b) Arrêter l’érosion et limiter les dégâts

Au tour du mont Fuji, l’essentiel des ouvrages sabô se situe dans le département de Shizuoka, pour accompagner les sédiments depuis Ôsawakuzure et les autres torrents occidentaux jusqu’à la baie de Suruga 駿河湾, via la Fuji gawa 富士川 qui s’y jette. Le plan maître sabô, présenté dans la figure suivante (6-7), a pour objectif de prévenir l’extension de l’effondrement amont en freinant la production et l’écoulement sédimentaires354. Ces travaux conduits par un bureau sabô dédié355 consomment annuellement plusieurs milliards de yens depuis les années 1980 (figure 6-8). L’évolution en dent de scie récente traduit, dans un contexte de crise économique, le conflit entre volonté de juguler les travaux publics et permanence de leurs enjeux.

Dans ce contexte, la création du comité Fuji au sein de la section prévention du ministère de l’Intérieur, puis la publication d’une carte de risque en 2003, ont été habilement valorisées par la section sabô du MLIT. Le tsunami médiatique déclenché par les petits séismes de 2000 semble justifier aussi l’attribution de budgets à la hauteur. Depuis 2001, les spéculations sur les « super éruptions »356, sur une catastrophe majeure à l’échelle de la mégalopole se sont multipliées dans les quotidiens japonais. Elles sont encore renforcées par l’idée d’une possible connexion entre le « big one », séisme centennal attendu à Tôkyô, et une éruption du mont Fuji – un épouvantail classique dans la science fiction japonaise.

Les résultats des nouvelles études sur l’histoire éruptive du volcan, compilés à partir d’observation in situ et de l’interrogation des archives, a rendu plus tangible la portée qu’une éruption du volcan pourrait avoir sur le Kantô. L’attention renouvelée pour le Fuji-san peut alors s’expliquer par le passage d’une image éthérée du risque évoquée par cette « montagne » à une représentation plus concrète des effets que pourraient avoir des coulées de lave, qui ont pu parcourir quarante-cinq kilomètres dans le passé ou une éruption du type de celle de 1707.

Dans le premier cas, celui d’une éruption strombolienne, donc plutôt effusive, avec des manifestations proximales, les dégâts pourraient tout de même affecter l’axe de communication central du pays, et s’extraire ainsi du contexte local. Dans le second, celui d’une éruption explosive, le mode de dispersion des cendres pourrait endommager des secteurs éloignés du cratère. L’intensité de la vie urbaine, la sophistication (et la fragilité induite) des réseaux en tout genre, augmenteraient considérablement les destructions et la paralysie causée par l’éruption. Des estimations, basées sur l’expérience de 1707, indiquent qu’une éruption similaire qui éjecterait à peine 0,7 km3 de débris volcaniques, causerait 2 500 milliards de yens de dégâts, principalement à cause des cendres357. Le volcanologue Kamata Hiroki 鎌田浩毅 en dresse même un décompte assez précis358 :

Figure 6-7 – Profil d’Ôsawakuzure et types d’ouvrages sabô
Figure 6-7 – Profil d’Ôsawakuzure et types d’ouvrages sabô

Fuji sabô jimusho (2000)

Figure 6-8 – Évolution des budgets sabô pour le Fuji-san (1968-2000)
Figure 6-8 – Évolution des budgets sabô pour le Fuji-san (1968-2000)

Fuji sabô jimusho (2000)

Tableau 6-1 – Coût estimé d’une éruption type 1707 au Fuji
Type de dégâts Montant estimé
(x 100 000 Yen)
Dégâts primaires au bâti (chutes de blocs, de cendres, nuées) 19 576
Communications (route, rail, aéroports) 68 743
« Lifelines » : conduites d’eau, de gaz, lignes électriques et téléphoniques 44 840
Agriculture, pêche et foresterie 896 933
Commerces 337 419
Soins médicaux 120 213
Dégâts secondaires au bâti (dus aux inondations provoquées par les chutes de cendres, etc.) 454 266
Autres dégâts 585 361
Total 2 527 351

Source : Kamata (2005).

Les valeurs hypothétiques présentées ici montrent au moins un fait : la catastrophe au sens strict ferait probablement moins de dégâts que ses suites, notamment à cause du devenir des cendres et des lahars. Le plus lourd tribut semble payé par l’agriculture, d’abord parce les sols seraient rendus inutilisables pendant plusieurs décennies, comme ce fut le cas en 1707. En partie aussi par la destruction des théiers dont la région de Shizuoka est, de loin, la première et la meilleure zone de production359. Par ailleurs, même une éruption plinienne mineure peut causer des dégâts matériels importants, dans une société dépendante de l’électronique, en raison de la fragilité des composants à la poussière et à la corrosion. Au mont Aso, en 1990, une pluie de cendres qui n’a pas dépassé un millimètre a privé 3 700 foyers de courant à Ichinomiya360.

Ces éléments et la nouvelle politique de prévention autour du mont Fuji donne au MLIT une nouvelle justification pour poursuivre les travaux titanesques déjà en cours sur les flancs du volcan. Ce sursaut constitue une aubaine pour la protection, et montre que les sabô continuent de s’adapter, un gage de leur survie dans les décennies à venir. Ainsi, ont été mises à l’étude dans le plan sabô volcanique du mont Fuji361 des mesures préventives, « soft », notamment une amélioration des systèmes de télésurveillance, et aussi un renforcement de la protection par de nouveaux barrages, notamment dans le département de Yamanashi. La publication de la carte de risque, en 2003, avec l’expérience des principaux volcans dotés de sabô extensifs (Usu, Miyake, Unzen, Sakurajima) servent aussi de base pour modéliser les processus attendus en cas d’éruption et dimensionner les futurs ouvrages en conséquence362. À l’échelle nationale, la section sabô du MLIT a publié depuis des instructions pour un plan sabô de mesures de mitigation d’urgence en cas d’éruption363.

Le cas du mont Fuji tendrait à montrer que la réalisation contemporaine de la catastrophe n’est pas toujours nécessaire à la prévention, que le temps de la catastrophe et le temps présent peuvent être déconnectés. Mais seule la catastrophe, ou plutôt son évitement, semble apte à valider l’efficacité de la prévention et à démontrer sa réussite. Dans le cas de la prévision, dire à l’avance le moment et le lieu d’occurrence de l’éruption, à une échelle précise, fait intervenir une part de chance autant qu’une prouesse du discernement des experts, tant les précurseurs peuvent annoncer un cataclysme ou ne déboucher sur rien. La localisation est un peu plus assurée que la chronologie, en raison de causalités physiques mieux connues en surface qu’en profondeur : l’alchimie qui transforme le magma en gaz et en éjectas de toutes tailles fait intervenir trop de paramètres qui échappent à l’observation pour pouvoir en déterminer précisément les moments. En surface par contre, le rôle de la pente et de la direction du vent, les lois de la balistique et de la mécanique des fluides, confrontés aux dépôts existants, rendent plus sûres les conjectures.

Ces incertitudes suggèrent une autre définition, secondaire, de la catastrophe : elle est le résidu qui échappe à la prévention et à la prévision, lorsque l’improbable recoupe le non ou le mal préparé. La gestion du risque volcanique au Japon, où l’État affirme sa place de façon bruyante et protéiforme, et prend le risque à bras le corps, contraste avec un aléa qui apparaît comme modéré, surtout à l’aune d’autres menaces, sismiques ou nucléaires par exemple. La prévention et la protection dépassent leur objectif affiché, la mitigation et l’atténuation de l’endommagement, pour s’étendre à une prévenance sociale, une attention pour les populations rurales et les activités marginales. Cette responsabilité du prince pourrait être considérée comme conforme à la doctrine confucéenne du patronage de l’État. En réalité, elle répond d’abord à des jeux d’intérêts et de pouvoir à toutes les échelles, pour l’individu ou le groupe concerné. Woodall le résume bien ainsi :

‘« L’objectif majeur de la plupart des acteurs politiques est souvent la quête d’un moyen de subsistance sûr. Pour les politiciens de carrière, cela signifie la réélection ; pour les hauts fonctionnaires, la carrière et la sécurité après la retraite. Bien que la quête de sécurité ne motive pas seule les initiatives des acteurs politiques – en réalité, l’altruisme, le désir d’agrandir sa réputation, et le simple appétit de pouvoir prévalent aussi – son rôle ne doit pas être sous estimé dans l’explication des comportements des protagonistes dans le processus de fabrication politique »364.’

Cette conclusion ne s’applique pas seulement aux acteurs politiques évoqués, mais peut aussi être étendue à tous les protagonistes impliqués par le risque : Les riverains comme les « experts », les journalistes ou encore les assureurs, tous adoptent des comportements au fonctionnement et aux logiques identiques.

Dans cette lutte pour la sécurité et la survie, le territoire des uns envahit parfois celui des autres et crée la controverse ou l’impasse. Dans le cas des cartes, c’est le zonage préventif, qui peut difficilement être concilié avec le développement local ; le tracé d’une limite de zone, qui mécontentera toujours une partie des acteurs. Pour les barrages, ce sont les besoins d’emploi et de sécurité des riverains, alliés pour l’occasion à ceux des entrepreneurs en bâtiment et des hommes politiques, qui entrent en conflit avec les tout aussi recevables instances des citadins éloignés du volcan. Pour la prévention enfin, c’est l’incertitude du danger, persistante à l’échelle micro, qui fait friction avec la volonté de protéger les vies.

Il faut ajouter que cette « disharmonie » territoriale se double d’une autre, d’ordre temporel cette fois : le temps de l’action politique, trois à cinq ans pour des élus locaux, par exemple, s’ajuste mal avec le temps de la prévention inscrit dans l’accumulation et le long terme. Certes, la catastrophe est dotée d’un pouvoir mobilisateur immédiat, tant par les budgets accrus alloués à la recherche que pour les plans de prévention, souvent remis à jour après une crise. Mais les changements d’affectation et les mutations qui sont de rigueur dans l’administration japonaise rendent plus difficiles la conduite d’actions sur la durée et l’incrémentation des expériences.

Tous ces différends, souvent occultées dans la prévention, sont à l’origine des difficultés et des impasses de gestion. Il manque un moyen qui pourrait les débarrasser de leur statut de tabou social et leur faire réintégrer le domaine du « naturel », celui du vivant. Comment prendre en compte et évaluer la réalité de l’adaptation au risque ? La troisième et dernière partie de cette thèse interrogera la notion de coexistence comme levier de dépassement de ces contradictions territoriales.

Notes
354.

La version anglaise indique ici « suppression de la production sédimentaire », mais l’équivalent japonais (lu sur le site web du Fuji sabô jimusho : http://www.fujisabo.go.jp/) indique simplement - ce qui est déjà très ambitieux : dosha seisan yokusei土砂 生産 抑制 (maîtrise, restriction). Les autres traductions sont conformes.

355.

Le Fuji sabô jimusho 富士 砂防 事務所 est créé à Fujinomiya en 1969, comme une section locale du ministère de la Construction puis du MLIT.

356.

Segawa (2006).

357.

Ibid.

358.

Kamata (2005). Article publié dans « Economist » (エコノミスト), l’hebdomadaire économique du quotidien Mainichi Shimbun 毎日新聞.

359.

Le département concentre 2/5e des superficies nationales en théiers, d’après les données 2006 du ministère de l’Agriculture, des Pêches, Forêts (Nôrinsuisanshô農林水産省 ou MAFF) : http://www.maff.go.jp/www/info/bunrui/bun02.html.

360.

一の宮町, bourg intégré à la ville d’Aso阿蘇市, entre Kumamoto et le volcan. Watanabe H. (2001) : Aso kazan no oitachi (Ichinomiya-chô shi) [L’adolescence du Mont Aso (anthologie du bourg d’Ichinomiya)], Shizen to bunka - Aso sensho 7, 241 p. 渡辺 一徳 (2001)阿蘇火山の生い立ち、一の宮町史、自然と文化阿蘇選書7 、一宮町教育委員会発行。

361.

Fujisan kazan sabô keikaku富士山火山砂防計画.

362.

Les résultats de ces enquêtes préliminaires (kentô 検討) sont disponibles en ligne dans la base de données du bureau sabô du mont mont Fuji. Celle de novembre 2005 est accessible via ce lien :
http://fujisabo.go.jp/db/db-event/bousai/img/2kentou.pdf.

363.

Kazan funka kinkyû kansai taisaku sabô keikaku sakutei gaidorain. Kokudo-kôtsûshô Sabô-bu (avril 2007), 79 p. 火山噴火緊急減災対策砂防計画策定ガイドライン。国土交通省 砂防部. L’emploi de kansai , un néologisme qui signifie réduire (kan 減) des désastres (sai 災), remplace de plus en plus le traditionnel bôsai, dont le sens sous entend plutôt défendre, protéger, empêcher.
Cf. http://www.mlit.go.jp/river/sabo/kisya/200701_06/070427/gaid.pdf.

364.

Woodall (1996) p. 18.