Il en va ainsi pour le volcan Osore-zan, le « mont de la crainte », l’une des principales montagnes sacrées du Japon, qui symbolise le lieu privilégié de contact avec l’esprit des défunts, crématoire des âmes et porte de l’au-delà. Cette image de bout du monde correspond aussi à sa localisation retirée dans la péninsule de Shimokita 下北半島, à l’extrême nord de Honshu, lisière du monde contrôlé par l’État central avant la colonisation de Hokkaidô patente à partir du XIXe siècle. Le nom Osore désigne l’ensemble d’un massif circulaire culminant à 879 mètres, en bordure d’un lac de caldera, Usori(san)-ko 宇曽利(山)湖. Le volcanisme local se caractérise par une activité fumerolienne modérée mais permanente, à l’origine d’un paysage essentiellement minéral rehaussé de teintes et d’odeurs méphitiques. Les statues bouddhiques, les intitulés comme « limbes des enfants » ou « enfer de la mare sanglante »435 et le silence du lieu, presque désert avant l’ouverture officielle en mai, impressionnent fortement.
Photos M. Augendre (2006)
Les cailloux de toutes tailles qui parsèment le site, pêle-mêle ou regroupés en cairns, sont considérés comme le support des âmes et il est déconseillé de les déplacer ou de les emporter hors du lieu. Les habitants de Mutsuむつ市, la ville voisine, racontent de nombreuses légendes, récits d’apparitions ou d’expériences extrasensorielles. L’une des rivières qui se jette dans le lac, la Sanzu no gawa三途の川, serait l’équivalent bouddhique du Styx de la mythologie grecque.
L’anthropologue Marilyn Ivy (1995) décrit en détail ce site complexe et les pratiques qu’il suscite. Osore-zan est considéré comme l’ultime lieu de séjour de l’esprit des morts, et aussi celui où il est possible de communiquer avec les défunts, notamment pendant l’été, où se déroule Obon, la fête des morts bouddhique (13-16 août), et le festival Osore-zan taisai 恐山大祭, du 20 au 24 juillet. Pendant cette fête, des itako (イタコ, sibylles souvent aveugles) viennent s’installer autour du temple. Lors d’un rituel (le kuchiyose, « appel par la bouche »), elles reçoivent les esprits défunts qui s’expriment par leur voix, pour les proches vivants venus les consulter. De nombreux galets émoussés, sans doute retirés du lac, sont déposés dans l’enceinte du temple. Ils portent les noms des enfants défunts, et sont entassés aux pieds de statuettes de Jizô 地蔵, une figure bouddhique populaire qui protège les enfants décédés avant leurs parents (photo 7-3). Miyazaki et Williams (2001) ont démontré le caractère tardif de ces pratiques, malgré l’information faite aux visiteurs qui ancrerait la fondation d’un temple bouddhique au IXe siècle. Ce n’est qu’à la fin de la période Tokugawa que le mont Osore devient un lieu de pèlerinage connu dans tout le pays, et la venue des itako ne remonterait qu’au milieu du XXe siècle, pour répondre à de nouveaux besoins spirituels. Par ailleurs, jusqu’à la fin du XVIIIe, le volcan est appelé indifféremment Usori-san宇曽利山« mont Usori », Yama no yu 山の湯« thermes de montagne », en raison de la présence d’eaux chaudes aux vertus réparatrices, ou encore Yake yama 焼山, « montagne brulée » ou « montagne qui brûle »436.
Sur le site, la présence de rares stèles de marbre, petites et très récentes, pourraient indiquer aussi une évolution récente des pratiques. La rénovation en cours des bâtiments de l’enceinte du temple, destinés à héberger à prix fort des pèlerins, pourrait aller aussi en ce sens. Une conversation avec un patron d’une petite pension, passionné des spectres dessinés dans les mangas de Mizuki Shigeru 水木茂, suggère que la « mercantilisation ostentatoire » des pratiques, bien récente, est assez mal vue.
Le Tôhoku, comme Hokkaidô, était avant le XIXe siècle peuplé majoritairement par l’ethnie aïnoue (proto-japonais), dont la langue est assez éloignée du Japonais. L’étymologie aïnoue de usori signifie « baie, intérieur d’un golfe »437, et renvoie sans doute simplement à la configuration paysagère locale. Non seulement le lac central porte aussi ce nom, mais depuis la baie de Mutsu voisine, quasi fermée par la presqu’île de Shimokita, le sommet de l’ensemble volcanique constitue le principal amer. Miyazaki et Williams précisent d’ailleurs que l’un des facteurs de popularisation du site, outre la présence de Jizô, serait sa valeur reconnue de protection des hommes en mer. Osore, dont le kanji signifie peur, terreur, peut être considéré comme une déformation moderne, à l’image de la japonisation des toponymes de Hokkaidô au début de sa colonisation systématique, à l’ère Meiji. La charge symbolique du volcan porte des enfers serait donc « proprement japonaise », et historiquement assez récente. Elle n’en reste pas moins intéressante parce qu’elle constitue l’arrière plan contemporain de la perception du risque volcanique par les Japonais. En allant plus loin, on pourrait se demander si le glissement sémantique accompagne (précède ? suit ?) une mutation de la représentation du risque dans la société japonaise, l’apparition d’un imaginaire associé à l’au-delà pouvant traduire un déni de l’imprégnation territoriale du risque.
Si le mont Osore a un statut de porte sur l’autre monde par excellence, la connexion des sommets volcaniques sur le monde spirituel s’observe à travers l’archipel, par l’entremise des temples bouddhiques ou des petits sanctuaires shintô construits au pied et/ou au sommet des volcans. Au mont Fuji, les plaques votives sont décorées d’un portrait de Konohana sakuya hime花咲耶姫, déité associée au volcan (photo 7-4). À Miyake-jima, au sud de Tôkyô, les résidents ont dressé un autel de fortune sur la coulée de lave de 1983, décoré de quelques végétaux et de tasses de saké (photo 7-5). À l’entrée du mont Unzen Fugen-dake, à Kyûshû, un sanctuaire est dédié au boddhisattva Fugen, proche du Bouddha historique. L’homme qui se recueille sur la photo 7-6 n’est autre que le responsable de la section de prévention des risques à Shimabara, ce qui donne un aperçu – qui a certes valeur d’exemple et non de démonstration – du poids que peuvent avoir les représentations traditionnelles du volcan face à celles, plus « conventionnelles » pour les gestionnaires, d’un espace de danger. Le volcan constitue donc une entrée vers un monde autre, absolument séparé de celui des hommes.
Respectivement sai no kawara 賽の河原et chi no ike jigoku血の池地獄.
Murayama I. (1987). Volcanoes of Japan (I). Tokyo: Daimedo, 315 p (en Japonais). Cité par le site du GVP.
Chiri (2004), Kudô (2004).