1. Une nature rendue familière par les représentations

Augustin Berque (1976) a mis en évidence que la nature japonaise, dont la société tire des bienfaits nourriciers et subit les violences destructrices, a généré des représentations où l’homme lui est étroitement lié. Plus le centre de gravité démographique se densifie et s’urbanise, semblant éloigner de la nature de plus en plus de citadins, et plus l’idée de nature devient prégnante, un peu comme le folklore prend le relais de pratiques qui disparaissent. Le furusato, « village natal », inaka田舎, la « campagne », le mura, 村 »village » et maille élémentaire de la communauté rurale, se chargent de résonnances nostalgiques et de valeurs qui assurent la continuité du lien entre nature et société, malgré la réalité du déracinement et de l’urbanisation massive396. Pour Smith (1986b), le proverbe kyô ni inaka ari京に田舎あり, « la campagne en ville », traduit bien la coexistence et la complémentarité des deux, et la volonté pour les citadins d’introduire la nature en ville (horizon montagneux, agencement des jardins, paysages peints, maisons de thé)397 Ce phénomène n’est en rien propre au Japon, et l’un des premiers à l’avoir saisi, dès le siècle dernier, est Elisée Reclus (1866) :

‘« Il importe d'autant plus que le sentiment de la nature se développe et s'épure que la multitude des hommes exilés des campagnes par la force même des choses augmente de jour en jour. […] Si la vapeur apporte dans les villes des foules incessamment grandissantes, d'un autre côté elle remporte dans les campagnes un nombre de plus en plus considérable de citadins qui vont pour un temps respirer la libre atmosphère et se rafraîchir la pensée à la vue des fleurs et de la verdure. »’

Pour Patricia Marmignon (2007), avant l’entrée dans la modernité du Japon (Meiji), non seulement culture rurale et urbaine se répondaient, mais le continuum entre les deux se traduisait de façon visuelle, via une esthétique de la réduction (la nature en miniature reproduite en ville, dans les jardins par exemple) et de la continuité (celle de l’avant toit des maisons et le prolongement des montagnes en toile de fond). Les mutations profondes imposées par l’urbanisation contemporaine ont provoqué une rupture sans mettre un terme à ces liens spécifiques entre nature, telle qu’elle représentée, et société, décrits comme une « osmose ». L’« indistinction » qui unit ville et nature serait même, pour A. Berque, une caractéristique de l’urbanité nippone. Le volcan, issu de la nature, pourrait participer à ce transfert et cette osmose d’ensemble, un peu à l’image du mont Fuji dont le nom et la forme conique servent aujourd’hui un peu partout de logo, d’enseigne ou de mascotte. La figure 3-2 en présente quelques exemples398 :

Figure 7–1 – L’image du Fuji-san, un indicateur de nationalité
Figure 7–1 – L’image du Fuji-san, un indicateur de nationalité

.Sources :http://en.wikipedia.org/wiki/Atari_Games, http://en.wikipedia.org/wiki/Fuji_Bank, http://www.higashifuji.com.my/, http://www.thebikerat.com/

Arne Kalland (1995), traitant de la relation des Japonais à la nature, montre en pointant par exemple leur aversion399 envers la « nature crue », brute, qu’ils cherchent avant tout à la domestiquer (la rendre familière) et l’acclimater. La présence ubiquiste de distributeurs de canettes, fraîches ou chaudes jusque dans les parcs naturels, et d’autres commodités comme le « skylator », un escalier mécanique au beau milieu de la pelouse alpine du Yokote-yama400, pourraient attester ce besoin de se sentir comme chez-soi, ou plutôt comme en ville, même en pleine nature (cette volonté de recréer un environnement familier, confortable et sécurisant n’est-elle pas un trait, justement, de la nature humaine ?). Kalland renvoie la discutée « sensibilité à la nature » qui transparaît dans l’art, notamment celle des éloges du moine bouddhiste Saigyô (1118-1190)401, à une pure abstraction de l’esthétique de la sobriété, wabi詫び(la beauté nue et solitaire), l’esthétique d’une nature acculturée. Elle possède une valeur métaphorique fortement évocatrice et spirituelle, mais est étrangère au souci de préservation environnementale. D’ailleurs elle s’accommode de la « nature » partout où elle peut se dénicher, y compris au détour d’une rue.

L’idée de domestication s’applique aussi aux rivières qui dévalent des sommets. Pour Totman (1992), qui a interrogé des archives de l’époque d’Edo, où furent recensés année après année les catastrophes liées aux inondations et parfois aux cendres volcaniques, le coût des dégâts et des travaux de réparation, la politique de sabô constitue une nécessité conduite de mauvaise grâce et dans des conditions difficiles, sans besoin d’invoquer ni esthétique ni philosophie. Pourtant c’est bien la beauté qui émerge devant un ruisseau bétonné de fond en berges (sanmen bari三面張り), aux yeux du paysan qui n’a plus à en entretenir les rives402. Berque (1986) comme Pelletier (2002) ont suggéré que la prolifération des sabô, au départ transposant la tradition chinoise d’intervention et de contrôle, n’était pas incohérente avec les représentations traditionnelles de la nature, en tout cas qu’ils n’en bouleversaient pas « l’ordre naturel », universel au sens confucéen. Selon cette idéologie, c’est la catastrophe qui vient sanctionner le désordre, naturel ou social, et qui introduit un renversement et une rectification du monde (yonaoshi 403). Le primat du rite, issu de la même doctrine, sur le droit codifié par la loi, rend aussi compte de la « juxtaposition des formes, des paysages et des architecture sans souci des styles différents pourvu que leur décodage soit lisible dans le lieu et dans l’instant »404. Présenté encore autrement, les barrages sont au Japon comme les barres et tours qui prolifèrent en ville :

‘« On peut faire au Japon des tours et des barres sans scrupule paysagers ni sociaux. Ces formes sont en effet réduites à leur pure fonctionnalité pratique. Elles servent à quelque chose, c’est tout. […La ville…] échappe ainsi à la fois aux sentiments et aux formes idéales, pour n’évoluer qu’au gré des besoins du moment. Elle se prête donc avec la plus grande souplesse à l’utilitarisme de la raison instrumentale » 405 .’

Lorsque Tanaka Shôzô, le premier « penseur de la pollution au Japon »406, dessine dans son journal des barrages (figure 3-3) en jouant avec la forme des caractères de la montagne () et de la rivière (), il considère lui aussi que leur silhouette exprime le principe de l’univers (tenchi天地, « ciel & terre »), celui de l’écoulement perpétuel (nagare 流れ). La ressemblance avec les sabô actuels en aval des volcans (cf. chapitre 5) est frappante, mais probablement complètement étrangère à ses réflexions. Tanaka était d’ailleurs opposé à la politique de contrôle des rivières de l’État meijien, qui ne pouvait aboutir selon lui qu’à une régression et à « l’empoisonnement », conséquence de l’inadéquation d’une entrave à la circulation et au mouvement par des sabô. Il considérait sous un angle alternatif la force active des rivières, quand la bureaucratie naissante les rabaissait au rang de nature passive et manipulable. Quatre-vingt ans avant Callon ou Latour407, Tanaka conceptualisait une forme de parité avec le non humain.

Figure 7-2 – « L’écoulement perpétuel, en synergie avec la force de la terre et de l’eau ».Page d’un journal de Tanaka Shôzô – 26 I 1912 (Stolz, 2006).
Figure 7-2 – « L’écoulement perpétuel, en synergie avec la force de la terre et de l’eau ».Page d’un journal de Tanaka Shôzô – 26 I 1912 (Stolz, 2006).

Notes
396.

Peter Siegenthaler (1999) discute en détail du lien entre nostalgie, dont le furusato devient le symbole, et quête d’identité. Millie Creighton (1998) en développe l’aspect commercial pour l’industrie touristique.

397.

Smith (1986b), p. 37.

398.

De droite à gauche et de haut en bas : Fuji-san d’une société de jeux vidéo, Fuji stylisé d’une banque (absorbée par le groupe Misuho en 2002), de la filiale malaise d’une entreprise implantée au pied du volcan et d’une entreprise de cycles américaine créée au Japon.

399.

« Abhorrence ».

400.

横手山リフト. Situé au nord-est de Nagano, il est long de 2,6 km, sur 600 m de dénivelé.

401.

西行, nom de plume de Satô Norikiyo (佐藤義清) Cf. page 235. L’œuvre de Saigyô a longtemps figé les canons poétiques classiques (fleurs de cerisier, symboles de l’impermanence des choses ; pins frugaux, figures de la victoire de la vie sur la mort, montagne érémitique, etc.).

402.

Berque Augustin, dir. (1994) Cinq propositions pour une théorie du paysage, Champs Vallon, p. 14.

403.

世直し. Cette expression générique et populaire n’est pas assignée à une doctrine spécifique. Utilisée à l’origine comme incantation pour faire cesser les secousses sismiques ou le tonnerre, elle est associée à la fin de l’époque d’Edo aux mouvements contestataires contre l’ordre établi, tirant leur légitimation de l’incapacité du pouvoir en place à empêcher les catastrophes naturelles (notamment le séisme de 1855). Émilie Escoulen (2006) en a étudié les liens avec le poisson-chat, responsable légendaire des tremblements de terre au Japon. (p. 74, 93).

404.

Pelletier (2004), p. 66.

405.

Berque (1993), p. 149.

406.

田中 正造(1841-1913). Parlementaire pendant Meiji (entre 1890 et 1901), il s’est rendu célèbre pour sa lutte contre la pollution fluviale en aval de la mine de cuivre de Ashio (足尾銅山), dans le département de Tochigi (栃木県), au début du XXe siècle. Stolz (2006). En 1901, il démissionne du parlement et soumet à l’empereur Meiji une pétition dont le texte avait été écrit par le journaliste et anarchiste Kôtoku Shûsui 幸徳秋水 (1871-1911), l’un des intellectuels marquants de l’époque.

407.

November (2002), p. 280 sq.