Chapitre 1 : L’expansionnisme pénal

‘Prison is necessary ; those who ought to go to prison should be put there, and if that means more prisons, more prisons must be built.
Tony Blair, 199338

Le durcissement en matière pénale se traduit notamment par un recours important à l’incarcération et par l’accroissement spectaculaire de la population carcérale qui en découle. David Garland, célèbre criminologue britannique, a forgé le terme « incarcération de masse » (mass imprisonment) pour désigner ce phénomène. Il le définit, premièrement, par un taux d’incarcération et une taille de population carcérale sensiblement au dessus de la norme historique et comparative pour la société en question, et, deuxièmement, par l’incarcération systématique de pans entiers de la population39. Ainsi qu’on le verra, ces deux éléments sont bien présents au Royaume-Uni du New Labour.

Même si le recours important à l’incarcération touche quasiment tous les pays occidentaux depuis le début des années 1990, il est particulièrement prononcé dans les pays anglophones. En effet, la population carcérale aux États-Unis – la plus élevée du monde entier – est passée de 1 295 150 personnes en 1992 à 2 193 798 en 2007, ce qui représente une augmentation de 69,4 %. De même, l’Australie et la Nouvelle Zélande ont témoigné d’une hausse respective de 65,8 % et 72,1 %, comparée à une augmentation de seulement 8,1 % pour la France, 33,8 % pour l’Italie et 34,3 % pour l’Allemagne Le Canada reste une exception, puisque le nombre de détenus a baissé de 3,4 % depuis 1992. L’Irlande du Nord a également enregistré une baisse de 24,9 % au cours de la même période. Pourtant, celle-ci peut s’expliquer en grande partie par la libération des prisonniers politiques – représentant un quart de la population carcérale – suite à la loi sur les peines en Irlande du Nord de 1998 (Northern Ireland (Sentences) Act)40. Elle masque le fait que la population est en hausse depuis son niveau le plus bas de la période : 877 détenus en 2001. En Écosse, la population carcérale est également en train de croître, avec une hausse de 34,6 % depuis 1992. Toutefois, si les augmentations pour certains pays anglophones ont été spectaculaires en comparaison de leurs homologues européens, c’est la population carcérale de l’Angleterre et du pays de Galles qui a explosé de la manière la plus impressionnante, s’élevant de 79,3 % en quinze ans41 et de 33,4 % depuis que le New Labour est arrivé au pouvoir en 199742. La population carcérale y est actuellement à son comble avec 81 458 personnes incarcérées43, ce qui représente 148,8 personnes pour 100 000 de la population nationale44. Ce chiffre est certainement beaucoup plus élevé que la norme historique pour l’Angleterre et le pays de Galles. Le graphique n° 1 montre que cette norme peut être fixée à environ 120 détenus hommes en moyenne pour 100 000 de la population nationale pour la période qui va de 1900 jusqu’au milieu des années 1990, date à laquelle la population n’a quasiment jamais cessé d’augmenter, jusqu’à atteindre environ 270 en 2002. On sait que ce chiffre est encore plus élevé aujourd’hui. La tendance est moins nette en ce qui concerne l’incarcération des femmes (cf. graphique n° 2 ci-dessous), la population étant 44 % plus élevée en 1900 qu’en 200245. Cependant, de 1928 à 1998, la population est restée assez constante, à environ 5 prisonnières pour 100 000 de la population nationale. Ce chiffre est passé de 6 en 1998 à 16 en 2002, confirmant que la tendance actuelle à l’inflation carcérale est bien une anomalie par rapport à la norme historique depuis le début du XXe siècle. D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur prédit que la population pourrait encore augmenter pour atteindre entre 90 250 et 106 550 personnes en 201346. Ces chiffres frappants sont de toute évidence un signe que l’Angleterre est devenue un pays punitif.

Fig. 1 : Nombre de détenus hommes pour 100 000 de la population nationale 1900-2002 Source : Office for National Statistics, Prison Statistics England and Wales 2002 [en ligne], op. cit., p. 5.
Fig. 2 : Nombre de prisonnières femmes pour 100 000 de la population nationale 1900-2002 Ibid.

Le but de ce premier chapitre sera d’examiner en détail les politiques du gouvernement Blair qui pourraient être à l’origine de l’explosion de la population carcérale. On essaiera également d’établir si ces politiques sont vraiment novatrices ou si elles ne représentent qu’un retour au passé. Premièrement, on abordera le durcissement apparent des peines d’incarcération, ainsi que leur prolifération. Deuxièmement, on étudiera l’élargissement de la définition de la criminalité et on verra comment ces derniers changements ont abouti à l’incarcération croissante de groupes qui auraient, dans le passé récent, échappé à une peine d’incarcération : les jeunes, les femmes, les malades mentaux, les demandeurs d’asile, les personnes sans domicile fixe…

Notes
38.

« La prison est nécessaire ; ceux qui la méritent doivent y être incarcérés, et si cela veut dire plus de prisons, plus de prisons doivent être construites. » Propos tenus par Tony Blair le 23 novembre 1993, Hansard [en ligne], vol. 233, col. 344. Disponible sur : http://www.publications. parliament.uk/pa/cm199394/ cmhansrd/1993-11-23/Debate-2.html [page consultée le 3 mai 2007].

39.

David Garland, « Editor’s Introduction : The meaning of mass imprisonment », Punishment and Society, 2001, vol. 3, n° 1, pp. 5-6.

40.

Suite à cette loi, 448 personnes ont été libérées avant l’écoulement de leurs peines. Source : Lord Rooker, Hansard [en ligne], débat du 17 mai 2006, vol. 642, col. WA48. Disponible sur : http://www.publications.parliament.uk/pa/ld200506/ldhansrd/vo060517/text/60517w05.htm [page consultée le 30 avril 2007].

41.

Tous ces chiffres ont été calculés à partir des statistiques fournies par le International Centre for Prison Studies [en ligne],King’s College, Londres. Disponible sur : http://www.kcl.ac.uk/depsta/rel/icps/worldbrief/world_brief.html [page consultée le 30 avril 2007].

42.

En 1997, la population carcérale moyenne pour l’Angleterre et le Pays de Galles était de 61 100. Source : Philip White et Jo Woodbridge, The Prison Population in 1997 [en ligne], Home Office, 1998. Disponible sur : http://www.nationalarchives.gov.uk/ERORecords/HO/415/1/ rds/pdfs/hosb598.pdf [page consultée le 10 juin 2008].

43.

National Offender Management Service (NOMS), Prison population and accommodation briefing for 1 st June [en ligne]. Disponible sur : http://www.hmprisonservice.gov.uk/assets/ documents/10002AEE200706015PSWEBREPORT.doc [page consultée le 8 juin 2007].

44.

Chiffre basé sur une estimation de la population nationale en février 2007 fournie par le Office for National Statistics et publiée sur le site du International Centre for Prison Studies, op. cit.

45.

S ource : Office for National Statistics, Prison Statistics England and Wales 2002 [en ligne], Cm 5996, novembre 2003, p. 4. Disponible sur : http://www.archive2.official-documents.co.uk/ document/cm 59/5996/5996.pdf [page consultée le 30 avril 2007].

46.

Nisha De Silva, Paul Cowell, Terence Chow et Paul Worthington, Prison Population Projections 2006-2013, England and Wales [en ligne],Home Office Statistical Bulletin 11/06, Londres, HMSO, juillet 2006. Disponible sur : http://www.homeoffice.gov.uk/rds/pdfs06/hosb1106.pdf [page consultée le 30 avril 2007].

47.

Source : Office for National Statistics, Prison Statistics England and Wales 2002 [en ligne], op. cit., p. 5.

48.

Ibid.