2. Montagnes de feu, âme japonaise ?

Le fond philosophique chinois408a infusé un fait religieux plein de vitalité au Japon. Il a contribué à la nature immanente, à la diversité et aux syncrétismes de ce fait religieux. Ces caractéristiques ont favorisé une relation ambivalente à l’espace montueux (cf. infra p. 245). Les pratiques millénaires de la montagne au Japon sont multiples, et non nécessairement liées au sacré. Si les montagnes évoquées dans l’Izumo fûdo-ki 409, par exemple, sont parfois résidence ou support d’action de divinités, elles sont souvent décrites comme sources des rivières utilisées en aval ou repères qui jalonnent les cols et les frontières. Des formes de croyances associées à la montagne (sangaku shinkô 山岳信仰), apparentées au shintô (comme le Sengen jinja浅間神社du mont Fuji) ou plus proche du bouddhisme comme le shugendô 410 , ont fait des sommets un réceptacle de puissances sur-naturelles, auxquelles les manifestations volcaniques peuvent aisément s’apparenter. Aujourd’hui encore, le terme de kami-sama神様dieu, divinité) est parfois associé de manière allusive à un territoire volcanique auquel on ne touche pas sans risque de châtiment : comme à Miyake-jima, où les riverains craignaient l’implantation d’une base militaire dans les années 1980 (Pelletier, 1990) ou encore au mont Unzen, où il ne pourrait être question de modifier artificiellement la configuration du dôme411. Des Japonais croisés sur le terrain employèrent aussi ce terme de kami-sama au cours d’une conversation pour désigner un homme qui a intercédé pour aider la population exposée au risque. Le volcanologue Okada Hiromu, grâce à sa prévision et l’évacuation réussies au mont Usu en 2000, et Kimura Takurô412, l’un des instigateurs du retour des riverains de l’Unzen à Annaka Sankaku à la fin des années 1990, ont permis aux riverains de retrouver des repères malgré l’éruption qui interrompt le cours de leur ordinaire. Cette médiation pourrait être assimilée, d’une certaine manière, à celle des spécialistes de la possession (fugeki巫覡) décrits par Anne Bouchy413, dans le sens ou elle donne du sens

À côté des rites de possession, des rites du feu permettent la communication avec le monde des dieux. La fascination pour le feu a favorisé cet emploi rituel dans toutes les cultures. Associé au monde des profondeurs, tellurique ou chtonien, le feu du volcan combine la dynamique de l’explosion et celle de l’éclosion, l’image de la destruction autant que celle de l’enfantement et du renouvellement (Bachelard, 1949). Si le terme kazan n’apparaît pas dans les toponymes, on rencontre en revanche

Plusieurs penseurs associent cette énergie issue de la nature sauvage avec l’âme japonaise. Lorsque le journaliste et géographe Shiga Shigetaka (1863-1927) consacre un quart de son traité des paysages japonais414 aux volcans de l’archipel, « couronnement de la géographie japonaise »415, et à leurs splendeurs416, il vise d’abord à démontrer la supériorité de ces paysages et à galvaniser le zèle patriote. Comme je l’ai brièvement évoqué dans le troisième chapitre (p.106), le mouvement de protection de la nature par la création de parcs nationaux n’a rien d’innocent. Faute de textes explicites (il aurait fallu avoir accès aux délibérations du parlement qui sont à l’origine des premiers parcs au Japon), le parallèle reste à démontrer, mais on ne peut s’empêcher de rapprocher l’éclosion des parcs au Japon de ceux du troisième Reich à la même époque. L’écologie nazie transparait dans la législation sur la protection de la nature établie dès les premiers temps du Reich. Le texte est concomitant, à un an près, de la création des parcs japonais :

‘« Aujourd’hui comme jadis, la nature, dans les forêts et les champs, est l’objet de la ferveur nostalgique (sehnsucht), de la joie et le moyen de régénération du peuple allemand […] Le gouvernement allemand du Reich considère comme son devoir de garantir à nos compatriotes, même les plus pauvres, leur part de la beauté naturelle allemande. Il a édicté la loi du Reich en vue de la protection de la nature […] »
Reichnaturschutzgesetz, 26/VI/1935 417

Shiga met aussi en avant l’énergie des volcans, celle qui monte de la terre mère (kôdo 皇土), et qui fortifierait la nation toute entière. Comme l’ethnologue Yanagita Kunio (cf. p. 72), Shiga fait notamment de la reconquête d’Aoga-shima au XIXe siècle un épisode emblématique :

‘« L’éruption du volcan d’Aoga-shima, île située dans l’océan Pacifique, causa de grands dégâts, tuant beaucoup d’animaux et d’êtres humains. Dix personnes seulement survécurent, en s’enfuyant vers l’île de Hachijô. Pourtant, ils ne purent oublier leur petite île qui était leur pays. Après avoir attendu treize ans que le volcan cesse son activité, ils quittèrent Hachijô et retournèrent avec plaisir dans leur dangereuse île »418.’

C’est la même énergie qu’invoque Yatabe Kazuhiko 矢田部和彦, le sociologue chargé de la page Japon de l’hebdomadaire Courrier International depuis sa fondation, dans une chronique récente, lorsqu’il décrit l’image équivoque de la boue, celle destructrice et sale des lahars et des torrents, mais aussi celle qui rappelle le « chaos originel à partir duquel tout devient possible ». Voilà comment il raconte son expérience dominicale d’un onsen régénérateur :

‘« Je pense à cette eau laiteuse dans laquelle j’ai eu le bonheur de plonger ce dimanche à Doroyu (Bains boueux), source thermale du bout du monde où de l’eau bouillante jaillit à même le sol, comme porteuse des énergies primitives provenant des entrailles de la Terre »419.’

Pour Totman (1992), l’énergie du peuple, mobilisée pour empêcher les débordements des rivières, serait née de la lutte contre la catastrophe. Les Japonais auraient une « énergie prométhéenne »420, une « faim vorace de conquête et de domination »421 qui les pousse en avant. Au XXe siècle cet héritage d’une culture militaire millénaire (bushidô 422 ), se serait exprimé de façon impérialiste vers les pays voisins, puis à travers la quête d’abondance économique, et enfin par le réaménagement de fond en comble du territoire. La connotation positive dans la langue des mots « force » (力chikara, ou ryoku comme dans l’expression bôsairyoku 防災力, littéralement la force de lutte contre les catastrophes), effort (doryoku 努力, gambari 頑張り) ou endurance (gaman 我慢) fait écho à cette mobilisation. La théorie du Yasegaman痩せ我慢 423 (endurer de force et sans rien dire) réinterprète le bushidô en substituant, à la soumission à l’autorité, une volonté de résistance à l’adversité et aux conditions défavorables, condition nécessaire à la préservation de la société qui doit être menée par l’individu et non par la raison collective.

Finalement, certains des fondements traditionnels de la coexistence pourraient se trouver dans la configuration même de la société japonaise, également analysée par Berque (1976) : cohésion nationale mobilisatrice, importance des relations dans le groupe, qu’on pourrait désigner comme des relations de contiguité, et de la hiérarchie entre groupes aux limites et positions bien définies, qui correspondent à des logiques territoriales liées à la connexité424. L’ensemble de ces traits socioculturels font partie de l’identité japonaise et relèvent de la « nipponité ». Yatabe Kazuhiko rappelle que cette identité nippone a connu une métamorphose depuis la fin de la haute croissance, en raison du processus d’urbanisation qui crée « des individus qui ne peuvent plus être définis par la vision culturaliste de l’identité japonaise »425.

De même, les pratiques du volcan et plus largement de la montagne se sont considérablement transformées, ce que les paragraphes suivants vont s’attacher à expliciter. De manière apparemment contradictoire, l’exclusion autant que l’intégration prévalent dans les rapports entre les espaces peuplés et les volcans. Leur stricte séparation spatiale trouve son origine dans des logiques territoriales, qui opposent le monde des hommes à celui des dieux, le monde des rizières à celui des cultures sèches et de la forêt. Les pratiques religieuses traditionnelles visant à rendre le volcan accessible et conciliant autant que la tendance récente au mitage rural tendent au contraire à les rapprocher.

Notes
408.

Sun et Durand (2000).

409.

出雲風土記. Compilation du VIIIe siècle qui recense, sur ordre impérial, toponymes, légendes locales, lieux d’habitat et de culte, hydrographie, qualité des sols, faune et flore, routes et fonctionnaires de la province d’Izumo (actuel département de Shimane, 島根県). Carlqvist (2004).

410.

修験道, « voie des pouvoirs par l’ascèse ». Fait religieux syncrétique développé à partir du VIIIe siècle, qui emprunte au shintoïsme primitif et aux doctrines bouddhiques, caractérisé par une ascèse pratiquée dans les montagnes.

411.

Okada Hiromu, communication orale.

412.

木村拓郎, consultant et directeur d’un cabinet de conseil à Tôkyô, le « RISS » (Research Institute for Social Safety) Shakai anzen kenkyûsho社会安全研究所.

413.

Dans la société actuelle, les fugeki implantés au cœur des grandes villes et non plus retirés dans l’espace montisylve, sont aussi évoqués comme des kami-sama ; ils font le lien entre le vertical des générations et l’horizontal des individus et groupes sociaux, sont des « facteurs de (ré) organisation et de quête de sens ». Bouchy (2005).

414.

Shiga Shigetaka志賀 重昂 (1894) : Nihon fûkei-ron日本 風景論 [Traité sur les paysages japonais], Tôkyô, Iwanami Shoten, 396 p. (réédition de 1995).

415.

Wigen (1995).

416.

Non sans paradoxe, de nombreuses descriptions de Shiga plagient des écrits occidentaux de l’époque sur les montagnes japonaises. Takeuchi (1998).

417.

Texte traduit dans l’ouvrage controversé de Ferry (1992) ; p. 161, dans la 3e édition en poche – (2007).

418.

D’après la traduction anglaise de Senda Minoru ; cité par Pelletier (1997), p. 49.

419.

Yatabe (2007).

420.

Mc Cormack Gavan (1996) : The Emptiness of Japanese Affluence, New York, M.E. Sharpe, p. 65.

421.

Kerr (2001), p. 234.

422.

武士道, « la voie du guerrier ». Souiry (2008) explique que cette appellation tardive (XVIe siècle) désigne d’abord des techniques d’entraînement puis un code moral progressivement esthétisé durant l’ère d’Edo, à mesure que la réalité des combats s’évanouit. Toujours mythifié aujourd’hui, il pourrait être apparenté à un folklore, qui vient figer et patrimonialiser des pratiques en voie de disparition.

423.

Fukuzawa Yukichi (1891) :Yasegaman no setsu.

424.

November (2002), figures p. 269 et 308.

425.

Yatabe (2002).