2. Un renversement du monde ?

La gestion du risque est traditionnellement centralisée au Japon. L’État moderne a toujours accaparé le pouvoir décisionnel, distribué les fonds pour aménager les régions et pour les travaux de protection, qui se sont multipliés de manière privilégiée autour des volcans. Plus récemment, alors que les appuis politiques locaux du Jimintô (PLD) se délitent et que le parti perd de son omnipotence, que les caisses sont vidées et que les critiques environnementales se multiplient, la marge de manœuvre du gouvernement central s’amenuise. On peut s’interroger sur sa capacité et sa volonté de poursuivre sa politique habituelle. Un tel contexte est une porte ouverte pour l’autonomie et l’initiative locale. En matière de gestion de risque, les élus locaux (maires et préfets) avaient déjà des prérogatives importantes (aménagement de certaines rivières, plans de prévention, évacuations). Depuis le séisme de Kôbe, ils bénéficient en outre d’un comité décentralisé, qui a par exemple fonctionné en 2000 pour l’éruption de l’Usu (avec un PC de crise installé à Date). À côté de ces circuits officiels, des initiatives traversières sont apparues, et des réseaux d’habitants se sont créés spontanément, comme si la catastrophe renforçait (ce qui est finalement peu surprenant) la cohésion sociale. De manière similaire, l’ambitieux projet d’écomusée à Usu est d’abord remarquable par son caractère emblématique d’initiative locale ; il tranche avec les programmes de développement des décennies précédentes impulsés par le gouvernement central et de grandes firmes privées dans les régions périphériques, qui ont pris la forme de grands travaux ou de parcs à thèmes.

Dès 2000, des victimes des éruptions de l’Usu, de Miyake et de l’Unzen ont créé un « réseau d’entraide citoyenne des régions volcaniques »526. Les élus locaux, ainsi que des associations comme la Shimabara Fugen kai déjà évoquée participent à ce réseau : le Tôya nigiwai network, 洞爺にぎわいネットワーク « réseau d’animation de Tôya », pour le mont Usu etネットワーク三宅島, l’association Network Miyake-jima. Le rapprochement de riverains qui ont eu à subir des évacuations longues suite à une éruption durant les quinze dernières années forme un « réseau de réseau », une mise en synergie triangulaire des victimes qui est tout simplement un exemple exceptionnel de partage d’expérience et d’aide mutuelle. Issu du local et pour le local, ce réseau court-circuite les itinéraires décisionnels et les jeux de solidarité territoriale habituels entre Tôkyô et les périphéries. Même si Miyake-jima fait partie du département de Tôkyô, des connexions locales se sont consolidées, et peuvent s’affranchir de la proximité géographique par des liens de connexité.

Le forum fondateur a eu lieu en 2002 à Abuta (Usu), puis les forums annuels se sont succédé, d’abord à Shimabara en 2003, puis à Tôkyô en 2004, faute de pouvoir retourner à Miyake comme prévu. Les victimes du séisme de Niigata en 2004 ont rejoint le réseau en participant au cinquième forum, organisé à Miyake en 2006. Les médias (NHK) et des représentants de l’État (Nishimoto Haruo 西本晴男, directeur de la section sabô en charge des sabô volcaniques et des employés du Kishôchô) étaient également présents. En 2007, un nouveau meeting s’est tenu à l’occasion de la cinquième conférence internationale Cities on Volcanoes qui se tenait à Shimabara en novembre 2007.

Les perspectives de reconstruction (fukkô復興) de Miyake-jima sont l’un des thèmes récurrents de ces forums. En dehors de ces grands rassemblements annuels, une entraide concrète s’est mise en place pour les évacués : une des premières réalisations pour la reconstruction de Miyake a été la distribution aux insulaires du reliquat des sacs utilisés à Shimabara pour collecter les cendres dix ans plus tôt. Pendant la Golden Week de mai 2005, une douzaine de résidents de Shimabara, parfois élus municipaux, sont venus défricher et ensemencer de nouveaux champs à Miyake. Miyashita Kana 宮下加奈, déléguée de Network Miyake-jima installée à Tôkyô, se rendait à l’époque régulièrement au lac Tôya pour participer aux réunions locales.

La création d’un tel réseau d’entraide et de partage d’expérience, unique en son genre, court-circuite le processus décisionnel habituel. Même si ses réalisations sont avant tout symboliques, il montre que le centre décideur urbain n’est plus nécessairement le seul référent pour gérer la relation au volcan. Pourtant, à côté des personnalités fortes, l’implication du reste de la population reste mitigée. Si l’on en juge par la faible participation des habitants au forum citoyen de Miyake-jima en 2006 - une centaine de personnes, dont un cinquième constitué par les organisateurs locaux et les habitants de Shimabara, de Niigata ou des rives du lac Tôya, on peut s’interroger sur la portée de cette dynamique.

Notes
526.

Kazan chiiki no shimin dantai sôgoshien network火山地域の市民団体相互支援ネットワーク ou simplement kazan shimin network. 火山市民ネット, « réseau des citoyens des volcans ». « Network », nettowâku, emprunté à l’anglais, est un terme de plus en plus utilisé depuis quelques années par ces associations de victimes, sans doute pour répondre à une perte de lien et lutter contre l’isolement.