2. La patrimonialisation de la catastrophe

Les plus remarquables sont souvent situés au pied des volcans les plus actifs : les musées volcanologiques du Sakurajima ou de l’Unzen par exemple sont exceptionnellement bien conçus et instructifs. Les vestiges des catastrophes, qui se traduisent souvent par l’ensevelissement sous les produits volcaniques, ont été patrimonialisées, comme le torii鳥居du sanctuaire du village de Kurokami 黒神村au Sakurajima, initialement haut de trois mètres mais enseveli aux quatre cinquièmes sous les cendres de l’éruption de 1914, avec 687 maisons du village (photo 7-8). Au mont Unzen, un musée en plein air multi-sites (Heisei shinzan field museum, Heisei shinzan gambarando 平成新山がんばランド) permet d’observer les cicatrices laissées par plus de quatre années d’éruption. Le passage d’une nuée ardente sur l’école primaire d’Ônokoba 大野木場小学校, située à environ quatre kilomètres au sud-est du dôme, montre les effets du souffle brûlant chargé de particules qui a laissé le bâtiment sur pied mais criblé la façade, fait disparaître les vitres, tordu et fondu les structures en aluminium. Un centre sabô « du futur » (sabô miraikan 砂防未来館) a été construit à côté, regroupant une salle d’exposition, un abri en sous sol avec des rations et des équipements de secours et une salle de surveillance et de contrôle pour le dôme et le chantier en aval. Près de l’embouchure, seul l’étage ou la toiture en tuiles vernissées de maisons cossues surnage au dessus des dépôts des lahars cumulés (photo 7-9), qui ont permis de gagner le terre plein sur la mer mis à profit pour construire un musée mémorial le Gamadasu dômu (Unzendake saigai kinenkan) et un centre de congrès (Shimabara fukkô arena) 458 .

Le cas du mont Usu mérite d’être développé pour son originalité. Au pied du volcan, la municipalité de Sôbetsu a piloté la mise en place d’un écomusée régional (carte 3-1), inspiré des écomusées et des musées de société qui se sont développés en France à partir des années 1960459. Il reprend le concept du « field museum » de l’Unzen, en intégrant d’autres ressources locales que celles du volcan. La liste des « sites satellites » inclut, entre autres :

  • Shôwa shinzan et son musée,
  • l’ancien hôpital de Sôbetsu, détruit en 1977, dont les vestiges basculés ont été conservés après bien des réticences460,
  • le cratère occidental (Nishi kakô西火口), accessible par un caillebotis qui serpente sur les cendres fraîches,
  • d’anciens logements sociaux et un établissement de thermes, construits en fond de vallée malgré le lahar de 1978,
Photo 7-8 – Sanctuaire enseveli par les lahars à Kurokami (Sakurajima)
Photo 7-8 – Sanctuaire enseveli par les lahars à Kurokami (Sakurajima)

Elle a été protégée des intempéries par une structure métallique légère.

Photo M. Augendre (2006)

  • la principale caserne des pompiers de la sous-préfecture, inondée en 2000 après l’apparition du dôme,
  • un ancien pont de chemin de fer porté en altitude pendant la seconde guerre mondiale (éruption de Shôwa Shinzan),
  • la route nationale 230461 voisine, qui a été soulevée de soixante-dix mètres par la poussée du magma (photos 7-10 et 11).

L’ensemble donne à contempler, de manière exemplaire, les conséquences des lentes déformations crustales lors de la montée du magma et l’ampleur des dégâts causés par le volcan. Les séquelles éruptives sont autant de matériaux pédagogiques mis en valeur pour mieux comprendre les mécanismes en jeu, et relancer l’attractivité du lieu. Les volcanologues, forts de leur prédiction réussie en 2000, ont aussi proposé d’assouplir l’accès au sommet du mont Usu. La venue de randonneurs pourrait augmenter la durée des séjours dans la région, pour l’instant limitée, dans près de huit cas sur dix, à des visites de passage à la journée462. Avec l’Unzen, le site à candidaté en 2008 pour obtenir le classement « geopark », un label destiné à la conservation et la promotion des sites géologiques et paysagers remarquables dans le monde, créé en 2004 par l’UNESCO pour les sites alliant « patrimoine géologique » et « tourisme durable ». L’obtention du label ne serait que le prolongement d’une patrimonialisation déjà effective au niveau national, avec le statut de « monument naturel », tennen kinen butsu 天然記念物, comme pour le portique de Kurokami au Sakurajima, ou pour les sites plus remarquables (Shôwa Shinzan par exemple), de « zone de conservation de la nature », tennen hôgô kuiki天然保護区域.

  • Valorisant l’ensemble du site lacustre, l’écomusée du lac Tôya permet aussi de faire collaborer les six municipalités riveraines (la ville de Date 伊達市, les bourgs de Sôbetsu 壮瞥町, Abuta 虻田町 et Toyoura 豊浦町, les villages de Tôya 洞爺村 et Ôtaki 大滝村), réunies en un comité de promotion intitulé « Rekotopiaレコトピア (Laketopia) 21 ». Après cinq ans de fonctionnement, le comité à cédé la place au conseil pour le développement de l’écomusée de la région du lac Tôya463, dont les maires de Sôbetsu et Tôyako-onsen (les deux noyaux de l’écomusée) sont respectivement président et vice-président. Otaki et Tôya, situées du côté intérieur et plus éloignées du volcan, ne font plus partie du bureau (de fait, ces deux petites communautés ont fusionné avec les municipalités voisines, respectivement Date et Tôyako).
Carte 7-1 – Écomusée du mont Usu
Carte 7-1 – Écomusée du mont Usu

Un site « satellite » de l’écomusée

Photo M. Augendre (2005)

Photo 7-11 – La route nationale 230 à Abuta : « 
Photo 7-11 – La route nationale 230 à Abuta : « graben road », à l’aplomb du dôme soulevé en 2000

Photo M. Augendre (2002)

Les cinq objectifs de l’écomusée sont les suivants :

  • Offrir aux riverains un matériau pour leur permettre une meilleure connaissance de leur environnement ;
  • Transmettre l’histoire de la coexistence [kyôsei] avec le volcan par le biais des séquelles des éruptions, pour éduquer, prévenir, et diminuer les futures catastrophes ;
  • Promouvoir le développement régional et favoriser la participation citoyenne coordination entre les municipalités impliquées et leurs habitants ;
  • Promouvoir de nouvelles activités par la synergie des collectivités locales proches du volcan ;

Encourager les industries locales et le tourisme, en développant l’artisanat et les activités.

En bref, la dernière catastrophe, avec les vestiges des précédentes et la mise en valeur des ressources locales, est utilisée comme tremplin pour la reconstruction et le développement local. L’intercommunalité, la coexistence et la valorisation économique sont les trois clefs du projet. Les bienfaits divers vantés dans le projet sont appelés megumi恵み, terme religieux qui signifie «bénédiction». C’est dire si le volcan est apprécié par ses riverains, malgré ses frasques. Désignée comme hôte du dernier G8, en juillet 2008, la station thermale était divisée. De nombreux commerçants et certains élus se frottèrent les mains, d’autant que comme dans l’ensemble de la préfecture la situation économique reste précaire, et l’évacuation pendant l’éruption de 2000 ayant opéré un certain tri parmi les petits commerces, beaucoup durent fermer. Le maire d’Abuta depuis 1998, Nagasaki Yoshio 長崎 良夫, n’hésita pas à dire que « les retombées publicitaires pour le lac Tôya seront immenses, et se répercuteront dans le futur »464. Miroitaient aussi près de quarante milliards de yens de retombées économiques pour la région. Pourtant, Hokkaidô a dû supporter l’essentiel des coûts d’organisation. Perché en retrait de la station thermale, à la limite du parc national dont il gâte la vue, l’hôtel pharaonique choisi pour sa localisation reculée et sa sécurité est un héritage de la Bulle qui représente une provocation pour les questions environnementales inscrites à l’agenda du sommet. Au final, l’événement a eu pour principale conséquence à court terme de geler la fréquentation estivale habituelle pour des raisons de sécurité, avant et pendant le sommet.

Ailleurs encore, l’activité éruptive et le paysage volcaniques contribuent à « l’image de marque » des lieux de récréation. Le mitage des résidences secondaires et le développement croissant du tourisme s’appuient parfois largement sur la présence du volcan, comme autour du mont Asama. Un grand groupe privé465 (Seibu西武) a investi dans un parc de loisir, avec accès autoroutier, golf et hôtel dans les années 1970. Sur une coulée de lave rocailleuse datant de 1783, un simulacre de sanctuaire shintô a aussi été créé ex nihilo, sans qu’aucun prêtre n’y officie. Des baraques vendant des brochettes ou des gâteaux, une série de magasins de souvenirs complètent l’ensemble, pour le plus grand plaisir des touristes venus consommer le lieu (photo 7-12).

Un peu paradoxalement, alors que les régions montagneuses se sont dépeuplées au profit des villes, elles n’ont jamais été aussi fréquentées par les citadins, car leur accessibilité s’est améliorée avec la modernisation des transports. Cette influence contradictoire à conduit à un rapprochement spatio-temporel entre la société et le volcan. Celle-ci va au devant de celui-là, plus aisément et plus rapidement, plus souvent et plus massivement, plus durablement enfin avec le développement de villégiatures. Cette intégration a contribué à transformer et rendre plus variés les rapports au volcan, espace de production ancien et espace sacré, devenu tantôt apathique, tantôt récréatif. Ce rapprochement transforme aussi le risque puisque les cités et leurs habitants se rapprochent de la menace, en oubliant sa véritable nature.

Comme on l’a vu, d’un côté, le développement urbain vide les espaces ruraux les plus marginaux de leur population et de leurs services jusqu’à une désertification préoccupante, dans la majorité de l’archipel et notamment dans les îles éloignées ; de l’autre il donne un nouvel attrait récréatif aux régions plus accessibles et pittoresques autour de l’axe mégalopolitain et de ses relais466. Alors que ces nouvelles pratiques de loisirs se développent, le volcan devient un nouveau symbole, celui de la poule aux œufs d’or.

Photo 7-12 – L’entrée du parc Oni Oshidashi, sur le flanc nord de l’Asama-yama
Photo 7-12 – L’entrée du parc Oni Oshidashi, sur le flanc nord de l’Asama-yama

Photos M. Augendre (2005)

Notes
458.

Respectivement ガマダスドーム (雲仙岳 災害記念館)et 島原復興アリーナ. Dans le dialecte de Shimabara, gamadasu est une déformation de gambaru (s’accrocher, faire effort).

459.

Sôbetsu héberge le secrétariat du comité en charge du musée, ainsi que le site internet où est présenté le projet, son contenu et ses objectifs de manière détaillée en japonais et avec une version anglaise abrégée : http://www.town.sobetsu.hokkaido.jp/eco/index.htm.

460.

Ces réserves s’expliquent à la fois par les dangers liés à l’effondrement ou la colonisation du bâtiment par des nuisibles, et par l’hésitation à mettre en tourisme pareil témoignage de la destruction.

461.

Cette route reliait la station thermale de Tôyako, en rive de caldera, au centre ville d’Abuta, côté Pacifique. Elle avait été pensée dans les années 1980 pour servir de route d’évacuation… l’éruption de mars 2000 a eu lieu juste à son aplomb. La nouvelle route nationale a été ouverte en 2007. Elle est largement enterrée en tunnel, pour protéger la circulation lors de la prochaine éruption. Son tracé à été choisi à partir de celui de canalisations préexistantes, qui n’avaient pas subi de déformations en 2000 – un gage de stabilité géologique pour les prochaines éruptions.

462.

D’après les statistiques de la municipalité d’Abuta.

463.

Tôyako shûhen chiiki ekomyûjiamu suishin kyôgikai洞爺湖 周辺 地域 エコミュージアム 推進 協議会.

464.

Yamamoto Daisuke, « G-8 interest and apathy swirl around the “Tower of Bubble” », The Japan Times, 17/V/2007.

465.

Il s’agit d’un keiretsu 系列, réseau d’entreprises renforcées par des participations croisées, typique du Japon. Seibu est au départ une firme de commerce qui possède grands magasins, lignes de chemin de fer, hôtels, sociétés de construction et d’immobilier, ou encore une équipe de base-ball.

466.

Le shinkansen dessert Kagoshima depuis 2004, et arrivera jusqu’à Hokkaidô en 2015.