2. Miyake-jima, l’île à réapprivoiser

À Miyake-jima, quatre ans et demi d’abandon ont contribué à l’ensauvagement de l’île. Elle n’a certes pas été désertée pendant la totalité de l’évacuation : une fois le paroxysme éruptif passé, quelques retours à la journée ont été organisés, et une centaine de travailleurs, en moyenne et avec des rotations, se sont occupés de restaurer le réseau routier, de construire de nouveaux logements et de bétonner les lits torrentiels. Mais l’absence de la population résidente a figé le bâti, qui s’est dégradé sur pied, et laissé libre cours à la colonisation végétale. Les montagnes d’encombrants (gomi no yama ゴミの山) ont constitué un trait ubiquiste du paysage durant les premiers mois du retour des évacués (photo 8-2), pendant que le bruit des marteaux et des scies couvrait le chant des akakokko endémiques504 comme les bulletins d’information diffusés par des haut-parleurs répartis sur le pourtour de l’île. Les quantités de dioxyde de soufre émises ont considérablement baissé, mais se sont stabilisées sans cesser complètement.

Le cheptel bovin présent jusqu’à la dernière éruption ne sera pas reconstitué avant longtemps : les pâtures à mi-pente ne sont plus qu’une surface de téphras dénudées. Cela n’empêche pas les épiceries et magasins de souvenirs d’avoir rempli leurs rayonnages d’une des spécialités locales traditionnelles, les gyûnyû sembei 牛乳煎餅(biscuits au lait). Dans les bourgs, il a fallu nettoyer les cendres envahissantes, défricher les bambous qui avaient proliféré, installer des émetteurs dans chaque maison. La population, majoritairement âgée, est fragilisée devant le risque d’affections respiratoires. Pourtant, les masques à gaz proposés à tous sont inutilisés en pratique. Les employés de la mairie, seuls à les porter un temps ostensiblement autour du cou ou accrochés à la ceinture, ont fini par les poser aussi. Bien que la table d’orientation panoramique de l’île soit située dans la zone interdite sommitale, les habitants (et en mai 2006, même un bus aux couleurs de la mairie) n’oublient jamais d’y conduire les touristes de passage, les plus chanceux pouvant apercevoir le mont Fuji à l’horizon.

Le contraste est considérable entre l’opinion des « métro », dont l’opinion négative est façonnée par le discours hyperbolique des médias (sensationnel) et des autorités (prudence), et ceux qui vivent véritablement sur l’île, et qui malgré la situation toujours un peu perturbée, font tout pour retrouver rapidement un mode de vie normal et redonner à l’île une image positive, pré-requis à un nouveau souffle économique. Perrin (2008), dans son analyse de la « reconstruction de l’image » (p. 99-119) a très bien montré ce décalage discursif entre le « dedans » et le « dehors ». Par contre, à rebours de sa conclusion (« le rêve d’îléité de l’homme d’aujourd’hui pousserait à la création de nouveaux territoires », p. 119), il me semble au contraire que c’est le territoire, renouvelé par l’éruption volcanique, qui donne de nouveaux rêves à ceux qui, malgré l’aléa persistant, ont décidé de se réinstaller.

Certes, cette réinstallation ne va pas de soi. La situation de Miike 三池, le secteur de Miyake-jima où l’habitat reste interdit par la municipalité à cause de la persistance de fortes concentrations de soufre, est à cet égard particulièrement illustratif.

Les capteurs de l’ancienne mairie, de l’aéroport et de la caserne de pompiers sont les seuls à toujours indiquer des moyennes mobiles annuelles qui dépassent 0,1 ppm (figure 8-4).

Photo 8-2 – Montagne d’encombrants, barrage
Photo 8-2 – Montagne d’encombrants, barrage sabô et sommet du mont O-yama à Kamitsuki

Photo M. Augendre (2005)

Figure 8-4 – Évolution récente des concentrations en gaz à Miike et autour de Miyake-jima (moyennes mobiles annuelles 2005 -2007)
Figure 8-4 – Évolution récente des concentrations en gaz à Miike et autour de Miyake-jima (moyennes mobiles annuelles 2005 -2007)

Source : Mairie de Miyake-jima ; http://www.miyakemura.com/other/kazangasgurahu.pdf

Photo8-3 A&B – Reconquête et abandon à Miike
Photo8-3 A&B – Reconquête et abandon à Miike

Photos M. Augendre (2007)

Ces concentrations, d’un niveau jugé dangereux par le gouvernement, puisqu’une loi de 1973 fixe le seuil de tolérance horaire à 0,1 ppm505, expliquent que le secteur soit interdit d’accès. Pourtant, malgré le zonage affiché et les désagréments dus à la mauvaise qualité de l’air, sans compter les dégâts causés par les gaz sur la végétation, on peut désormais voir de nouveaux champs défrichés et cultivés, et des maisons remises en état, au milieu d’autres qui tombent en ruine (photo 8-3A). Six mois après la suspension de l’ordre d’évacuation en février 2005, les logements mis à disposition des évacués à Tôkyô ont été réaffectés (ils sont si sollicités qu’ils sont habituellement attribués par loterie), et les anciens habitants de Miyake dont la maison a été détruite, ou qui résidaient auparavant dans les secteurs désormais interdits, ont dû se reloger ailleurs. Ceux qui n’en avaient pas les moyens se sont réinstallés là, malgré les effluves et l’interdiction officielle.

La politique ambigüe de la mairie, qui a interdit la résidence et le tourisme, fermé l’aéroport en accord avec Tôkyô, mais autorisé le retour des entreprises (à la journée) et le passage en voiture dans la zone (pour pouvoir faire le tour de l’île, et surtout accéder au port, utilisé alternativement avec celui d’Ako en fonction du temps), explique que les résidents aient été mécontents et que certains soient finalement passés outre. D’autres ont finalement perdu espoir de vivre et mourir « au pays », moins de deux ans après le début de la réinstallation, comme le montre la photo 8-3B de la maison de ce coiffeur : avant d’abandonner les lieux, il a peint en grosses lettres noires sur le mur face à la route, un poème de style classique en hommage aux saisons506, suivi d’une exclamation en guise d’épitaphe : « Je ne peux plus tenir le coup !! » Mô gambarenai !! SOS Miike.もう頑張れない !! SOS三池.

L’exemple de Miyake montre l’opposition entre deux rapports au volcan à l’heure actuelle. À l’échelle nationale, ce rapport est basé sur la gestion du risque, et la nécessité, pour les autorités, de garantir la sécurité des riverains (tout en s’assurant juridiquement). Localement, par contre, priment l’occupation et l’utilisation du territoire. La coexistence serait ce qui articule ces deux échelles, dans une relation de connexité.

Notes
504.

アカコッコ, « Merle des Izu » qui niche seulement à Miyakejima, dans les îles voisines et dans l’archipel des Tokara (Suwanose, etc.).

505.

D’après une loi de 1973. Dans d’autres pays, ces seuils de tolérances sont variables, entre 0,057 (Chine) et 1 ppm (Argentine). Les données concernant l’activité volcanique, notamment les concentrations en dioxyde de soufre, sont accessibles à partir des sites internet de la mairie et du Kishôchô, respectivement à ces adresses :http://www.miyakemura.com/ et
http://www.seisvol.kishou.go.jp/tokyo/320_Miyakejima/320_So2emission.htm,

506.

Haru wakaba / Natsu wa umi sora / aki yûhi / fuyu wa seifû / tomo ni emi / koko ni seishi / yurusarezu. « Jeunes feuilles printemps / ciel outre-du marin d’été / soleil couchant de l’automne / vent d’ouest hivernal / sourire avec vous / vivre et mourir en ce lieu / ne m’est pas permis ».