Les périphéries du Japon se seraient consolidées en tant que telles au XIXe siècle, à partir de Meiji527. En extrapolant une étude de cas des Alpes japonaises méridionales, l’historienne Kären Wigen montre comment la formation de l’État meijien peut être considérée comme une « inversion régionale », qui s’accompagne de centralisation et d’industrialisation d’un côté, et de l’autre se traduit par une régression des périphéries, qui perdent leur autonomie et deviennent tributaires d’un dynamisme exogène non maîtrisé. Ce nouveau statut de périphérie, vis-à-vis d’un centre-référentiel unique, Tôkyô, se construit à la charnière XIXe-XXe siècle.
Carol Gluck, historienne, insiste sur le caractère construit et récent de cette « division prétendument naturelle entre Tôkyô-le-centre et des provinces (chihô) périphériques »528, qui se met en place non sans litiges. Chihô地方 (de chi : la terre, l’endroit et hô aussi lu kata : le côté, la direction) désigne la province, le local. Il s’oppose aujourd’hui à chûô 中央, le centre, le milieu. D’après Yatabe (1998), ce couple remplace celui que formaient chihô et machikata町方(coté machi, la ville) à l’époque d’Edo : « Le glissement de l’antinomie ville-campagnes vers celle de centre-périphérie est sans doute révélateur du travail effectué par les pouvoirs successifs depuis 1868 pour sortir l’Archipel de la féodalité ». Cette translation correspond au changement d’échelle dû au passage à l’État nation, et accompagne un processus de centralisation extrême, générateur d’une hiérarchie pesante.
L’anthropologue Tessa Morris-Suzuki (1998) voit dans cette transformation une autre conséquence. Ces périphéries, notamment les plus lointaines, étaient auparavant considérées comme terres exotiques, étrangères, parfois prisons. Elles deviennent à partir de ce moment là, tandis que l’idée de progrès à l’occidentale fait son chemin, de plus en plus des témoignages de l’arriération (temporelle) plutôt que de l’étrangeté (spatiale). Ce transfert contribue aussi à l’unification territoriale et l’homogénéisation identitaire. Pour Millie Creighton (1997), anthropologue, cette intégration a aussi un côté stabilisateur, et sert aujourd’hui de reflet rassurant pour les citadins déracinés. Même si son histoire a été agitée, la même logique a primé tout au long du XXe siècle. La centralisation s’est poursuivie, pour déboucher sur la situation contemporaine :
‘« Le système politique fait de Tôkyô une capitale hyper-centralisée […] l’État aussi contrôle une pyramide de collectivités locales de telle sorte que Tôkyô en apparaît comme le sommet, comme la cité incarnant l’autorité […] La période contemporaine est marquée par une gigantesque bataille, discrète mais bien réelle, entre les grands dirigeants politiques et économiques qui souhaitent accélérer l’intégration métropolitaine de l’archipel, et les collectivités locales, voire le petit patronat, qui s’y opposent. »529 ’Saskia Sassen530, dans une analyse à l’échelle de très grandes villes, opère un transfert de l’état (la périphérie) au processus (rendu par le néologisme de « périphérisation »). Ce transfert fait écho à « oser le désert » de Jacques Lévy, qui remet en cause l’opposition urbain/rural au profit d’un gradient centré sur la ville (qui serait Tôkyô, dans le cas du Japon) :
‘« Dans les pays développés, on trouve des espaces plus ou moins urbains, mais les moins urbains ne constituent plus le cœur d’une autre forme de civilisation, seulement l’extrême périphérie de la ville »531. ’Cette indifférenciation croissante correspond au processus de métapolisation introduit par François Ascher532, qui par l’étalement du phénomène urbain conduit à redéfinir la notion de proximité. Okahashi Hidenori 岡橋秀則 (1996) reprend aussi ce concept de périphérisation pour décrire l’évolution récente des villages de montagnes japonais (sanson), comme une réorganisation et une intégration dans un système d’exploitation commandé par Tôkyô. Une des facettes de cette intégration se lit dans les choix de gestion du risque : elle est bien visible sur les flancs des volcans, avec les ouvrages pharaoniques édifiés au Sakurajima, au Tokachi-dake, à l’Unzen, récemment encore au Mont Usu, qui opèrent un transfert de fonds massifs des contribuables citadins vers les campagnes dépeuplées, comme l’a montré le cinquième chapitre. Mais pour autant, voir dans ces transferts une des causes des problèmes de gestion du risque tels qu’ils sont apparus au chapitre cinq n’est pas totalement exact. Une véritable impasse existe en raison même de ce rapport entre centre et périphérie.
Un exemple à Shimane, où le dépeuplement est prononcé et les grands travaux biens dotés, semble le mettre en évidence533. Dans ce département, le lac Nakaumi 中海 a fait l’objet d’un grand projet de comblement à partir de 1963, pour créer des terres cultivables. Mais l’évolution de l’agriculture a progressivement rendu inutile l’accroissement des surfaces, tandis que les critiques des pêcheurs et des résidents soucieux de la qualité de l’eau se sont multipliées. Alors que l’État abandonne finalement le projet en 2000, les maires riverains réclament au gouvernement des routes, ou encore la reprise de l’assèchement lacustre à un autre endroit, pour compenser le manque à gagner et revitaliser l’économie. C’est l’institution locale même qui sollicite des travaux publics. Hobo Takehiko 保母 武彦, le professeur d’économie de l’Université de Shimane qui relaie la demande d’interruption du projet Nakaumi, réclame plus d’autonomie et rend l’État responsable des difficultés des campagnes, qui sont « le dernier maillon de la chaîne alimentaire » et peinent à maintenir le niveau de vie des résidents. Il rappelle le cas de Yubari534, qui a pâti du plan national de fermeture des mines, manqué le train des projets de stations touristiques promus par le gouvernement central, et n’a finalement pu faire face à la réduction des recettes fiscales allouées par l’État aux collectivités locales.
Le directeur du bureau sabô de Shimabara, Hata Kôji, considère aussi que le cœur du problème est l’antagonisme entre le centre et les provinces. Questionné sur les raisons d’être de l’État constructeur, il met en avant la question de l’efficacité économique, liée à la concentration urbaine, et l’oppose aux ressources rurales difficiles à convertir en indicateurs financiers, comme ses paysages ou son environnement535. Dans ces zones où l’efficacité économique est médiocre, il est indispensable que le gouvernement prenne des mesures d’assistance sous une forme ou sous une autre.La difficulté d’évaluer une juste répartition ou l’existence de malversations n’en sont que les conséquences, et non des causes. Ainsi dans le cas des volcans, l’ampleur du risque combinée au contexte socio-économique périphérique a généré des ouvrages de protection surdimensionnés.
La redistribution des richesses au Japon par le Jimin-tô se fait moins sur une base sociale (allocations individuelles ou familiales) que spatiale, pour mieux contrôler les périphéries dont les élus sont plus soucieux de consensus local que d’appartenance partisane. Pour Bouissou (2003), les « reversements égalisateurs » des recettes fiscales de l’État sont calculés de façon opaque, avec des agrégats compliqués, et distribués de manière arbitraire. Dans les faits, ces chihô kôfuzei 地方交付税, littéralement « taxes d’allocations locales », représentent environ quinze pour cents des ressources locales, composées en tout d’un tiers de transferts de l’État, un tiers d’impôts locaux et un tiers de ressources diverses (emprunts, revenus d’actifs, etc.)
Bouissou voit dans les disparités considérables entre régions l’expression du clientélisme, qui expliquerait que Niigata, la circonscription de l’ancien premier ministre Tanaka Kakuei ou encore Shimane, lieu de naissance de l’ancien premier ministre Takeshita Noboru 竹下登, soient particulièrement favorisées. Il faut ajouter qu’il existe au Japon une tradition d’ancrage dynastique et local des politiciens dans des « fiefs » électoraux. En l’occurrence, ces deux départements sont de surcroît durement touchés par le problème du dépeuplement, ce qui pourrait en partie expliquer les efforts consentis à leur égard.
Bien que la périphérisation s’impose dans les zones rurales comme une cause exogène, des réponses locales et autonomes montrent une capacité d’initiative et d’adaptation endogène dans les marges. Cette réaction est soutenue par des politiques et des fonds de développement spécifiques (en direction des sanson ou des ritô, par exemple), un certain progrès de la décentralisation et l’influence croissante des organisations locales. À la fin des années 1970, un collectif de citoyens, crée le mura okoshi undô村起し運動(« mouvement pour réveiller ou remettre les villages sur pieds ») dans le département d’Ôita. Il est repris et médiatisé en 1980 par le gouverneur local. La revalorisation du terroir combinée à son entretien et au développement touristique s’appuie sur les ressources naturelles, des productions agricoles, artisanales ou culturelles (matsuri, etc.) traditionnelles, parfois époussetées, et transformées en meibutsu名物, « spécialités ». Le slogan isson, ippin一村一品(« un village, un produit ») est mis en pratique dans tout le département. Ôita fut rapidement imitée à travers tout le pays.
Dans ce contexte, les volcans, les paysages éruptifs et leur pittoresque, mais aussi la commémoration des éruptions, donnant lieu à des excursions guidées, constituent une rente de choix. Le processus s’apparente à une « déstandardisation »536 de la production des ressources et des biens touristiques, à une individualisation des lieux. Shima okoshi島起し désigne semblablement un renouveau des îles, et lorsqu’elles sont volcaniques, kazan okoshi火山起しpourrait en être l’équivalent. À Iô-jima, la production d’umi-budô 海ぶどう, le « raisin de mer » ou « caviar vert » (Caulerpa lentillifera), est venu relayer l’exploitation passée du soufre puis de l’opale, tandis que les percussions africaines renouvellent et enrichissent en la métamorphosant l’ancienne culture du taiko 太鼓. Miyake-jima mise sur des activités à la mode comme la plongée, et surtout sur les paysages volcaniques, avec ce moment très rare où il est possible d’observer le retour à la normale de la biosphère soumise à une perturbation éruptive. Aoga-shima vante son jus de fruits de la passion, fruits qui poussent dans des serres chauffées par la géothermie, mais la boisson locale la plus réputée est produite par distillation de patate douce (Aochû 青酎). Dans tout l’archipel, les onsen, surtout ceux qui sont en extérieur (rotenburo 露天風呂), participent bien sûr au catalogue.
Ce « réveil » est ambigu et peu prendre plusieurs aspects. Parfois appelé ritô bûmu 離島ブーム, « le boom des îles », lorsqu’il traduit un engouement touristique pour des espaces « exotiques », ce regain d’intérêt pourrait aussi être provoqué, en partie au moins, par le centre lui-même, sinon l’essor de populations rurbaines ou néorurales (« migrants à l’envers », gyaku degasegi 逆出稼ぎ). Creighton (1997), en analysant la publicité du voyage dans le Japon rural, démontre que le localisme impliqué par ces booms reste abstrait. Un « pseudo-voyage » dans un magasin en plein cœur de Tôkyô permet par exemple de trouver toutes les spécialités alimentaires du Nord sans se déplacer. Encore plus caricatural que ce dépaysement express, le système du furusato kozutsumi 故郷小包, littéralement « colis du village natal », permet d’envoyer à qui l’on veut un souvenir commandé à distance537. Pourtant les îles éloignées ne se dépeuplent pas toutes, même parmi les plus reculées, comme le montre une étude attentive des statistiques démographiques du centre des îles éloignées (Ritô sentâ, 2004a).
Le débat sur la réalité d’une ruralité endogène ne fait pas débat qu’au Japon538. Il permet de mettre en lumière autant les réponses et le rôle nouveau du Japon local, « profond », que le poids croissant et ubiquiste des citadins. Ce mouvement qui s’apparente à une recomposition de la société accompagne la transformation d’un système porté par un parti politique qui a perdu durablement son hégémonie.
Selon le poids donné à l’un ou à l’autre de ces éclairages, le bilan est optimiste ou pessimiste. Il est difficile d’affirmer que ces observations signifient l’enclenchement d’une renaissance réelle. L’idée d’une évolution en spirale partie des communautés rurales et insulaires, d’abord reléguées et soumises au pouvoir exogène de l’urbain, avant de se reconstituer et se renouveler, séduit. Pour Pelletier539 la recomposition des campagnes, telle qu’elle se manifeste, entre autres, par l’affaiblissement du clientélisme et le « surdépeuplement » de près de la moitié du territoire, s’apparenterait plutôt, à l’échelle du XXe siècle, à une déréliction. Ni les projets touristiques exogènes, ni les initiatives locales de revitalisation ne semblent pouvoir la contrer. Si les campagnes s’agitent, profitant parfois des volcans, se pourrait être par énergie de la dernière chance. Parce qu’elles seraient les premières à pâtir de la fin d’un « modèle japonais »540 déjà sur le déclin depuis les années 1990.
Les évolutions à venir sont malaisées à évaluer, car à côté de ferments de mutations irréversibles (vieillissement, urbanisation, etc.) subsistent beaucoup d’inerties, notamment dans le secteur de la construction, qui se maintient parce qu’il sait se transformer, et peut être aussi profite des éruptions récurrentes, qui apporteront longtemps leurs lots de matériaux meubles à stabiliser.
Wigen (1995).
Gluck (1999), p. 14.
Pelletier (2000), p. 110.
Sassen (1982). “Recomposition and peripheralization at the core”, in M. Dixon, S. Jonas and D. McCaugey, eds, The New Nomads: Immigration and the New International Division of Labor, San Francisco, Synthesis Publications, 1982, 88-100.
Lévy Jacques (1994) : « Oser le désert », Sciences humaines, n°4, p. 6-9.
Ascher (1995) : Métapolis, ou l’avenir des villes, Odile Jacob, Paris, 346 p.
Japan Times, 31/VIII/2000.
Asahi Shimbun, 30/III/2007. Yubari est une ancienne cité minière du centre de Hokkaidô, et la première ville japonaise à avoir fait faillite en 2006.
Entretien du 26/IV/2006.
Ulrich Beck (2001) : La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, Paris, Aubier, édition originale 1986. Beck applique ce concept au travail et à l’individualisation des parcours professionnels.
Creighton (1997), p. 250.
Cf. par exemple Roger Béteille vs Bernard Kayser.
Pelletier (2005a), p. 319.
Bouissou (2003).