernière fois en 2005, après que la privatisation de la poste japonaise eut changé les modalités d’utilisation de son fonds d’épargne. Cette loi déboucha sur la création du CCPVE et du premier plan quinquennal pour la prévision des éruptions volcaniques, dix ans après la mise en place du programme national dédié aux séismes. En dehors de cette loi, deux autres textes juridiques ont été promulgués à la suite de l’éruption du mont Unzen, puis de celle de Miyake-jima.
  • Le séisme de Kôbe conduit rapidement à la révision de la loi fondamentale et à l’aménagement de la législation sur les séismes (1995), la mise en place d’une loi pour protéger les droits des victimes (1996) et d’une loi sur l’amélioration des zones densément peuplées pour la mitigation des catastrophes (1997).
  • Des pluies torrentielles dans le département d’Hiroshima en 1999 débouchent sur la nouvelle loi sabô de 2000, une loi de prévention pour les espaces menacés par les dégâts sédimentaires qui inclut notamment un zonage proche de celui des PPR français317, en instaurant des restrictions pour les constructions nouvelles et en promouvant le déplacement du bâti existant318.

Les trois premières mesures de cette liste résultent de catastrophes « généralisées », qui bien qu’elles aient affecté une portion restreinte de l’archipel, ont eu un retentissement national, comme ensuite le séisme de Kôbe en 1995.

L’activité des volcans dans l’archipel est en revanche restée confinée à une échelle proximale, ce qui n’a pas empêché une réponse institutionnelle pour l’ensemble du pays. À l’échelle locale aussi, les catastrophes ont un effet domino sur l’attitude préventive. Le cas du mont Usu en 2000 ou d’autres volcans de Hokkaidô sont à cet égard symptomatiques. Okada Hiromu, volcanologue profondément impliqué à l’interface de la recherche fondamentale et de la gestion de crise, en a compilé les leçons après avoir été le personnage phare de la prévision et de la gestion de l’éruption de l’Usu-zan en 2000319. En comparant la réponse sociale avec celle de l’éruption précédente, en 1977-1978, il met en évidence la divergence totale de réaction face à des manifestations volcaniques pourtant comparables. Entre les deux éruptions, les travaux sabô entrepris dans les années 1980 mirent au jour des dépôts pyroclastiques ubiquistes sur les flancs du volcan, qui font prendre mesure de l’ampleur des éruptions passées.

Commença alors une période de tensions entre les volcanologues et les élus locaux. Ces derniers, comme la majorité de la population résidente, considéraient alors d’un mauvais œil toute information susceptible de ternir l’image de marque du lieu ou de contrarier les recettes touristiques, une manne qui atteignait déjà chaque année plus de deux millions de touristes avant l’éruption de 1977-1978320. Il existait simplement, autour de Shôwa Shinzan, dans la commune de Sôbetsu, un périmètre où l’habitat était proscrit et la fréquentation autorisée exclusivement durant la journée. L’accès à la somma du volcan, le cratère sommital aux parois subverticales de Ô-Usu, était aussi totalement interdit.

Petit à petit, avec une éruption majeure (Unzen, 1991-1995), un tsunami (Okushiri, à Hokkaidô, 1993) et un séisme traumatisant (Kôbe, 1995), les positions ont bougé. Lors de l’ouverture d’une conférence321 tenue en 1995 à Sôbetsu, à l’occasion de la commémoration du cinquantième anniversaire de Shôwa Shinzan, le maire d’Abuta prononça un discours historique où il acceptait de mettre en place une politique de prévention. Son revirement rendit possible, pour la première fois, la publication d’une carte de risque et la mise en place d’un dispositif de prévention complet à l’échelle de la région. Le succès de l’évacuation en 2000, l’éruption n’ayant fait aucune victime, a paru ratifier l’efficacité de ces dispositions, même si la gestion n’est pas exempte de critiques322. L’expérience a d’ailleurs suscité une visite des membres du Comité Supérieur d’Évaluation des Risques Volcaniques français, afin de mieux connaître l’expérience japonaise323.

En réalité, rien ne prouve que ces dispositions fonctionnent de manière adéquate lors de la prochaine éruption, mais il est indéniable que l’adaptation de la réaction aux évènements de 2000 à donné un regain de confiance à tous les acteurs de la prévision et de la prévention du risque : si les dégâts matériels ne peuvent sans doute pas être complètement évités, il semble possible d’organiser une évacuation de plusieurs milliers de personnes au jour le jour, et d’éviter les victimes grâce à un diagnostic précoce. La catastrophe a donc eu un effet positif sur les représentations sociales, qui dépassent largement le fonctionnement du volcan, et même s’en déconnectent, puisque les mécanismes éruptifs restent commandés par des paramètres sans lien avec l’organisation sociale (si ce n’est à travers l’impact que peuvent avoir les aménagements de protection sur les écoulements de surface une fois qu’ils sont apparus).

Okada complète ce bilan lors du colloque annuel de la Société volcanologique de Hokkaidô324 en 2004 : d’autres effets dominos qui entraînent la publication de cartes de risque en chaîne après des éruptions s’observent depuis l’éruption de 1977. La commission de concertation entre les municipalités riveraines du Komaga-take, évoquée à propos de la cartographie du risque, a été créée suite à cette éruption. Elle est toujours active. Une version plusieurs fois révisée de la carte de risque pionnière établie en 1983 a servi pour l’évacuation de 1996. En retour, les étiquettes d’évacuation fabriquées par la ville de Mori325, ont été envoyées au mont Usu en 2000326. En 1985, le lahar du Nevado Del Ruiz rappelle à la mémoire des riverains du Tokachi-dake celui qui se produisit en 1926, tuant 144 personnes : dès l’année suivante Kami-furano publie une carte de risque, copiée en 1988 par Biei, juste à temps avant l’éruption de l’hiver 1988-89. La concertation entre les deux municipalités, plutôt rivales, ne commence qu’en 1990. Enfin, les éruptions de l’Usu et de Miyake-jima en 2000 conduisirent dès l’année suivante à la publication de la carte du mont Bandai, et favorise le lancement du projet Fuji. Il a fallu la réussite de l’évacuation (peu importe que la carte soit réellement à son origine, ou que les résultats heureux d’un jour ne soient pas forcément reproductibles), pour faire accepter autour du Fuji l’idée d’une dynamique de prévention active. Comme au mont Usu dix ans plutôt, les deux départements riverains – plus Yamanashi touristique que Shizuoka industriel – s’inquiétaient des conséquences potentiellement néfastes de cet affichage du danger.

Notes
310.

Cibla (2001).

311.

Saigai kyûjo hô災害救助法. Le texte intégral, comme celui de tous les autres textes de loi, est disponible sur Internet à cette adresse : http://law.e-gov.go.jp/ (en japonais).

312.

Saigai taisaku kihon hô 災害対策基本法.

313.

Bôsai no hi防災の日, le « jour de la prévention des catastrophes ». Il existe une douzaine au moins de ces journées nationales : jour des enfants, des personnes âgées, de l’empereur Shôwa, de la nature, de la culture, etc.

314.

Katsudô kazan taisaku tokubetsu sochi hô 活動火山対策特別措置法.

315.

Shimozuru (1983).

316.

Données ERI (http://hakone.eri.u-tokyo.ac.jp/vrc/erup/sakura.html).

317.

Garry (1997).

318.

On peut s’interroger sur la différence de traitement préventif entre les espaces soumis à ce type de risque et ceux qui sont sous la menace d’un volcan actif. La législation particulière des périmètres sabô, la « simplicité » et l’ubiquité relatives de l’aléa mouvement de terrain comparé aux aléas protéiformes et plus rares associés au volcanisme, expliquent peut être le retard ou la voie distincte empruntée par la prévention contre les éruptions.

319.

Okada (2002).

320.

Kadomura et al. (1981).

321.

Hokkaidô doboku gengyô sho 北海道土木現業所(1995).

322.

D’Ercole (2002).

323.

Caristan et al. (2001).

324.

Hokkaidô kazan benkyô kai 北海道火山勉強会. Une société unique au Japon (il n’en existe pas hors de Hokkaidô), dont l’existence est liée à l’histoire volcanique locale et des personnalités particulières, notamment un de ses fondateurs, le volcanologue Katsui Yoshio, toujours très amical et coopératif avec les journalistes comme les élus locaux. Cette association regroupe essentiellement des universitaires de l’université de Hokkaidô, des élus locaux et du département, des représentants du bureau du développement régional de Hokkaidô (北海道 開発局, Hokkaidô kaihatsukyoku) des représentants départementaux du Geological Survey of Japan et du bureau sabô (MLIT). Elle joue donc un rôle important pour favoriser la communication entre les volcanologues et les municipalités riveraines des volcans. Une conférence est organisée une fois par an, assortie d’une sortie de terrain. Cette année là, le colloque s’est déroulé à Kami-furano, au pied du Tokachi-dake (Kami-furano central plazza, 3/VII/2004). La communication d’Okada s’intitulait : « Quelles informations préventives nécessaires pour l’éruption du Tokachi ? » (Tokachi no funka de donna shien jôhô ga hitsuyô ka - 十勝の噴火でどんな支援情報が必要か).

325.

森町, ville côtière de 18 000 habitants, implantée au pied nord-ouest du Komaga-take. Ces étiquettes portent l’adresse du lieu d’évacuation rejoint par les résidents. Elles sont destinées à être placardées sur leur porte d’entrée pour tenir informés proches et sécurité civile. Déjà esquissées dans les livrets publiés en 1989, ces « cartons d’évacuation », hinan kâdo避難カードoccupent la quatrième de couverture du guide d’évacuation du Komaga-take publié en 1992.

326.

Des cartes similaires existent aussi au Sakurajima, où elles sont régulièrement utilisées pendant les exercices d’évacuation.