Malgré cette séparation matérielle, les représentations et l’appropriation de l’image constituent une infiltration symbolique du volcan dans la société. Le cas du Mont Fuji, objet d’une pléthore d’études, est exemplaire en raison de sa position vis-à-vis de la capitale, de son importance paysagère et du caractère sacré qui lui est conféré. Le premier sanctuaire Sengen浅間, une congrégation qui en regroupe à l’heure actuelle environ mille trois cents dans l’ensemble du pays, aurait été fondé au pied du volcan pour révérer Asama no Ôkami浅間大神(le grand dieu Asama 438), esprit divin gardien du mont Fuji, auquel s’est substituée plus tard Konohana-sakuya-hime. Dans la mythologie japonaise, cette divinité est la fille d’Ôyama tsumi no kami439 (gardien des montagnes et descendant direct des divinités fondatrices de la cosmogonie japonaise). La légende officielle associe le début du culte à la volonté d’apaiser les colères du volcan440. Si la date exacte de la fondation est inconnue, les premières éruptions enregistrées dans les archives, en 781 et surtout en 800, pour laquelle d’importants dégâts sont consignés441, sont suivies par la construction du sanctuaire principal, en 806.
Le pèlerinage jusqu’au sommet est popularisé pendant l’époque d’Edo (shôgunat des Tokugawa, de 1600 à 1868). Le froid et la neige sont une constante qui rend l’ascension délicate en dehors de la saison estivale. Si les transports modernes ont repoussé le point de départ de l’ascension à pied jusqu’à mi-pente, dans le passé le pèlerinage était pénible ou irréalisable pour une partie des fidèles. En outre les femmes sont exclues du sommet jusqu’en 1872, pour ne pas porter ombrage à la divinité féminine du lieu, et le shôgunat contrôle strictement les déplacements de ses sujets à travers le pays. Pour ceux qui ne peuvent faire le trajet, les associations de pèlerins (Fuji-kô 富士講) qui se multiplient à partir du XVIIe siècle font donc construire des répliques miniatures du volcan. Ces Fuji-zuka富士塚permettent l’ascension symbolique et équivalente à celle du sommet véritable, car l’utilisation pour leur édification de blocs de lave issus du volcan assure la consubstantialité de la colline et du mont originel.
Ces répliques existent dans plusieurs départements centraux de Honshû, autour du mont Fuji ou de la capitale442 ; plusieurs sont encore visibles à Tôkyô, comme celui de Sendagaya (photo 7-7), qui est le plus ancien existant dans sa forme originelle. Pour Kawai (2001), une trentaine aurait été construite dans la capitale pendant l’époque Tokugawa, à partir de laquelle Edo江戸 (Tôkyô) remplace Kyôto 京都comme capitale politique. La position du volcan, visible à l’ouest d’Edo, aurait favorisé son assimilation au paradis bouddhique, censé se trouver dans cette direction. Smith (1986a) montre que ces Fuji transposés, recréés (utsushi), sont avant tout l’œuvre de jardiniers, qui les édifient sur les franges urbaines d’Edo, sur des sites d’où l’on pouvait apercevoir le mont Fuji. L’aspect répliqué est rendu par le chemin en zig-zag, une grotte et un petit sanctuaire au sommet (oku no miya奥の宮), ainsi que l’utilisation de blocs de lave directement issus du volcan. Comme pour le modèle grandeur nature, une cérémonie d’ouverture en début d’été marque le début de la période d’ascension.
Photo M. Augendre (2006)
Photo M. Augendre (2006)
Photo M. Augendre (2005)
Photo M. Augendre (2006)
Ces volcans de substitution peuvent être interprétés comme une réponse au danger d’éruption, récurrent et incontrôlable. Miniatures et pèlerinages peuvent contribuer, sinon à apprivoiser le volcan et se le concilier, du moins à rendre sa menace familière et à en transmettre la mémoire dans le collectif. Rappel de la présence n’est pas rappel de l’éruption : rien n’atteste la contribution de ces pratiques à une meilleure conscience de la catastrophe et à la culture vernaculaire du risque443, car la durée de retour des phénomènes naturels en jeu est assez longue, de l’ordre d’une ou plusieurs générations au moins. La parole vient alors compenser la rareté des événements catastrophiques et la séparation concrète est comblée par les dictons populaires, comme celui-ci : « La journée vers les lieux clairs, la nuit vers les lieux sombres » 444 , qui invite à fuir les gaz et les panaches de cendre la journée, le rougeoiement de la lave la nuit.
L’ensemble de ces pratiques et la charge symbolique associée font du volcan un « haut lieu » au sens où Bernard Debarbieux (2003) le définit, lieu singulier non simplement pour sa valeur religieuse, mais d’abord par les pratiques collectives qu’il suscite et par son caractère d’emblème aux yeux du collectif urbain. Pour Smith, c’est aussi un moyen de diffusion du fait religieux depuis la ville vers les campagnes, puisque on rencontre ces miniatures jusqu’à la moitié sud de la plaine du Kantô et dans le delta.
S. Robert (2006) a mis en évidence l’importance du facteur visuel comme critère de valorisation d’un lieu, et son rôle de moteur pour l’organisation spatiale. Dans son étude en région balnéaire, le prix du foncier est très nettement influencé par l’absence de vis-à-vis, et surtout le caractère « avec vue sur la mer ». De même, la « vue sur le mont Fuji » est dotée d’un potentiel organisateur, mais moins pour des raisons économiques (la valeur foncière, fonction de la vue) que culturelles. Point culminant du Japon, il est visible par temps clair depuis la capitale grâce à ses 3 776 mètres et à la configuration topographique régionale. Le toponyme Fuji-mi富士見« vue sur le Fuji », récurrent à Tôkyô, dénomme un point de la ville d’où l’on pouvait apercevoir le sommet du volcan. S’il existait une multitude de ces panoramas à travers la ville, la quasi totalité a perdu sa substance avec la prolifération du bâti vertical.
La forme conique du Fuji-san avait aussi servi de ligne d’horizon et de marqueur topologique à la capitale naissante, avant que celle-ci ne développe ses propres repères architecturaux (monuments, gratte-ciels, tour de télévision…). Ainsi les vues d’Edo au XVIIIe et XIXe siècle, telles que les estampes les représentent, ont souvent pour toile de fond le sommet régulier du volcan, associé dans des alignements irréalistes aux autres lieux de pouvoir de la capitale. Dans Nihonbashi yukibare日本橋雪晴れ« temps clair après la neige à Nihonbashi » par exemple, l’une des Cent vues célèbres d’Edo 445 du peintre paysagiste Utagawa Hiroshige歌川広重(1797-1858), le sommet du mont Fuji ferme la ligne d’horizon. Le palais shogunal semble flotter au dessus de la ville, représentée ici au premier plan par la rivière Sumida et le marché aux poissons, sur les quais. Reconstitutions numériques à l’appui, Shimizu et Fuse (2003) ont montré le caractère idéalisé de cette représentation.
Sources : http://www.hiroshige.org.uk/, Shimizu et Fuze (2003).
Cette appropriation par la capitale contribue aussi à faire du mont Fuji la synecdoque du Japon tout entier, et de nouer leurs destins. De nombreuses œuvres contemporaines de la littérature et surtout des arts visuels représentent une éruption catastrophique ou une série de cataclysmes naturels qui transforment définitivement l’archipel. Ainsi le volcan assoupi depuis trois siècles entre en éruption dans Nihon chimbotsu日本沈没(« La submersion du Japon ») publié en 1973 par Komatsu Sakyô446, l’un des principaux maîtres de la science-fiction japonaise. Ce roman d’anticipation raconte la disparition du pays suite à de gigantesques mouvements crustaux, provocant séismes et éruptions, et la tentative du gouvernement pour évacuer la population et les richesses nationales hors de l’archipel. Primé et porté à l’écran deux fois (1974 et 2006), adapté en manga (1995), ce bestseller vendu à près de quatre millions d’exemplaires témoigne de l’engouement populaire pour le thème447. Une autre illustration majeure en est l’un des Rêves (Yume 448) de Kurosawa Akira. Le sixième des huit contes oniriques réunis dans ce film met en scène l’éruption du mont Fuji, manifestation de la fin du monde causée par une catastrophe nucléaire. La vision morale sombre et pessimiste caractéristique de l’univers de Kurosawa, tranchant avec la vivacité des couleurs employées, se retrouve dans cet extrait. Au pied du volcan rougeoyant, dans un bruit d’explosions et de cohue, la foule se presse en tout sens, très loin de l’image de l’évacuation « à la japonaise ». Après une série d’explosions et de craquements, l’un des flancs du Fuji-san bascule, détruisant sa silhouette conique. La disparition de sa forme mythique fait redoubler la panique et signe la fin d’un « pays trop petit » dont « on ne peut pas s’échapper »449.
Ces mises en scène contemporaines, bien qu’elles exploitent toujours le statut symbolique du mont Fuji, se démarquent des représentations traditionnelles dont la connotation est plutôt positive. En effet, c’est moins l’image du volcan lui-même qui est mobilisée, suggestive de sacré et d’esthétique, que la représentation d’une catastrophe causée par son éruption. La encore, ce glissement pourrait être un écho à un besoin accru de sécurité, qui rend l’expression des peurs, sous une forme ou une autre, plus récurrente dans la société.
En Japonais, Sengen et Asama sont deux lectures des mêmes kanji 浅間, la première d’origine chinoise, la seconde purement japonaise. Cette homographie tend aussi à rapprocher le mont Fuji et le mont Asama, autre volcan du centre de Honshû. Une vingtaine au moins d’autres sommets (non volcaniques) portent ce nom sur cette île principale, avec l’une ou l’autre lecture. Fuji et asama, ou de proches homonymes, pourraient être d’anciens mots signifiant volcan.
大山積神, 大山津見神, ou encore 大山祇神.
Les informations qui suivent proviennent du site Internet du sanctuaire principal, Fujisan Hongû Sengen Taisha富士山本宮 浅間 大社, basé à Fujinomiya, dans le département de Shizuoka :
http://www.fuji-hongu.or.jp/sengen/index.html (en japonais).
L’intensité de l’éruption de l’an 800 aurait été comparable à celle de l’éruption de la montagne Pelée en 1902 (Siebert et Simkin, 2002-).
Une page personnelle bien documentée (celle de Fujii Hiroyasu 藤井 宏康, en japonais) les recense toutes, avec les sanctuaires de Sengen (photos et base de données par département, incluant les coordonnées et toutes les caractéristiques techniques de la miniature : hauteur, matériau de construction…) : http://homepage3.nifty.com/fujii-hi/fujizukaDB/index.html#mokuji .
La question de la « culture du risque » est abordée dans le chapitre suivant, p. 277.
Hiru wa, akarui tokoro he, yoru wa kuroi tokoro he. 昼は明るい所へ、夜は黒い所へ.
. La série Meisho yedo hyakkei名所江戸百景contient en réalité 120 paysages de la capitale, édités entre 1856 et 1858 par Uoya Eikichi 魚屋 栄吉. L’estampe citée ici est la première de la série.
小松 左京. Komatsu (2000) pour l’édition française.
Plus récemment, le manga Taiyô no mokushiroku太陽の黙示録(Spirit of the sun, série en cours de Kawaguchi Kaiji 川口 開治, traduite en français aux éditons Tonkam) fait d’une vague de catastrophes similaires qui coupent l’archipel en deux, le point de départ d’une reconfiguration géopolitique régionale et raconte les affres de la réunification, entre la tutelle Chinoise au nord et américaine au sud du pays.
夢Film de 119 minutes, Japon/USA, 1990, par Kurosawa Akira 黒沢 明 (1910-1998), et Honda Ichirô 本田 一郎 pour « Le mont Fuji en rouge ».
« Semai Nihon da. Hinan basho wa nai yo » 『狭い日本だ。非難場所はないよ。』 s’exclame, pris dans la foule, l’ingénieur de la centrale nucléaire, devant une femme qui tente de fuir avec ses enfants et d’encombrants bagages.