1. Le volcan, la montagne et le fait religieux

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les sommets soient restés longtemps terra incognita pour les citadins, et connus seulement des habitants locaux ou des ermites. Prenant l’exemple des « Alpes japonaises », dont le toponyme exogène vient des explorateurs occidentaux, l’historienne Kären Wigen (2005), rappelle ainsi que les cartes, qui recensaient pourtant minutieusement routes et vallées depuis le XVIIe siècle, ne mentionnaient que rarement les noms ou la configuration des sommets ; il faut attendre le début du XXe siècle pour disposer de levés topographiques précis. À cette désaffection de la montagne s’ajoute son caractère sacré, alors que les plaines relèvent du profane. Les montagnes sont notamment le territoire du shugendô et de ses adeptes, les yamabushi 山伏, « ceux qui dorment dans les montagnes ».

Parmi les montagnes vénérées, on trouve des volcans (le mont Fuji, le Haku-san, le mont Osore…) mais aussi beaucoup de sommets non volcaniques. Ainsi en est-il pour les plus anciennes montagnes sacrées du shintô, les shintai-zan 神体山, comme le Miwa-yama 三輪山 (bassin de Nara) ou le Misen 弥山 (Miya-jima, face à Hiroshima). De même, les deux premiers hauts lieux du bouddhisme japonais, les monts Kôya 高野山 et Hiei 比叡山 dans la région de Kyôto, ne sont pas des volcans. Que ce soit dans le shintô primitif, religion autochtone polythéiste, qui accorde un caractère sacré à la nature, ou pour le bouddhisme importé au Japon à partir du VIe siècle, il n’existerait pas de distinction fondamentale entre les volcans et les montagnes au sens large, toute éminence, ici comme ailleurs, symbolisant un pas vers le divin. Cette situation pourrait s’expliquer par la conception englobante du shintô, selon laquelle tout objet de la nature est sacré. Ainsi, la distinction entre la montagne et le volcan serait moins essentielle que leur appartenance commune à un monde matériel sacralisé. Quant au bouddhisme, né dans le monde indien et transformé dans le monde sinisé, tous deux dénués de volcans, il n’aurait pas eu matière à discriminer les deux types d’éminences. Il faut ajouter encore que le foyer de peuplement du Yamato (région du Kansai / Kinki, centrée sur les anciennes capitales Kyôto et Nara) est la seule région du Japon où les volcans actifs sont quasiment inexistants, entre deux arcs volcaniques distincts, ce qui a pu contribuer à l’indistinction entre montagne et volcan428.

D’ailleurs, lorsque l’ethnologue Anne Bouchy (2003) présente la conception fondamentale du shugendô, sa description de la montagne ne diffère pas beaucoup de l’image mythique du volcan, entrouvert sur les enfers, source de bienfaits mais aussi de catastrophes et qu’on ne peut approcher impunément :

‘« La montagne considérée comme l’au-delà, l’autre monde, le « monde autre ». Celui-ci est originellement le domaine inviolable d’entités terribles, figures ancestrales et pourvoyeuses de vie, de nourriture, mais aussi de châtiments pour ceux qui enfreignent les règles sacrées et profanes. Par-là, sommets et chaînes montagneuses ont été considérés comme le lieu privilégié où peut s’instaurer le contact direct avec ces puissances, qui confèrent bienfaits et « pouvoirs » à ceux qui savent les approcher, les maîtriser ou devenir un avec elles. Mais comme pénétrer dans cet espace est objet d’interdit, seules les pratiques d’ascèse garantissent à l’adepte qui le viole impunité et réussite de sa quête. »’

Pour l’historien Hori Ichirô (1966), le caractère sacré des montagnes a une triple origine : fonction de balise pour les gens de mer, qui plaçaient dans les sommets visibles du large la résidence des divinités contrôlant la navigation, fonction de château d’eau pour les agriculteurs, pour qui les dieux de montagnes et ceux des rizières étaient interchangeables, enfin fonction de résidence des défunts, fondement de la vénération des ancêtres. Pour chaque attribution, c’est la configuration topographique du site qui est à l’origine des représentations. Dans le cas des volcans, l’occurrence d’une éruption était aussi considérée comme un acte de création divine ; en témoignent aux yeux de Hori, les archives de l’éruption du Fuji-san en 865.

Plus récemment, des auteurs confirment l’importance de la fonction d’amer, de balise, dans la sacralisation des montagnes chez les gens de mer d’une part et la consubstantialité de la montuosité et de l’insularité d’autre part429.

Si toutes les montagnes sacrées au Japon ne sont pas des volcans, comme précisé plus haut, inversement tous les volcans ne sont pas marqués par l’empreinte du fait religieux, notamment à Hokkaidô. La encore, l’histoire du peuplement (colonisation japonaise tardive du nord du pays) pourrait être un facteur explicatif. En dehors des espaces septentrionaux, qui possèdent pourtant plusieurs volcans actifs, les Japonais ont disposé des marqueurs religieux de longue date430. Les sites d’éruption portent fréquemment des marques de culte, souvent sous forme de petits sanctuaires. À Izu Ô-shima, (photo 7-1), il s’agit d’une construction moderne et minimaliste, mais qui possède les attributs distinctifs d’un sanctuaire shintô (le portique marquant l’entrée, une pièce fermée et un toit à croisillon, semblable à celui du sanctuaire impérial à Ise). Ce sanctuaire constitue avant tout un marqueur topographique et un havre de repos pour les grimpeurs fatigués (bien que son accès soit peu ardu). La présence de ce type de lieu « saint » aux abords des cratères fonde une théorie exprimée par l’anthropologue Takemura Shin’ichi 竹村真一 (1991), qui assimile, par analogie avec l’acuponcture, les arcs volcaniques aux « méridiens » d’un réseau d’énergie tellurique, dont les volcans seraient les points d’accès. Les panaches de fumée associés à l’activité éruptive, au fort pouvoir évocateur, confortent cette conception, comme dans ce poème de Saigyô, l’un des innombrables qui ont pour thème le mont Fuji dès le Man’yôshû 431  :

‘Ondulée par le vent
La fumée du Mont Fuji
Se perd dans les nuées.
Comme est insaisissable
Son voyage, pensé-je !432

Ces images font du volcan le sas qui assure un lien avec l’au-delà, lui conférant par là même une valeur sacrée. La représentation poétique (ou encore littéraire, picturale) des paysages, volcaniques ou non, n’est pas la traduction fidèle des perceptions : elle obéit au contraire à des codes culturels. En étudiant le caractère visuel mis en avant par ces représentations, il est possible de mieux saisir ces codes et de comprendre la place qu’occupent les paysages représentés pour la société qui les perçoit. Ces codes sont parfois audibles dans les toponymes mêmes, évocateurs de mémoire collective. Les toponymes qui font référence au soufre (iô) ont été évoqués plus haut. Il convient de s’attarder sur l’étymologie de« Miyake-jima » 三宅島, dont les kanji signifient littéralement « l’île aux trois logis », et qui pourrait trouver son origine dans une déformation de Onyake-jima433 (on/mi/go御, préfixe honorifique + yake 焼, brûlé / qui brûle : « l’île qui brûle »). Ce sens est à rapprocher de « Yake-jima » 焼島, surnom donné par des pêcheurs de Kyûshû à Suwanose, en voyant du large le volcan fumer la plupart du temps434. Akuseki-jima signifie l’île aux mauvaises pierres, etc.

Photo 7-1 – Petit sanctuaire au sommet du Mihara (Ô-shima)
Photo 7-1 – Petit sanctuaire au sommet du Mihara (Ô-shima)

Photos M. Augendre (2004)

Notes
428.

Cette analyse est encore confirmée, a contrario, par la place du volcan dans la mythologie antique du bassin méditerranéen, car tant en Grèce – Santorin, Milos – qu’en Italie – Vésuve, Stromboli, champs Phlégréens, Lipari, Etna, etc. –, mais aussi de façon plus anciennel’activité volcanique a donné régulièrement matière à la construction de mythèmes spécifiques. (Le mythème désigne, pour Lévi-Strauss, les éléments de bases communs aux mythes présents dans différentes cultures. Le mythème est au mythe ce que l’atome est à la molécule).

429.

Respectivement Bouchy (1997) et Pelletier (2000).

430.

En occident aussi, les chrétiens ont érigé des statues de la Vierge sur de nombreux points hauts, volcaniques ou non.

431.

万葉集, « Recueil des dix mille générations », première anthologie de poésie japonaise, compilée vers l’an 759.

432.

Kaze ni nabiku / Fuji no kemuri no / sora ni kihete / yuku mo shiranu / ware omou kana. Traduction personnelle à partir d’un poème de Saigyô à la métrique irrégulière (Vers le vide, 2004).

433.

Ôyauchi Seiki 大矢内 生気 (centre des îles éloignées), communication personnelle. C’est l’une des étymologies évoquée sur le site web de la municipalité de Miyake, onglet histoire (en japonais) : http://www.miyakemura.com/databankrekisi.html

434.

Snyder (1969), p. 136.