b) Le nouvel idéal d’amendement

En 1991, Lord Justice Woolf publie son rapport d’enquête sur les émeutes de Strangeways484 dans lequel il identifie le déséquilibre de pouvoir entre les détenus et les autorités pénitentiaires et le manque de justice qui en découlait comme étant les causes principales des troubles. En effet, à partir des années 1970, le mouvement pour les droits des détenus avait gagné du terrain, remettant en question les stratégies de discipline très coercitives mises en place afin de s’attaquer au problème d’une minorité de récalcitrants mais qui se sont vite répandues dans tout le système485. Les porte-paroles de ce mouvement suggéraient que l’état de dépendance dans lequel les détenus étaient contraints de vivre leur donnait droit à des protections spéciales486. Suite aux émeutes de Strangeways, il y a eu une meilleure reconnaissance des droits des détenus, ce qui a permis aux autorités de demander en contrepartie davantage de responsabilité de leur part. Dans cet esprit, Woolf avait proposé l’instauration des compacts – des accords entre les prisons et leurs détenus dans le but explicite de développer le sens de responsabilité de ces derniers, présentant clairement les obligations respectives des deux parties. Ainsi est né le « neo-rehabilitative ideal », en vertu duquel l’État abandonne la coercition au profit d’une stratégie qui vise à faciliter le traitement du détenu en faisant appel à son sens des responsabilités487. Le gouvernement conservateur avait même reconnu que la prison n’est pas forcément le meilleur endroit pour encourager la responsabilité – le livre blanc qui suivait le rapport Woolf, Custody, Care and Justice : The Way Ahead for the Prison Service in England and Wales, faisait explicitement allusion aux effets pervers de l’incarcération : « The effects of imprisonment can be severe. […] Imprisonment can lessen people’s sense of responsibility for their actions and reduce their self-respect, both of which are fundamental to law abiding citizenship488. » Par conséquent, les peines non-privatives de liberté ont été davantage encouragées par la loi sur la justice pénale de 1991.

Même si ce dernier développement a été favorablement accueilli par des réformateurs pénaux tels que le Prison Reform Trust489, il n’était pas le signe pour autant d’un adoucissement de la politique pénale : l’échec du délinquant à assumer la responsabilité de ses propres actions a justifié, d’un côté, des sanctions très lourdes pour le non-respect des conditions d’une peine de substitution, et d’un autre côté, des peines d’incarcération encore plus longues pour ceux qui ont commis un délit tellement grave qu’ils sont considérés comme irresponsables. Il s’agit ici de la bifurcation – la mise en place d’un système dualiste selon lequel on traite les délinquants mineurs avec moins de sévérité, tout en réservant des châtiments de plus en plus durs aux criminels les plus endurcis. Nous avons déjà souligné dans le premier chapitre que ce principe est actuellement menacé par la multiplication des politiques punitives qui prennent dans le filet pénal même les délinquants les plus mineurs. Cependant, la rhétorique d’amendement existe encore et ceux qui acceptent d’être responsabilisés (par exemple, ceux qui respectent les conditions de leur ASBO) peuvent ainsi éviter l’incarcération. D’après le discours officiel, le choix entre la prison et l’amendement dépend du délinquant lui-même, de sa capacité à assumer la responsabilité de ses actions. L’idéal d’amendement a ainsi été redéfini : il s’agit aujourd’hui de considérer les délinquants comme étant des individus entièrement responsables de leurs actions et non plus des individus incapables d’assumer la responsabilité en raison de leurs défaillances personnelles ou leurs difficultés environnementales.

L’application pratique de cette nouvelle philosophie est clairement illustrée par la prolifération au sein des prisons britanniques des offending behaviour programme s – les programmes de traitement ou de formation qui tentent de faire changer les comportements ayant menés un délinquant à commettre son délit (son incapacité à maîtriser sa colère, ses abus de drogue ou d’alcool…). Ces programmes d’amendement cherchent moins à créer des hommes et des femmes meilleurs (pour paraphraser le rapport Gladstone) qu’à simplement responsabiliser le délinquant et ainsi de prévenir le récidivisme. Cette attitude a été clairement énoncée par Paul Goggins, secrétaire d’État responsable des prisons au ministère de l’Intérieur de 2003 à 2006, lorsqu’il s’est exprimé au sujet du Reducing Re-offending National Action Plan : « The whole purpose of this is about reducing reoffending. That has to be the sole purpose. We see education as a means to an end, equipping people with skills to gain jobs that can sustain a life outside of crime490. »

Cependant, en dépit des divergences apparentes entre l’idéal d’amendement tel qu’il a été conçu jusqu’aux années 1960, voire au début des années 1970, et celui qui est mis en avant aujourd’hui, on peut établir des parallèles. D’abord, les politiques d’amendement ont toujours eu pour but de trier les responsables et les irresponsables. Par conséquent, il fallait départager les délinquants entre ceux que l’on considérait réceptifs aux bonnes influences – notamment les jeunes et les détenus condamnés pour un premier délit – et ceux qu’on jugeait imperméables au projet d’amendement, c’est-à-dire les criminels endurcis et ceux qui étaient défaillants (les malades mentaux, par exemple). Pour les premiers, on créa de nouvelles institutions dédiées à l’amendement (les borstal s) et on allégea le régime carcéral afin de faire appel aux sensibilités les plus nobles des détenus. Certains se virent même épargnés une peine d’incarcération, l’échangeant contre une peine de sursis avec mise à l’épreuve. Pour les seconds, les peines de prison très longues leurs ont été imposées afin d’éliminer le risque qu’ils pourraient présenter à la société libre. Par exemple, la loi sur la déficience mentale de 1913 (Mental Deficiency Act) tenta de faire incarcérer les « feeble-minded » – un terme très large inventé en 1876 par Sir Charles Trevelyan491 pour désigner non seulement ceux qui étaient atteints d’une déficience mentale (à distinguer des malades mentaux) mais aussi ceux qu’on pouvait considérer comme moralement défaillants, tels que les ivrognes et les jeunes mères d’enfants illégitimes. La loi fit enfermer quelques femmes qui recevaient l’assistance réservée aux pauvres lorsqu’elles donnaient naissance à un enfant illégitime ou lorsqu’elles étaient enceintes d’un tel enfant492.

Des jugements moraux similaires semblent persister aujourd’hui, se traduisant par la mise en place de peines strictes pour punir ceux que l’on considère comme insensibles aux tentatives de responsabilisation même s’ils n’ont commis aucun acte criminel. On peut citer l’exemple des ASBO imposées aux auteurs d’actes souvent non-criminels mais jugés comme étant simplement indésirables. Le non-respect des conditions d’une ASBO est considéré comme signe d’irresponsabilité, justifiant ainsi l’incarcération. Il semblerait donc qu’aujourd’hui, tout comme à l’âge d’or du positivisme, les irresponsables soient soumis à des peines très strictes quel que soit le discours en vigueur.

Toutefois, le désir de responsabiliser les délinquants est actuellement encore plus marqué que dans le passé, symbolisé de façon la plus grossière par l’abolition du principe de doli incapax qui a permis la criminalisation des enfants âgés de seulement dix ans, désormais considérés comme étant responsables de leurs actes. Tout délinquant est considéré comme déjà responsable dès son premier contact avec le système pénal, ce qui justifie des sanctions très sévères pour ceux qui refusent de se réformer en acceptant cette responsabilité. Par conséquent, alors qu’il existe de nombreuses peines alternatives à l’incarcération pour ceux qui acceptent de se soumettre aux tentatives d’amendement, il existe des peines d’incarcération très longues pour ceux qui refusent. On peut citer ici l’exemple des peines plancher qui punissent très sévèrement des criminels récidivistes. Certains commentateurs soutiennent que, pour ces personnes, la prison actuelle ne représente rien d’autre qu’un entrepôt où l’on « parque » désormais les « irresponsables » dans le seul but de les exclure temporairement du reste de la société responsable493. Le propos de la partie suivante sera d’analyser cette thèse afin de déterminer si le nouvel idéal d’amendement représente une extension de la politique de dureté à l’égard de la criminalité (« tough on crime ») ou bien une réelle tentative de s’adresser aux problèmes du délinquant susceptibles de l’amener à s’enfoncer dans la criminalité.

Notes
484.

Harry Woolf, Prison Disturbances April 1990 : report of an inquiry by the Rt. Hon. Lord Justice Woolf, Cm 1456, Londres, HMSO, 1991.

485.

Joe Sim, « Reforming the Penal Wasteland ? A critical review of the Woolf Report », dans Elaine Player et Michael Jenkins (éds.), Prisons after Woolf : Reform Through Riot, Londres, Routledge, 1994, p. 33.

486.

Genevra Richardson, « The Case for Prisoners’ Rights », dans Mike Maguire, Jon Vagg et Rod Morgan (éds.), Accountability and Prisons : Opening up a Closed World,Londres, Tavistock, 1985, pp. 24-25.

487.

Rod Morgan, « Just prisons and responsible prisoners », op. cit., pp. 135-137.

488.

« Les effets de l’emprisonnement peuvent être graves. […] L’emprisonnement peut atténuer le sens des responsabilités que les gens ont de leurs actions et réduire leur respect d’eux-mêmes. Deux qualités essentielles pour des citoyens respectueux des lois. » In Home Office, Custody, Care and Justice : The Way Ahead for the Prison Service in England and Wales,Cm 1647, Londres, HMSO, 1991.

489.

Prison Reform Trust, Comments on the Green Paper, « Punishment, Custody and the Community », Londres, Prison Reform Trust, 1989, p. 1.

490.

« Le but recherché est la réduction du récidivisme. Cela doit être l’unique but. Nous voyons l’éducation comme un moyen d’y parvenir, donnant aux gens les qualifications nécessaires pour trouver un emploi qui leur permette de vivre hors de la criminalité. » Propos tenus par Paul Goggins, cité dans le rapport du « House of Commons Education and Skills Committee », Prison Education : Seventh Report of Session 2004-05 [en ligne], vol. 1, 21 mars 2005, p. 22. Disponible sur :http://www.publications.parliament.uk/pa/cm200405/cmselect/cmeduski/114/114i. pdf [page consultée le 6 juin 2007].

491.

Leon Radzionwicz et Roger Hood, op. cit.,p. 316.

492.

Ibid., p. 337.

493.

Cette thèse est soutenue notamment par Pratt David Brown, Mark Brown, Simon Hallsworth et Wayne Morrison (éds.), The New Punitiveness : Trends, theories, perspectives,Cullompton, Willan Publishing, 2005 ; par Loïc Wacquant, Punir les pauvres, Paris, Agone, 2004 ; par Nils Christie, Crime Control as Industry : Towards Gulags, Western-Style, Londres, Routledge, 2000 ; par David Garland, The Culture of Control  : Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; et par Malcolm Feeley et Jonathan Simon, « The New Penology : Notes on the Emerging Strategy of Corrections and Its Implications », Criminology, 1992, vol. 30 : 449-474, parmi d’autres.