ii) Le « parcage » des irresponsables

L’analyse qui veut que la fonction de la prison soit passée de l’amendement des détenus au contrôle ou au management d’une partie ciblée de la population a été énoncée par la première fois en 1939 par les sociologues Georg Rusche et Otto Kirchheimer dans leur livre Punishment and Social Structure 494. Ils y défendent la thèse selon laquelle la prison sert principalement à absorber la population superflue, les peines étant moins sévères et le taux d’incarcération étant au plus bas lorsque la demande de main d’œuvre est supérieure à l’offre. Ensuite, dans les années 1980, Steven Box et Chris Hale ont suggéré que la fonction principale de la prison est de démoraliser ses détenus, affaiblissant ainsi une opposition à l’État qui a tendance à fermenter en temps de récession495. Michel Foucault est arrivé à la même conclusion, considérant que la fonction principale de la prison et de créer des « corps dociles » qui se soumettent plus facilement à l’autorité étatique496. En 1992, Malcolm Feeley et Jonathan Simon ont forgé le terme de « new penology » pour parler d’une stratégie pénale qui ne cherche plus à transformer le délinquant mais plutôt à gérer des populations dites difficiles497. Selon ces deux chercheurs, ce développement s’inscrit dans le nouveau discours de management, qui juge l’efficacité des politiques pénales par des indices « objectifs » empruntés au monde des affaires, tels que des analyses coût/bénéfice. En effet, Nils Christie et Loïc Wacquant considèrent la prison comme une véritable institution de parcage : Christie la considère comme un Goulag moderne498, alors que Wacquant la décrit comme un ghetto judiciaire499. Tous deux considèrent qu’elle existe pour contenir les nouvelles « classes dangereuses » qui menacent la stabilité de l’économie moderne dont le succès dépend d’un État providence grandement réduit. Bien que Pratt et al. voient des échos de la politique pénale pré-moderne dans les régimes pénitenciaires qui ne cherchent plus à redresser les détenus, ils considèrent que la politique pénale actuelle se distingue grandement de celle qui prévalait pendant la plupart du XXe siècle500. On s’interrogera sur l’utilité de ces théories comme outil d’explication de la politique pénale actuelle dans la seconde partie de cette thèse ; pour l’instant, on se contentera de se demander si le régime des prisons anglaises contemporaines les confirme ou les infirme. Le but d’amendement a-t-il réellement été abandonné en faveur d’un discours de management des populations difficiles ?

Notes
494.

George Rusche et Otto Kirchheimer, New York, Columbia University Press, 1939. Une nouvelle édition a été publiée en 2003 par Transaction Publishers.

495.

Steven Box et Chris Hale, « Unemployment, Crime and Imprisonment, and the Enduring Problem of Prison Overcrowding », dans Roger Matthews et Jock Young (éds.), Confronting Crime,Londres, Sage Publications, 1986, pp. 72-96.

496.

Michel Foucault, op. cit., pp. 159-199.

497.

Malcolm Feeley et Jonathan Simon, « The New Penology », op. cit.

498.

Nils Christie, Crime Control as Industry, op. cit.

499.

Loïc Wacquant, Punir les pauvres, op. cit.

500.

Pratt et al., op. cit.