Un mot d’ordre mobilisateur

1. Le rêve des volcanologues

Lors du colloque de 1988 évoqué dans l’introduction de cette partie, Richard Fiske, volcanologue de la Smithonian Institution, fait du « défi de la coexistence » l’un des points clefs de sa conférence introductive476. Il oppose longuement cette posture, équilibrée, au fatalisme d’une part et surtout à la conception judéo-chrétienne, citation de la Genèse à l’appui, de soumission de la nature par l’homme (pourtant différente de ce qu’implique la maîtrise moderne477). Le chapitre cinq nous semble cependant avoir démontré que la volonté de contrôle et sa traduction concrète dans le paysage n’était pas l’apanage des occidentaux, et le chapitre huit qu’il existe aussi dans les fondements culturels du monde sinisé, des ressorts de la modification de la nature par l’homme, débouchant sur une profonde artificialisation paysagère.

Alors que représente véritablement cette coexistence ? Pour Fiske, qui résume bien la position des volcanologues depuis cette époque, elle est l’approche la plus juste du risque volcanique, un pragmatisme éclairé :

‘« En tant que personnes intelligentes, notre politique devrait être de conduire des actions positives nécessaires à la réduction des risques volcaniques, dans la mesure où ces risques peuvent être réduit de manière réaliste. Nous devrions aussi tendre vers une meilleure utilisation des ressources fournies par les volcans. Néanmoins, nous devrions en même temps être conscients de nos limites ; nous devrions réaliser que les volcans sont évidemment une part de l’environnement naturel, qu’ils sont potentiellement destructeurs, et qu’il y a de nombreux aspects de l’activité volcanique que nous ne pouvons tout simplement pas contrôler » ’

Juste avant Fiske, Kamô Kôsuke 加茂幸介, volcanologue de l’observatoire volcanologique du Sakurajima, avait conclut son discours par des remarques plus humbles qui, sans regretter de ne pouvoir contrôler les volcans, replacent ceux-ci dans le cycle de la nature :

‘« Avec le niveau actuel des résultats scientifiques, nous ne devrions pas tenter de placer les activités volcaniques sous contrôle ; au contraire, nous devons apprendre à laisser la nature tourner d’elle-même et accepter l’esprit de la dépendance ; alors, nous pourront atteindre une véritable coexistence avec les volcans »478.’

Cette idée de la nature qui « tourne d’elle-même » est une forme de redondance. Shizen 自然, qui désigne la nature en japonais, est un nom d’origine chinoise utilisé à partir de Meiji pour traduire l’occidental « nature », tandis que la langue vernaculaire n’a pas de mot pour la dire en tant que globalité. Shizen désigne, dans le taoïsme, l’ordre de la nature, qui existe et fait système en dehors de l’homme ; c’est la nature « qui tourne d’elle-même ». 自然, prononcé jinen, était sinon utilisé au Japon pour exprimer la « génération spontanée » de la foi bouddhique, là encore un phénomène qui se développe sans l’intervention humaine (plutôt considérée a priori comme maladroite et perturbatrice).

Kyôson et kyôsei semblent – dans le champ lexical du risque en tout cas, d’emploi encore plus récent. Comme je l’ai écrit dans l’introduction de cette partie, ces deux termes sont depuis cette conférence régulièrement invoqués pour caractériser la relation au volcan actif, dans le domaine du risque et de la prévention. Ils se sont aussi diffusés dans les ouvrages traitant de la nature ou de l’environnement479. Pour avoir une idée plus précise de ce qu’inclut la coexistence avec le volcan, on peut lire le rapport du groupe d’étude de la carte de risque du mont Fuji480.

Le projet Fuji (2001-2005) est sans doute le meilleur exemple, à l’échelle nationale, de la signification conférée à la notion par les volcanologues et les instances gouvernementales. Il a été rédigé par la commission de concertation pour la réduction des risques au mont Fuji481 (section du ministère de l’Intérieur, Naikakufu 内閣府, en charge de la prévention des catastrophes) et regroupe des représentants du ministère de l’Intérieur et du MLIT, du Kishôchô, de la sécurité civile, de l’AIST (Institut national pour la science et la technologie avancées482), ainsi que des universitaires (volcanologie, science de l’éducation, cindynique, etc.). La section neuf du rapport s’intitule « La coexistence avec le volcan » Kazan to no kyôsei 火山との共生, et s’organise en deux parties, brièvement présentées ici. Avant de développer les points consacrés plus spécifiquement au mont Fuji, une première partie passe en revue les exemples de régions qui se sont tournées vers la coexistence.

Les exemples retenus dans le rapport ont pour l’essentiel déjà été évoqués dans les chapitres précédents. L’écomusée du mont Usu permettrait l’apprentissage de la coexistence, favoriserait la coopération et la solidarité de tous les riverains, augmenterait leur attachement à la région et améliorerait la démarche préventive de chacun. Au mont Iwate, la station d’information préventive483 est considérée comme exemplaire par la synergie qu’elle instaure entre riverains, municipalités et département pour la prévention des catastrophes et la protection de l’environnement. Elle met en avant l’union entre bienfaits et terreur des volcans. Le mémorial du mont Unzen rappelle le caractère indissociable des catastrophes volcaniques et des bienfaits, dont la jouissance insouciante fait souvent oublier le danger. Le bureau sabô de la région du Chûbu (incluant le département de Yamanashi) encourage la participation des riverains à la protection (reboisement avec les enfants des écoles) et la prévention (excursions pédagogiques pour tous).

Les membres du groupe d’étude soulignent l’importance des solidarités humaines qui se développent autour du partage d’expérience de l’évacuation ; les riverains de l’Unzen, de l’Usu et de Miyake ont mis en place un réseau d’échange, mutualisent leurs acquis et s’assurent un soutien psychologique réciproque. La symbiose avec un volcan est mise en avant comme une valeur ajoutée et un atout de promotion régionale. À l’échelle opposée, les échanges d’expériences sont favorisés par les colloques internationaux, comme ceux de Kagoshima (1988, 1998) et de Shimabara (2007).

Enfin, l’essor du tourisme et la diversification des industries locales peuvent être encouragés. L’économie locale du mont Aso, du Sakurajima ou encore d’Izu Ô-shima484, sites qui ont connu des éruptions répétées au cours de l’histoire, prouvent qu’il est possible malgré tout de faire du volcan une attraction touristique et que le développement d’activités de plein air autour d’un volcan actif ne sont pas incompatibles avec une protection efficace contre l’éventualité d’une éruption.

Dans le cas particulier du mont Fuji, la coexistence inclut pareillement un volet « technique » préventif (carte de risque, mesures préventives), et un volet plus général, soucieux de l’activité régionale, du tourisme et des autres industries. Les points nécessaires à l’amélioration de la coexistence sont au nombre de quatre :

  • Une information juste, en temps normal comme pendant une éruption, qui soit aisée à comprendre par les riverains et les médias. La relation de confiance souhaitée entre experts, population et autorités locales est comparée à celle du médecin de famille (« home doctor ») ;
  • L’organisation d’un système de surveillance du volcan (veille volcanologique) et de transmission d’information avec les résidents (récepteurs radios privés, réunions d’informations et débats) ;
  • La mise en ressource du volcan et des connaissances qui lui sont relatives de manière participative, avec une organisation des sites de la région en parcours coordonné, pour augmenter d’une part le niveau de fréquentation touristique et d’autre part la force préventive régionale ;
  • La poursuite de la lutte contre les lahars par les sabô et la reforestation, l’aménagement d’infrastructures de prévention polyvalentes, bien intégrées dans le paysage, mises à profit pour le développement régional en temps normal, et comme refuges, routes ou ports d’évacuation en cas de nécessité ;

Il convient de remarquer que tout au long de cette section du rapport, le terme de coexistence avec le volcan (symbiose en réalité : kazan to no kyôsei) est toujours associé à des prédicats marquant sa non réalisation, tout autant que son désir, ou encore une démarche qui ne va pas de soi. On rencontre par exemple l’expression « aborder, affronter la coexistence » (kyôsei ni torikundeiru 共生に取り組んでいる), ou encore « projeter, essayer, s’efforcer de coexister » (kyôsei wo hakatteiru 共生を図っている). La coexistence est un état considéré comme essentiel, mais non encore acquis. L’analyse du texte montre qu’elle correspond avant tout à un objectif à conquérir, vers lequel il faudrait tendre de manière proactive, pour mieux se préparer au risque tout en améliorant la vie quotidienne. Pour reprendre la conclusion de Magali Reghezza, tout comme la réduction de la vulnérabilité qu’elle décortique, la promotion de la coexistence pourrait bien être « une démarche qui pour l’instant semble relever d’un discours incantatoire »485.

Au mont St Helens486 comme autour de l’Usu par exemple, les volcanologues n’ont eu de cesse de demander qu’aucune construction permanente ne soit établie dans les fonds de vallée aux abords des volcans, mais ont rarement ou tardivement été écoutés. À Toyakô, il a fallu deux éruptions, en 1978 et en 2000, pour que plus rien ne soit construit à la place des bâtiments détruits par les lahars qui ont débordé deux fois des mêmes talwegs.

Notes
476.

Fiske (1988).

477.

Larrère C., Larrère R. (1997). La relation causale entre Genèse et sentiment de supériorité de l’homme sur la nature a été proposée dans un texte devenu classique de l’historien Lynn White (1907-1987).

478.

Kamô (1988), p. 13 ; « tourner » est la traduction choisie pour le terme run (prendre en charge) dans le texte anglais original.

479.

L’interrogation, en septembre 2007, du catalogue de la bibliothèque nationale de la Diète du Japon kokuritsukokkai toshokan国立国会図書館(8,6 millions de volumes pour les seuls livres, dont près d’un quart en langue occidentale) donne les résultats suivant : 395 références répondent aux mots-clefs kyôson ou kyôsei ; elles traitent de politique internationale dans les années 1960, de biologie dans les années 1980, de la relation à l’environnement ensuite ; quatorze références, depuis 1988, associent l’un des deux termes avec la nature (shizen 自然) ; vingt-six références associent nature et homme (ningen 人間) et soixante-dix-neuf nature et société (shakai 社会) ; toutes, sauf une demi-douzaine, sont postérieures à 1980.

480.

Fujisan hazâdo mappu kentô iin-kai hôkoku-sho富士山ハザードマップ検討委員会報告書.

481.

Cf C6III2a. Les paragraphes du rapport concernant la coexistence sont disponibles via ce lien : http://www.bousai.go.jp/fujisan-kyougikai/report/houkokusyo9.pdf (en japonais).

482.

Sangyô gijutsu sôgô kenkyûsho産業 技術 総合 研究所.

483.

Iwatesan kazan bôsai jôhô sutêshon 岩手山 火山 防災 情報 ステーション. Elle s’intitule « Bureau des volcans de Îhatôbu » (Îhatôbu kazan kyokuイーハトーブ 火山局), en s’inspirant de la nouvelle d’un enfant du pays, Miyazawa Kenji 宮沢 賢治 (1896-1933) « La biographie de Gusuko Budori », in Le coquillage de Feu et autres contes, traduits par Françoise Lecœur (1995), Paris, collection Lettres asiatiques, L’Harmattan, p. 121-163.

484.

Ou encore, pour prendre un exemple étranger, au Stromboli.

485.

Reghezza (2006), p. 38.

486.

Thompson (2001) p. 21.