La coexistence avec l’activité volcanique la rend familière, et permettrait de développer une certaine « culture du risque », somme d’acquis collectifs et sens donné au risque (des bienfaits et leurs revers). C’est ce qu’affirme par exemple Chester lorsqu’il compare la réponse au risque de quatre pays développés et dotés d’un bagage de connaissances scientifiques commun,l’Islande, le Japon, les États-Unis et la Nouvelle Zélande. Leurs réponses seraient conditionnées par leur différenciation sociétale et culturelle tout autant que par la diversité des éruptions auxquelles ils sont confrontés.
Selon lui, il existe au Japon, comme en Islande, mais à une plus vaste échelle, une « conscience culturelle des risques volcaniques profondément enracinée ». Cette prise de conscience se serait affinée dans le temps long, et parce que l’ensemble de l’archipel a fait face, de façon répétée tout au long de son histoire, à phénomènes naturels violents. Chester l’explique le fait que « l’Islande et le Japon sont remarquables par l’ampleur de l’engagement dont ils font preuve pour atténuer les risques volcaniques, et ceci est partagé par toutes les composantes de leur société »507. Aux États-Unis et en Nouvelle Zélande au contraire, seule une partie du territoire bien circonscrite et plutôt périphérique est confrontée au risque volcanique, et les éruptions historiques (celles qui sont recensées dans les archives) sont minoritaires. Dans cette configuration, l’essentiel de la population actuelle n’a pas dans sa mémoire collective de cadre référent pour les phénomènes éruptifs.
Les concepts de « culture du risque » et de « mémoire collective » mériterait une ample discussion, parce qu’ils posent des problèmes d’échelle autant que de contenu : s’agit-il d’une seule culture, d’une seule mémoire, commune à tous ? Ou bien d’un ensemble de savoirs, savoir-faire et savoir-être conduisant à un comportement individuel approprié ? Reflet des travaux du laboratoire RIVES de l’ENTPE, l’ouvrage dirigé par François Duchêne et Christelle Morel-Journel508, basé sur des enquêtes ethnographiques auprès de riverains, conteste au contraire la portée de l’expression, « forgée au sein de l’appareil gestionnaire, et plus précisément technicien, constitué et animé par (et pour) des spécialistes » (p. 150). Pourtant, dans le cas japonais, il semble difficile de refuser l’existence de logiques plus globales, qui forgent les représentations et les comportements. Ainsi pour Yatabe (2000), « les tremblements de terre – ou jishin 地震 – ont dicté aux Japonais une certaine façon de concevoir la vie et la mort ».
« Culture » sous-entend que la familiarité et la répétition sont une source de meilleure adaptation au risque et, en cas de crise, d’une réaction (individuelle, collective) plus adéquate. Dans les petites îles en particulier, là où la communauté, k yôdôtai 共同体, ses règles coutumières, fubun-ritsu 不文律,et les solidaritésgardent une certaine consistance, cette culture du risque serait mieux préservée qu’autour des volcans rurbains dont la population s’est considérablement renouvelée ces dernières décennies, sous un double mouvement de dépeuplement villageois et de colonisation par des néo-ruraux. Elle compenserait un peu les autres paramètres qui rendent une évacuation plus délicate en contexte insulaire.
Mais il faut reconnaître que la banalisation n’est pas nécessairement un gage de bonne préparation face à la catastrophe. La question des échelles intervient de nouveau, car la répétition des catastrophes est collective, nationale, tandis que l’adaptation est aussi individuelle. Tous les Japonais n’ont pas, personnellement, dû faire face à une éruption ou à un séisme majeur. Masaka まさか!, incroyable, impensable, impossible, s’exclame une victime devant les caméras de télévision après le séisme du printemps 2005, à Fukuoka509. La réaction est bien compréhensible, devant les dégâts causés par le plus fort séisme local depuis plusieurs siècles (magnitude 7), mais aussi tristement comique six mois après la secousse de Niigata au centre du Japon, de magnitude presque égale510.
Les géographes, après les psychologues, ont largement appliqué la théorie de la dissonance cognitive511 au domaine des risques et à l’étude de la vulnérabilité. La dissonance conduit les individus à adapter leurs croyances à leur comportement ou à ce qu’ils voient, et non leurs comportements à leurs connaissances, comme on pourrait l’attendre. Par exemple, il y a une propension au refus de croire que le volcan voisin, mille fois regardé, sinon visité ou parcouru, puisse réellement entrer en éruption et métamorphoser le paysage au-delà de toute capacité humaine. Ce déni initial face aux signes avant coureurs n’est pas l’apanage des riverains, mais peut affecter tout autant les experts ou les gestionnaires. La distance au danger est une donnée essentielle, qui fait intervenir la contiguité. Plus généralement, « chacun voit midi à sa porte », juge et agit en fonction de sa position.
L’opposition entre la théorie de la dissonance et le concept de culture du risque est en partie vaine, puisque la dissonance fonctionne à l’échelle d’abord individuelle (c’est le comportement de l’autruche, ou encore la berlue), tandis que la culture du risque, même modulée par des paramètres qui relèvent du particulier512, conserve aussi une portée collective. La dissonance serait à l’origine d’une accoutumance au risque et d’une « inconscience incompréhensible face à un danger pourtant connu et visible »513. Kamô514 confirme ce mode de fonctionnement face au risque volcanique en s’appuyant sur l’épitaphe aux victimes et les recommandations d’un ingénieur du génie civil après l’éruption du Sakurajima en 1914 :
‘« Les volcanologues et les résidents du Sakurajima et des environs reconnaissent tous la possibilité d’une éruption majeure dans le futur. Et pourtant, lorsque leur vie quotidienne est impliquée, des opinions et des attitudes peu consistantes avec cette reconnaissance émergent souvent. »’En résumé, alors qu’il est admis que là où des éruptions se sont produites, elles se produiront de nouveau, le riverain tendrait plutôt à penser :
‘Ça n’arrivera pas,Au Japon qui, comme d’autres pays, adopte de plus en plus des principes de sécurité et de précaution, ces propos d’un responsable de la sécurité civile américaine (William Lokey, Federal Emergency Management Agency) 515, pourraient être complétés ainsi :
‘…Et si c’est grave, je serai informé et pris en charge par les responsables,Pourtant on n’observe pas de fatalité dans le comportement des insulaires dont la vie a été bousculée par une éruption (ou plusieurs, parfois). À Miyake-jima au printemps 2005, inscrit en gros caractères sur le tableau d’affichage du fond du bureau de poste, ce message encourageant accueillait les clients : « À partir de maintenant, ensemble dans notre Miyake-jima natale, accrochons-nous !! »516.
L’un des évacués forcés de Miyake-jima, Mura Shigeru 村栄, raconte dans deux ouvrages (2001, 2005) la richesse profuse de son île volcanique, l’attachement des insulaires à leur terre et les contraintes d’une éruption particulièrement longue. Miyake-jima, la vie d’exilés modernes – Séisme, éruption, évacuation (2000) est conçu d’abord comme un guide de la nature à Miyake, présentée mois après mois. Le treizième et dernier chapitre relate l’éruption d’août 2000, qui a imposé l’évacuation totale. L’ouvrage, réédité dès 2002, a eu un grand succès, sans doute parce qu’il a permis aux évacués d’emporter dans leur arrachement une partie de Miyake-jima, à moins qu’il n’ait suscité la curiosité des « métropolitains »… Le deuxième ouvrage, Miyake-jima, journal du chemin de croix des quatre années d'évacuation depuis l'éruption, est un témoignage essentiel sur la vie des évacués à Tôkyô, entre septembre 2000 et février 2005.
Pour les personnes âgées surtout, ce fut un véritable « chemin d’épines », au milieu d’une mégapole que tout oppose à leur environnement habituel, et plusieurs décédèrent pendant cette période. Cet exemple montre qu’il faut distinguer les victimes de la catastrophe (fort heureusement, le plus souvent il n’y en a pas), des victimes «de la précaution ». Les habitants de Miyake qui en avaient la capacité rentrèrent dès février 2005, comme l’auteur lui-même. Cet enseignant retraité, résidant à Ako, se plaint depuis des odeurs de soufre qui lui donnent parfois des maux de tête, et font flétrir les plantes de son jardin aux allures tropicales. Des plaques de verre dressées en brise-vent montrent très nettement l’efficacité de la protection qu’elles assurent, comme les serres, à la végétation. Le professeur Mura a entrepris depuis son retour de consigner toutes les alertes et les informations diffusées sur les gaz dans un cahier, où il range aussi les coupures de presses concernant l’activité volcanique.
Pour les jeunes de Miyake, au contraire – question de génération, l’évacuation s’apparenta plutôt à quatre ans de vacances517, avec l’opportunité de jouir des néons de la capitale ou de voir du pays. C’est ce que fit Yamazaki Yûhei 山崎 雄平, masseur et acuponcteur, professeur de yoga sur l’île. Privé par l’éruption de son emploi à la maison de retraite, il en a profité pour voyager en Asie, prendre des cours de yoga et se perfectionner en médecine chinoise. Il y a rencontré sa femme indonésienne, qui l’a rejoint à Miyake cette année. Peu de jeunes sont rentrés sur une île qui a moins de travail et de distractions à leur offrir que Tôkyô. D’autres évacués ont divorcé, ont vu leurs enfants partir, où ont définitivement quitté l’île. Certains qui s’étaient installés juste avant l’éruption, sont revenus ensuite, au moins pour essayer (« parce qu’on peut vivre à peu près », ou « pour voir ce que ça donne »518). Parce que, comme l’écrit Kierkegaard519, « le possible est au moi, comme à nos poumons l'oxygène ».
L’éruption a fait bifurquer les vies. Julie Perrin analyse de manière très détaillée dans son mémoire, données chiffrées à l’appui, le déroulement chaotique de l’évacuation, puis l’éclatement de la communauté insulaire durant la « période Tôkyôte ». Mais cette éruption n’a en rien empêché le retour des résidents. Elle a plutôt opéré un rôle de filtre, de catalyseur, à la manière de toute crise dans un système. D’autres exemples historiques d’évacuations durables avaient été évoqués dans le premier chapitre (Aoga-shima, 1785-1824, Suwanose-jima, 1813-1897). Toutes ces îles reléguées, considérées pendant le shogunat des Tokugawa comme des lieux de bannissement, constituent un modèle de coexistence avec les volcans, que l’exemplarité contribue à recentrer symboliquement. Ces efforts sont fragiles, parce qu’ils sont marginaux, et plus ruraux que citadins.
Chester (1993), p. 249 sq.
« Recherches interdisciplinaires villes, espaces, sociétés ». Duchêne et Morel-Journel (2004).
Un séisme de magnitude 7, qui a fait un mort et plusieurs centaines de blessés, le 20/III/2005. L’épicentre se situait dans la mer de Genkai 玄界灘, sur un prolongement alors inconnu de la faille qui passe sous la ville. Répliques et glissements de terrain ont détruit une large partie du bâti traditionnel d’une petite île située à dix-huit kilomètres au large de Fukuoka, Genkai-jima 玄界島, dont toute la population (sept cents habitants) a dû évacuer temporairement.
Séisme de Chuetsu 中越地震, 23/X/2004, de magnitude 6,9. Il fit trente et une victimes, 2 500 blessés, et imposa l’évacuation de 100 000 personnes (dont certaines sont restées dans des logements temporaires durant plus d’un an).
Cette théorie a été formulée par Léon Festinger (1957) : A theory of cognitive dissonance, Stanford University Press. Réédition 2003, textbook publishers, 291 p.
Ces paramètres individuels sont d’ordre socioculturel (le niveau d’éducation), économique (le niveau de richesse) et spatial (la distance à l’aléa).
Schoeneich et Busset-Henchoz (1998).
Kamô (1988), p. 12.
Propos rapportés par François Le Guern (communication orale, 2001).
Kore kara tomo ni furusato Miyakejima de gambarimashô !!これから 共に ふるさと三宅島で 頑張りましょう !!
« Tanoshikatta ! 楽しかった! » – « C’était super ! »
« Seikatsu gurai dekiru kara 生活ぐらい出来るから » ; « dekiru koto wo yattemiyô 出来ることをやってみよう ».
Traité du désespoir, coll. Folio essais, Gallimard (1988).