[Trop de prévenance nuit à la prévention331]
Sirène, bip ou flash radiophonique, le message sonore se prête bien à la prévention : il est même le média privilégié pour l’alerte. Cette dimension n’est pas propre au Japon mais correspond aux caractéristiques intrinsèques du son : la diffusion sonore est un moyen privilégié de communication instantanée qui peut atteindre tout le monde, dans un champ d’action distant. La source est unique et en outre bien identifiée, ce qui lui confère une légitimité officielle essentielle en cas de crise. Le système d’information sonore a cependant ceci de spécifique au Japon qu’il enveloppe une grande partie du quotidien, et que la signalétique sonore est omniprésente dans l’espace public comme dans celui des commerces et des transports332. Dans ce contexte, l’emploi de ce vecteur pour diffuser l’information préventive comme l’alerte revêt une dimension particulière, et dans une certaine mesure, on peut affirmer que l’intérêt et les limites de ce système résument ceux de la logique de prévention dans son ensemble.
Remplissent cette fonction de diffusion sonore des haut-parleurs, disséminés à l’extérieur, et des bôsai musen防災無線(littéralement « prévention sans fil »), récepteurs radio portables domestiques souvent accrochés à la cuisine ou au salon. Ces émetteurs et récepteurs ne sont pas spécifiquement destinés au risque, même si leur apparition, pendant la guerre du Pacifique, était destinée à alerter la population de l’imminence d’un bombardement. Ils ne sont pas non plus cantonnés à des espaces risqués particuliers, mais font office de gazette dans la plupart des communes. La mairie les utilise pour indiquer l’heure, rappeler d’aller voter ou qu’il est l’heure de rentrer de l’école. Dans les îles éloignées, leurs mélodies rythment la journée de travail en donnant l’heure (un carillon sonne à six, douze et dix-huit heures à Suwanose) ; des messages rappellent l’heure et le port d’arrivée du bateau hebdomadaire en fonction des vents et de la houle ; à Iô-jima, un message appelle des volontaires pour la cueillette et le conditionnement des pousses de bambous pour pouvoir les expédier vers les marchés urbains par le bateau du jour. À Mori, sous le Komaga-take333, un réseau de hauts parleurs extérieur a été préféré aux récepteurs individuels en raison de son coût moins élevé. D’autres communes voisines par contre utilisent un système dédoublé, combinant enceintes extérieures et récepteurs individuels pour les résidents permanents. Relié à une salle de contrôle en mairie, le réseau permet de prévenir les riverains de l’occurrence d’une éruption et d’une éventuelle évacuation.
La municipalité de Miyake-jima en a installé quarante-trois dans les villages du pourtour de l’île après l’éruption de 1962. Ils ont ensuite permis d’évacuer rapidement Ako en 1983, avant qu’une partie du village ne soit recouverte par une coulée de lave. Les trois quarts de la population ont pu être informés par ce biais en 1983, lorsqu’il a fallu évacuer une partie de l'île. Depuis le retour des résidents en 2005, la constante fluctuation des émissions de gaz toxiques a rendu nécessaire la mise à jour en temps réel de l’information. Les haut-parleurs diffusent régulièrement des annonces, transmises également via les bôsai musen qui ont été distribués à tous, pour ceux qui sont à leur domicile, fenêtres fermées, ou bien se trouvent fréquemment dans les zones non couvertes par les hauts parleurs, en mer proche ou dans les champs.
Les annonces sont de deux types. Un système automatique se déclenche dès que les instruments de mesures détectent des changements significatifs de concentration en gaz, de jour comme de nuit. Une voix de femme, préenregistrée, annonce alors ces informations dans la partie de l’île qui est concernée par la variation. En plus, deux fois par jour à heure fixe (à sept et dix-sept heures), sur toute l’île, un employé du Kishôchô transmet les informations pour la journée, incluant les évolutions attendues dans les heures à venir, une prévision anémométriques, les aires concernées et des consignes de prudence. Tous ces messages sont systématiquement répétés une fois.
Dans les faits, personne ne semble prêter attention aux messages. Le volume du récepteur est baissé, et couvert par la télé qui marche en permanence ; aucune conversation ne s’interrompt pendant les annonces, répétées mais éphémères. Celles qui sont diffusées à l’extérieur sont brouillées par la réverbération et l’écho sur les reliefs des flancs du volcan. Elles deviennent incompréhensibles dès qu’on s’éloigne – à moins d’être vraiment attentif334. Celles qui sont diffusées pendant la nuit ne sont écoutées par personne, et au mieux réveillent les habitants, qui s’en plaignent. Certains ont carrément coupé le son pour ne plus entendre les grésillements, ou encore n’installant pas de récepteur du tout.
Cette prévenance335 de la part des autorités locales n’est pas sans effets pervers. Ce système serait une forme de maternage déresponsabilisant. Il n’est pas propre au contexte de risque : le classique du psychiatre Doi Takeo336 montre à partir d’une approche psychanalytique que plusieurs comportements sociaux japonais pourraient s’expliquer par une forte « pulsion de dépendance » (amae 甘え), universelle mais renforcée au Japon par son inscription dans le langage337. Réciproquement, ceux qui fournissent un service (au client, au citoyen) s’attacheraient à le rendre le meilleur possible par sollicitude. Nakanishi Kiyoshi, responsable depuis environ vingt ans de la section de prévention à la mairie de Mori338, reconnaît en tout cas que le système rend la population attentiste. Les annonces extérieures, souvent transmises avec un délai, peuvent alors devenir contre-productives et renforcer le danger. D’une certaine manière, l’attente d’information extérieure dispense en effet les résidents de réagir instantanément aux phénomènes anormaux. Le bon sens et l’instinct pourraient tout aussi bien les conduire à évacuer spontanément, s’ils jugeaient d’eux-mêmes que leur environnement est devenu anormal.
La question majeure soulevée par cet exemple, celle de la responsabilité individuelle face à la responsabilité collective, se pose pour l’ensemble de la gestion du risque. Dans le cas du mont Fuji, c’est à l’échelon national que la prévention a été prise en charge, même s’il appartient aux collectivités locales, et en derniers ressorts à leurs résidents, de se préparer concrètement à la prochaine éruption
Une grande partie de ce paragraphe a été enrichie par la confrontation des observations de terrain à la recherche conduite en 2007 par Pierre Manea sur les annonces sonores dans les gares ferroviaires au Japon, leur territorialisation et leur fonction « prévenante ».
L’écho psychologique et socioculturel de cet état mériterait un développement plus long. Les lectures essentielles sur ce thème sont Nakajima (1996, 2001), ou encore, pour une réflexion théorique en français, Grosjean (1989).
Le volcan a connu des éruptions modérées en 1996, 1998 et 2000. Seule la première a donné lieu à une évacuation partielle et temporaire.
Cette perception est à nuancer, car mon audition est sans doute moins affutée que celle d’un natif pour qui ces informations sont diffusées dans la langue natale. Il est probable qu’écouter d’une oreille distraite doit permettre malgré tout de saisir du sens pour un Japonais.
Omoiyari. Le terme signifie aussi empathie, mais Manea (2007) montre justement que prévenance traduit mieux l’idée d’antécédence, et s’accorde mieux avec l’idée de prévention.
Doi T. (1988) Le jeu de l’indulgence, L’Asiathèque, 130 p.
En effet, non seulement la notion d’amae n’a pas de synonyme verbalisé dans les langues occidentales, mais en plus elle nie les dichotomies qui structurent ces langues (dedans/dehors, soi/autres, privé/public).
中西清. Interrogé le 16/VI/2005, à l’occasion de la rencontre annuelle de la société volcanologique de Hokkaidô, en présence de son adjoint Satô Kuniô 佐藤 邦夫, du volcanologue Okada Hiromu, et de Taniguchi Masami 谷口 正美 (détaché du Kishôdai de Sapporo à Mori).