2. L’assurance de l’État

On peut émettre l’hypothèse que cette coexistence est aussi instrumentalisée par l’État487 pour gérer la protection contre le risque. Coexister pourrait être un mot d’ordre, en réplique à la théorie de l’espace insuffisant. Augustin Berque le soulignait :

‘« Cet archipel étant très montagneux, l’homme n’en occupe en réalité qu’un faible partie. […] Ces réalités naturelles et démographiques ont engendré un lieu commun : le Japon serait un pays qui manque de place. Ce thème revient sans cesse »488. ’

Il serait facile d’en déduire le besoin d’espace supplémentaire et de conquête, si ce n’est le constat imposé par une histoire terrienne plus que maritime et la colonisation tardive de Hokkaidô ; la société japonaise serait « depuis longtemps apte et encline aux fortes densités »489, et c’est de manière délibérée qu’elle a « privilégié une intensification localisée plutôt qu’une extension dans l’espace »490.

Cette concentration et cette intensification spatiale ont malgré tout souvent été associées à l’idée d’étroitesse ou de surpeuplement, un cliché dû autant aux observateurs étrangers du XXe siècle qu’aux Japonais eux-mêmes, comme un mythe qui a entretenu la spéculation pendant la Bulle et permis aux décideurs de faire accepter leurs grands projets d’aménagement491. Dans les faits, le processus d’hyper-concentration généralisé, réel et continu autour de Tôkyô, rend effectivement le foncier rare et cher. Mais cela ne doit pas masquer l’amplification du dépeuplement périphérique qui l’accompagne et qui touche de plus en plus de communes on l’a vu plus haut492 : en 2005, à Hokkaidô, par exemple, ces proportions atteignent 22% de la population et 72% de la superficie493. Les sommes colossales dépensées pour protéger ces aires peuplées de quelques dizaines de milliers d’habitants laissent perplexes les citadins.

L’île ne constitue pas une exception puisque les statistiques des départements de Nagasaki (Unzen) ou Kagoshima (Sakurajima et les Ryûkyû septentrionales) sont similaires. Près des volcans, pourtant, le manque d’espace est un argument de choix pour justifier la politique de protection par les sabô : « Les risques naturels sont multiples au Japon et la place manque ; il faut bien occuper les espaces libres »… et il est admis que l’État prenne en charge la sécurité des riverains. Telle est la raison fréquemment avancée pour expliquer l’exposition au danger, comme un mal nécessaire.

Cette théorie s’accommode d’ailleurs bien avec la coexistence, comme au mont Usu, où avant la dernière éruption déjà, certains affirmaient : « l’objectif du projet Sabô du Mt Usu est de protéger la vie et la propriété des habitants du voisinage des activités volcaniques, qui peuvent occasionner des pertes imprévisibles à tout moment, en veillant à préserver l’environnement et la qualité paysagère. En un mot, nous devons vivre en paix avec le volcan »494. Ainsi la multiplication des ouvrages de défense en béton a participé à la « pacification » de la vie au pied d’un volcan actif ; elle a matérialisé dans les paysages les limites que la société entend imposer aux débordements volcaniques, et par là délimité un « espace de liberté » concédé au volcan, sans certitude que la prochaine éruption s’en contentera.

Dans ce contexte, la coexistence proposée par les programmes de construction vise certes, sous une pression environnementaliste croissante, à intégrer les ouvrages de protection au mieux dans leur environnement naturel, mais il s’agit d’abord d’une volonté de contrôler la nature pour pouvoir bénéficier de ses bienfaits. Des membres de l’Institut de recherche de l’ex-ministère de la Construction, évoquant les dégâts causés par l’éruption de l’Unzen, n’affirmaient-ils pas (Ishikawa et al., 1995) :

‘« Il est fondamental d’empêcher ou minimiser de telles coulées pyroclastiques calamiteuses, pour créer de meilleurs espaces à vivre » ? Tout en reconnaissant l’importance de la prédiction des phénomènes et de la planification des activités humaines, les auteurs appelaient à « un développement actif des technologies pour empêcher ce genre de catastrophe ». ’

Ils proposaient de mettre en place des digues, des barrages et des réservoirs à sédiments pour contrôler le corps principal des coulées, tandis que des filets-écrans en acier permettraient de ralentir ou arrêter les éléments les moins denses, en suspension. Ce type de coexistence « forcée » avec le milieu capricieux est un fragile équilibre entre la mésestimation du danger et la volonté de domination.

Le caractère récent et «léger» de l’occupation de Hokkaidô, l’ampleur de l’éruption de l’Unzen ou le faible peuplement du Sakurajima ne sont pas étrangers à la conception de travaux d’aménagement si amples, qui seraient sans doute difficilement réalisables ailleurs. Hokkaidô, en particulier, possède plus d’espaces libres que le reste du pays, et conserve toujours l’image de terre vierge et pionnière que Berque lui prêtait voilà près de trente ans495.

La période qui va de la «Haute Croissance» (1955-1973) jusqu’à la fin de la décennie 1980 a permis des réalisations techniques imposantes dans l’ensemble du Japon. La création des périmètres sabô, ainsi que leur conséquence sur l’évolution du bâti dans les secteurs à risque, semblent pallier largement l’absence d’astreinte juridique. Les plans d’urgence ont également montré leur efficacité en 2000. Pourtant les espaces exposés sont considérés comme des ressources vitales, pour les citadins en mal de loisirs comme pour les habitants des régions à l’écart des principaux flux d’échanges. À ce titre, ces espaces restent exploités malgré le risque. Rien ne permet d’affirmer que les succès récents sont la marque d’un contrôle effectif de la situation.

Notes
487.

On pourrait tout autant écrire que c’est la coexistence qui instrumentalise la politique de gestion des risques, dans la mesure où c’est justement l’implantation de la population à proximité des volcans qui commande la prise de mesures de prévention et de protection.

488.

Berque (1982), p. 91 sq.

489.

Ibid. p. 95.

490.

Pelletier (2000), p. 109-110, reprenant l’analyse de Berque et ses expressions.

491.

Ibid, p. 114.

492.

Chapitre trois, III. P. 125.

493.

Données de la fédération nationale pour l’autonomie des zones désertifiées (Zenkoku kaso chiiki jiritsu sokushin renmei 全国 過疎地域 自立促進 連盟) : http://www.kaso-net.or.jp/index.htm.

494.

Koshiji et Kimura (1995).

495.

Berque (1976, 1980).