b) De l’assistance sociale au contrôle

Après une brève période de réforme progressive au sein des prisons dans le sillage du rapport Woolf de 1991, une série d’évasions a provoqué un renforcement des mesures de sécurité. Écrivant en 1995, Stephen Shaw, ancien directeur du Prison Reform Trust, constatait que l’équilibre délicat entre la sécurité et la justice, tel qu’il a été énoncé par Woolf, a été rompu en faveur de la première, l’amenant à déclarer : « To all intents and purposes the path of reform which the Woolf Report set out has been abandoned545. » Il explique que la participation des détenus à des activités constructives a été limitée et que l’augmentation des fouilles pratiquées sur les détenus et leurs visiteurs a porté atteinte à la dignité humaine546. Les préoccupations concernant la sécurité générale, plus précisément concernant la protection du public, ont eu une influence significative sur la politique des peines, expliquant notamment la mise en place de peines exceptionnelles comme l’Indeterminate Sentence for Public Protection. Michael Tonry, criminologue américain, soutient cette idée : il considère que le gouvernement britannique actuel veut surtout s’assurer de ne pas être tenu pour responsable lorsqu’un crime grave est commis547.

Par conséquent, les droits de l’homme des détenus anglais sont actuellement menacés. Par exemple, dans un mémorandum soumis au Joint Committee on Human Rights, le Prison Reform Trust constate que les prisons anglaises ne respectent pas les articles 2, 3, 8 et 14 de la Convention européenne des Droits de l’Homme548. Il souligne que l’augmentation du nombre de suicides et l’incapacité d’assurer la sécurité des détenus partageant des cellules ne respecte pas l’article 2 qui garantit que « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi »549. La dégradation des conditions de vie relative au surpeuplement va à l’encontre de l’article 3 qui assure que « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants »550. L’article 8, qui stipule le droit au respect de la vie privée et familiale, est bafoué par les limitations imposées au droit de visite, notamment en raison du fait que de nombreux détenus sont détenus loin de chez eux – en 2002, on estimait que 12 500 personnes étaient détenues à plus de 150 kilomètres de chez elles551. Enfin, l’article 14 interdisant les discriminations serait enfreint par l’incarcération d’un nombre disproportionné de personnes issues des minorités ethniques – 22 % de la population carcérale totale en Angleterre et au pays de Galles. En dix ans, de 1992 à 2002, le nombre de personnes incarcérées issues des minorités a augmenté de 124 %552. En outre, on a reproché au service d’avoir échoué à mettre en place des structures spécialement adaptées aux personnes handicapées553.

Quel que soit le bienfondé d’une telle grille d’analyse, elle a de quoi à susciter de vraies inquiétudes. En effet, l’ancien Commissaire européen aux droits de l’homme, lors d’une visite au Royaume-Uni en novembre 2004, a critiqué les conditions de détention dans les prisons britanniques. En dépit du constat que « the material conditions in the United Kingdom’s prisons would appear to be fairly good », il a estimé qu’en raison du problème de surpeuplement, « the conditions of detention in some of the United Kingdom’s more crowded prisons cannot be considered to meet international standards »554. Il a notamment été frappé par le fait que la question de l’introduction des visites privées soit considérée comme tabou au Royaume-Uni555. D’ailleurs, à quelques rares exceptions près, les détenus ont de grandes difficultés à faire valoir leurs droits. En 1991, Woolf avait explicitement fait référence aux problèmes de responsabilité légale au sein des prisons britanniques. En conséquence de quoi un médiateur indépendant pour les prisons et le service de probation a été institué en 1994 afin de répondre aux plaintes des détenus.

Cependant, l’opinion dominante au Royaume-Uni est que les détenus renoncent à un certain nombre de droits lorsqu’ils commettent un délit, ce qui permet d’évoquer des privilèges plutôt que des droits. En effet, le gouvernement britannique actuel a récemment avancé ce point de vue dans un rapport consultatif, publié en 2006 en réponse à la décision de la cour européenne des droits de l’homme d’accorder le droit de vote à tout détenu britannique556, en dépit de la privation des droits électoraux des détenus aux termes de l’article 3 de la loi sur la représentation du peuple de 1983 (The Representation of the People Act). Lord Falconer, le Lord Chancelier, a déclaré :

‘Successive UK Governments have held to the view that the right to vote forms part of the social contract between individuals and the State, and that loss of the right to vote, reflected in the current law, is a proper and proportionate punishment for breaches of the social contract that resulted in imprisonment. That remains this Government’s position […] 557 .’

Même si le gouvernement britannique actuel a proposé d’exempter certains détenus, comme ceux qui sont condamnés à des peines d’incarcération assez courtes, de la règle générale de la privation des droits électoraux, son refus de supprimer entièrement cette règle (que la cour européenne a déclarée incompatible avec l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme) illustre cette sous-estimation récurrente de la question des droits des détenus. Ceci s’explique principalement par le fait que les détenus sont considérés dans la tradition pénale britannique comme des personnes à part, en quelque sorte des « non-citoyens ». En effet, Shaw explique que l’attitude à l’égard des détenus a beaucoup changé entre la publication du rapport Gladstone en de 1895 et celle des rapports de Sir John Woodcock en 1994 et de Sir John Learmont en 1995 concernant les évasions des prisons de Whitemoor et de Parkhurst respectivement. Il note que, à l’instar du rapport Woolf, le rapport Gladstone considérait que les détenus étaient des « real people » (« vraies personnes ») qui ont la capacité de changer et de s’améliorer. Ces derniers rapports, en revanche, estiment que les détenus sont des « shadowy, dangerous figures, phantoms who must be exiled or controlled » (êtres mystérieux et dangereux, des fantômes qu’il faut exiler ou contrôler)558. Leur statut d’exclus, différents des gens « normaux » respectueux des lois, justifie la privation de certains de leurs droits, voire l’incapacité à leur garantir des conditions de vie décentes. Intentionnellement ou non, cela rend le projet d’amendement quasiment impossible à réaliser, faisant des prisons des lieux de « parcage » plutôt que des « institutes for social learning ».

Michel Foucault, constatant qu’à toutes les époques les prisons ont échoué dans leur tâche d’amendement des détenus, affirme que cela n’était pas accidentel. Il parle ainsi du « grand échec de la justice pénale » dans la mesure où elle n’empêche pas le récidivisme, ne faisant que « fabriquer des délinquants »559. Paradoxalement, depuis la naissance de la prison (qui, d’après Foucault, date du début du XIXe siècle), « la proclamation de l’échec de la prison [a toujours été] accompagnée de son maintien »560. Pour lui, la logique du paradoxe se trouve dans la capacité de la prison à « gérer les illégalismes », c’est-à-dire à différencier entre les illégalismes qui doivent être réprimés et ceux qui sont tolérables, créant ainsi des normes de comportement très clairs et permettant à l’État de concentrer sa surveillance sur un groupe d’individus bien définis561. C’est pour cette dernière raison que la prison est considérée comme efficace lorsqu’elle marque le délinquant de façon indélébile, assurant qu’il puisse être surveillé en permanence562. Cette position est soutenue par David Garland563 : même s’il conteste l’historicisation de Foucault (il date la naissance du projet d’amendement et donc le début de la prison « moderne » à la fin du XIXe siècle), il estime également que le succès de la politique pénale réside non pas dans sa capacité à redresser le délinquant mais à normaliser la population toute entière en dressant des frontières entre les populations difficiles et les autres. Pour Garland, le besoin de renforcer ces divisions était d’autant plus important au moment des premiers balbutiements de l’État providence et de l’élargissement de la citoyenneté. La prison permettait à l’État de sélectionner les populations qui méritaient l’accès à la citoyenneté et les nouveaux privilèges qu’un tel statut leur conférait.

L’utilité de cette thèse pour expliquer la politique pénale contemporaine fera l’objet d’une étude plus détaillé dans la seconde partie, mais on peut d’ores et déjà prétendre que les tendances identifiées par Foucault et Garland sont manifestes au Royaume-Uni de Tony Blair en dépit de son réel engagement pour l’amendement des détenus. On voit que l’administration néo-travailliste, comme les gouvernements tout au long de l’histoire, cherche constamment à dresser des barrières entre les « bons » et les « mauvais », entre les « law-abiding people » et les « lawless » ; que les prisons britanniques échouent dans leur tâche d’amendement des détenus, ce qui est mis en relief par le taux de récidivisme très élevé564 ; et que l’instauration de nouvelles lois permettent la surveillance du délinquant non seulement pendant son incarcération mais également après sa remise en liberté. Ainsi, même si les prisons britanniques échouent dans leur tentative d’amendement des détenus, elles fonctionnent très bien comme des institutions de contrôle avec une forte capacité punitive.

En adoptant le point de vue de Foucault, on ne verrait rien de nouveau dans ce développement. En effet, nous avons vu que le projet d’amendement a été sans cesse menacé par celui de dissuasion, même lorsqu’il était à son apogée, et la prison a toujours servi de machine à trier. Toutefois, pendant une grande partie du XXe siècle a prévalu une certaine confiance en la fonction réformatrice du système pénal. Aujourd’hui, par contre, même si le discours officiel vante encore les valeurs du projet d’amendement, on considère que c’est au délinquant de faire l’effort de changer : son amélioration dépend entièrement de lui et non plus de l’intervention de l’institution pénale. D’ailleurs, ce discours est réservé aux petits délinquants, les criminels plus dangereux étant condamnés à des peines d’IPP qui peuvent se transformer en peines à perpétuité, symbole ultime de la perte d’espoir en la possibilité de l’amendement.

Le passage d’un système pénal qui privilégie l’assistance au délinquant à un système qui recherche davantage le contrôle est également confirmé par la métamorphose du Probation Service. La création d’un service de probation et de sursis avec mise à l’épreuve par la Probation of Offenders Act de 1907 a été interprété de deux façons très différentes. Pour certains historiens, comme Leon Radzinowicz, ce développement est considéré comme un progrès humanitaire, inscrivant pour la première fois le travail social dans le système pénal565. L’objectif était la prévention de la criminalité par l’amendement du délinquant qui devait être surveillé en dehors de la prison566. Malgré le fait que l’agent de probation était tenu de signaler tout acte de mauvais comportement de la part du délinquant au tribunal, il était d’abord conçu comme un travailleur social qui, aux termes de la loi de 1907, était censé « advise, assist and befriend » (« apporter conseils et assistance au délinquant et le prendre sous son aile »)567. Les historiens révisionnistes ont toutefois remis cette bienveillance en question, considérant qu’elle servait à étendre le contrôle étatique depuis l’intérieur des quatre murs de la prison jusqu’au sein de la société libre. Au début du XXe siècle, cette affirmation était difficilement soutenable étant donné qu’en 1911 seuls 4 % des délinquants adultes ont été condamnés à une peine avec sursis568. Même en 1966, date à laquelle le projet d’amendement était à son apogée, les ordonnances de probation n’étaient imposées que dans 15 % des affaires impliquant des hommes569. En 1975, ce chiffre a encore baissé à seulement 5 %570. La tendance s’est renversée dans les années 1980 lorsque le pourcentage des délinquants condamnés à une ordonnance de probation a doublé, passant de 5,4 % en 1977 à 10,9 % en 1987571.

Il est possible qu’à cette époque le regain d’enthousiasme pour la probation s’explique par le climat moins punitif en matière pénale qui s’était instauré au ministère de l’Intérieur entre 1985 et 1989 sous la direction de Douglas Hurd. Hurd lui-même avait mis en avant la probation et d’autres alternatives à l’incarcération, déclarant en 1985 : « For those convicted of less serious offences, the argument that custody should be used sparingly, and that non-custodial penalties should be used wherever possible, seems to me entirely persuasive572. » Cependant, l’augmentation des peines de probation durant cette période pourrait également s’expliquer par le fait que la loi sur la justice pénale de 1982 avait renforcé l’ordonnance de probation en permettant aux tribunaux d’y ajouter davantage de conditions, notamment le besoin de se rendre à un attendance centre pour une durée allant jusqu’à soixante jours. Les conditions étant plus strictes, la probation n’a pas fonctionné comme alternative à l’incarcération573. Le nombre de conditions d’une ordonnance de probation a augmenté au fil des années pour atteindre 14 en 1992574.

En 2002, l’ordonnance a été remplacée par la Community Rehabilitation Order et on y a ajouté encore une condition575. Finalement, en 2005, la Single Community Order a remplacé toutes les peines de substitution. Nous avons déjà noté ci-dessus576 que cette dernière ordonnance risque de « surcharger » le délinquant de conditions qu’il aura du mal à respecter, ce qui pourrait avoir un effet de netwidening. Par conséquent, il semble qu’aujourd’hui, plus que lors des premiers balbutiements du service de probation, les révisionnistes aient raison d’attirer notre attention sur la capacité punitive des peines de substitution.

En effet, le gouvernement britannique actuel réitère constamment le besoin d’améliorer l’image des peines de substitution aux yeux du public et des juges en les rendant plus sévères. Il a ainsi proposé que plus de pouvoir soit donné aux agents de probation pour sanctionner directement le non-respect d’une peine de substitution sans être obligés de présenter le délinquant dont ils ont la charge devant un tribunal577. Cette mesure contribue à saper le rôle d’assistance sociale de l’agent de probation en mettant davantage l’accent sur son rôle de surveillance. Ce développement ne représente toutefois rien de nouveau. Déjà, en 1991, la loi sur la justice pénale a redéfini le rôle de l’agent de probation : sa fonction n’était désormais plus de « advise, assist and befriend » mais d’œuvrer à la réduction de la criminalité, à la protection du public, à l’amendement du délinquant et au « punishment in the community » (châtiment au sein de la collectivité)578. En 2001, les frontières entre l’assistance sociale et le châtiment ont été encore brouillés avec la création du National Probation Service, réunissant tous les services régionaux en un seul organisme (suite à la loi sur la justice pénale et les services judiciaires de 2000 – The Criminal Justice and Court Services Act). Fait révélateur, la loi de 2000 a imposé au nouveau service le devoir légal de travailler avec la police afin d’établir des Multi-Agency Public Protection Arrangements (MAPPA), dont la fonction est de gérer les délinquants dangereux en dehors de la prison et de prévenir leurs victimes lorsqu’ils sont condamnés à une peine d’incarcération d’un an ou plus. Cela signifie que la victime et toute victime potentielle sont désormais placées au premier plan. En ce qui concerne le délinquant, il est devenu plus un risque à gérer qu’un individu à aider. En effet, la première directrice du service, Eithne Wallis, a expliqué qu’elle voulait développer le service dans un sens contraire à sa fonction originelle, c’est-à-dire faciliter son évolution d’un service d’assistance sociale, centré sur le délinquant, à un service plus « victim-centred »579.

Une nouvelle fois, le rééquilibrage du système pénal, tant vanté par l’administration néo-travailliste, se traduit par un penchant de la justice en faveur de la victime, au détriment du délinquant. Par conséquent, l’assistance au délinquant n’est valorisée que dans la mesure où elle est capable de réduire la criminalité. Mike Nellis explique que :

‘Treatment and education were to be offered to offenders no longer as ends in themselves, but as a means of preventing the next victim. Rehabilitation, once a principal above all others in probation, was merely one means among several to achieving the purpose of public protection, and if the offer was not taken up by the offender, other, more coercive, means would be resorted to 580 .’

Charles Clarke, ministre de l’Intérieur de décembre 2004 à mai 2006, dans l’introduction au rapport consultatif du gouvernement sur le dernier changement proposé concernant le service de probation, Restructuring Probation to Reduce Re-offending, déclare : « If we are to cut crime overall, we have to put preventing re-offending at the centre of the organisation of our correctional services581. » Le mot rehabilitation n’apparaît nulle part dans le rapport. En effet, il semble qu’en pratique la nouvelle devise du gouvernement soit le management, maintenant officiellement incarné dans le nouveau National Offender Management Service (NOMS), l’organisme établi en 2004, suite au rapport de l’homme d’affaires Patrick Carter582, afin de coordonner les fonctions des services pénitenciaire et de probation. La réunification des deux services dans le but de « gérer » le délinquant d’un bout à l’autre du système risque de saper encore davantage la philosophie d’assistance sociale, partie intégrante du service de probation depuis ses premiers balbutiements. Ceci était l’intention expresse du gouvernement Blair. En 2000, un membre du ministère de l’Intérieur, Paul Boateng, a déclaré : « We are moving away from a social work type of befriending model, no one should be under illusions about this […] we intend to form the national probation service on law enforcement583. »

Le projet de loi sur la gestion des délinquants (The National Offender Management Bill qui a reçu l’assentiment royal en juillet 2007) prévoit que les secteurs privé et bénévole peuvent désormais devenir prestataires de services de probation. Cette réforme est également sujette à de vives critiques, notamment de la part du National Association of Probation Officers (NAPO, le syndicat des agents de probation en Angleterre, au pays de Galles et en Irlande du Nord). Si le projet de loi est promulgué, le service de probation n’aura plus le monopole de ces prestations qui seront désormais ouvertes à la concurrence (contestability) entre les secteurs public, privé et bénévole. Nous verrons plus tard que ce principe a déjà été appliqué au service pénitenciaire, ce qui a également suscité de fortes polémiques584. Cependant, son application au domaine de la probation a suscité les résistances les plus vives chez ceux qui considèrent qu’il menace le futur du service en tant que service social. Les détracteurs de la réforme admettent la valeur de la collaboration avec le secteur bénévole – après tout, le service actuel trouve ses origines dans le bénévolat, après qu’un imprimeur londonien, Frederic Rainer, ait fait un don à la société de tempérance pour payer un missionnaire chargé d’éviter aux petits délinquants alcooliques d’aller en prison585. Ils affirment que les organisations caritatives peuvent apporter bon nombre d’avantages, notamment le fait qu’elles soient souvent mieux placées pour fournir des services très spécifiques, adaptés aux besoins des personnes les plus marginalisées, étant à la fois indépendantes et détentrices de connaissances spécialisées586. Pourtant, ils craignent que cette indépendance puisse être menacée par le fait que de telles organisations seront obligées d’entrer en concurrence avec d’autres organisations publiques et privées avant de « gagner » le droit de devenir prestataires de services. Par conséquent, Julian Corner, directeur général de l’organisation caritative Revolving Doors 587, a annoncé que rien n’empêche ces organisations de « vendre » leur expertise au gouvernement en se conformant aux critères de ce dernier, ce qui compromettait ainsi leur capacité à offrir des services novateurs et originaux588. C’est pour cette raison que Harry Fletcher, directeur de NAPO, conseille le partenariat à la place de la concurrence recommandée par le projet de loi sur la gestion des délinquants589.

Les craintes que la philosophie d’assistance sociale du secteur bénévole soit subordonnée à celle de management du gouvernement central semblent être justifiées. D’abord, en dépit de la rhétorique de décentralisation, le pouvoir sera désormais plus que jamais concentré au ministère de l’Intérieur. C’est précisément cette question de centralisation qui a suscité les critiques des nombreux détracteurs du projet de loi lors de son passage à la Chambre des lords en avril 2007590. Deuxièmement, on a suggéré que la création du National Probation Service en avait déjà transformé le rôle : Julian Corner affirme que le service est devenu obnubilé par des cognitive behavioural programmes (également connus sous le nom de offending behaviour programme s 591) au point qu’il n’est plus conscient des vrais problèmes émotionnels et pratiques de ses « clients »592.

L’adoption de cette nouvelle philosophie de management est également confirmée par l’incorporation du Electronic Monitoring Unit – l’organisation gouvernementale responsable de la surveillance des délinquants au moyen des dispositifs électroniques (actuellement en sous-traitance à l’entreprise privée Group 4 Securicor Justice Services) – au National Probation Service en janvier 2003593. La dépendance excessive vis-à-vis des nouvelles technologies de surveillance risque de rompre les liens de confiance qui liaient traditionnellement le délinquant à son agent de probation. C’est ainsi que le rôle de ce dernier passe de l’assistance sociale à la gestion du risque594, ce que David Garland considère comme le signe d’une nouvelle « culture du contrôle » dans laquelle le pénal est substitué au social595. Mike Nellis soutient Garland sur ce point, concluant :

‘So the future is indeed as bleak as Garland envisages it at the end of The Culture of Control – humanistic values, the only standpoint from which one might resist the onslaughts of managerialism, and the debasements which follow, are ceasing to have credibility in criminal justice 596 . ’

Cent ans après la création du service de probation, il apparaîtrait que, malgré la forte résistance de nombre de ses agents, un nouveau durcissement ait infiltré « the last remaining branch of our social services » (le dernier de nos services sociaux)597, ainsi qu’il a été qualifié.

En conclusion, il semble qu’en dépit du fait que le but d’amendement des délinquants fasse partie du discours pénal depuis au moins le XVIe siècle avec la création de la Bridewell, il ait toujours eu du mal à s’imposer comme le principe phare du système pénal anglais. Il lui a fallu systématiquement rivaliser avec les buts concurrents de châtiment, de protection du public et de dissuasion générale. Dans ce sens, l’échec de l’amendement dans les prisons actuelles ne représente rien de nouveau. Cependant, on peut déceler une certaine nouveauté dans la façon dont le délinquant est perçu. Si, au début du XXe siècle, on le considérait souvent comme une victime des circonstances sociales, aujourd’hui on le considère comme un être entièrement responsable de ses propres actes. Étant donné que le délinquant est désormais rendu responsable de sa propre « guérison », le rôle de l’État est réduit à la simple « gestion » de la délinquance. L’optimisme qui prévalait à l’apogée du positivisme s’évanouit alors que la prison reprend sa fonction traditionnelle d’institution d’exclusion ou, comme Garland l’a qualifiée, de « zone de quarantaine »598. Cette fonction s’est déjà imposée au XXe siècle avec l’abolition d’autres formes d’exclusion punitive comme la peine de mort599 et la déportation de délinquants vers les bagnes coloniaux600. Ce qui est vraiment novateur est la capacité de la politique pénale actuelle d’étendre cette fonction d’exclusion en dehors des quatre murs de la prison. Le but de la deuxième partie du présent chapitre sera d’étudier comment les zones d’exclusion – métaphoriques et réelles – sont répliquées à l’extérieur de la prison.

Notes
545.

« À toutes fins pratiques, la voie de la réforme tracée par le Rapport Woolf a été quasiment abandonnée. » In Stephen Shaw, « For Gladstone, read Woodcock and Learmont », dans Gladstone at 100, op. cit., p. 25.

546.

Ibid., pp. 27-28.

547.

Michael Tonry, op. cit., p. 20.

548.

Prison Reform Trust, mémorandum au « Joint Committee for Human Rights : Sixth Report » [en ligne], mars 2003. Disponible sur : http://www.publications.parliament.uk/pa/jt200203/jtselect /jtrights/67/67ap19.htm [page consultée le 8 juin 2007].

549.

Ibid.

550.

Ibid.

551.

Ibid.

552.

Rachel Councell, The Prison Population in 2002 : A statistical review [en ligne] Home Office Findings no. 228, p. 3. Disponible sur : www.homeoffice.gov.uk/rds/pdfs2/r228.pdf [page consultée le 8 juin 2007].

553.

Prison Reform Trust, mémorandum, op. cit.

554.

« […] les conditions matérielles dans les prisons du Royaume-Uni semblent assez bonnes » mais « […] les conditions de détention dans certaines des prisons les plus surpeuplées du Royaume-Uni ne peuvent être considérées comme conformes aux normes internationales », in Alvaro Gil-Robles, « Report by the Commissioner for Human Rights on his visit to the United Kingdom, 4th-12th November, 2004 » [en ligne], CommDH(2005)6, Bureau du Commissaire aux Droits de l’Homme, Strasbourg, le 8 juin 2005, art. 121 et 124, p. 38. Disponible sur : http://www.statewatch.org/ news/2005/jun/coe-uk-report.pdf [page consultée le 23 mai 2007]. En français : pp. 44 et 45, http://www.libertysecurity.org/IMG/doc/CommDH_2005_6_F.doc

555.

Ibid., p. 40.

556.

Hirst v. The United Kingdom (NO.2) (Application no. 74025/01).

557.

« Des gouvernements britanniques successifs se sont tenus au point de vue que le droit au vote fait partie du contrat social entre les individus et l’État, et que la privation de ce droit, telle qu’énoncée dans la loi actuelle, constitue un châtiment approprié et juste pour le non-respect du contrat social qui a conduit à l’incarcération. Cela reste la position de ce gouvernement […]. »In Lord Falconer, The Voting Rights of Convicted Prisoners Detained within the United Kingdom : The UK Government’s Response to the Grand Chamber of the European Court of Human Rights judgment in the case of Hirst v. The United Kingdom, Department for Constitutional Affairs, Consultation Paper CP29/06, décembre 2006, p. 3. Disponible sur : http://www.dca.gov.uk/
consult/voting-rights/cp2906.pdf [page consultée le 11 juin 2007].

558.

Stephen Shaw, op. cit., p. 32.

559.

Michel Foucault, op. cit., pp. 308-317.

560.

Ibid., p. 317.

561.

Ibid., p.p. 317-333.

562.

Ibid., pp. 324-333.

563.

David Garland, Punishment and Welfare, op. cit.

564.

Une analyse officielle des délinquants âgés de plus de 18 ans remis en liberté ou qui ont commencé à purger une peine de substitution durant le premier trimestre 2004 montre que 55,5 % d’entre eux ont récidivé ou ont été condamnés à nouveau dans les deux années suivantes. Source : Jack Cunliffe et Adrian Shepherd, Re-offending of Adults : Results from the 2004 cohort [en ligne], Home Office Statistical Bulletin 06/07, mars 2007, p. 5. Disponible sur : http://www.homeoffice.gov.uk/rds/pdfs07/hosb0607.pdf [page consultée le 11 juin 2007].

565.

Leon Radzionwicz et Roger Hood, op. cit., pp.633-647.

566.

Ibid., pp. 463-464.

567.

Ibid., pp. 464-465.

568.

Ibid., p. 647.

569.

Barbara Wootton, op. cit., pp. 118-119.

570.

Ibid., p. 119.

571.

Prison Reform Trust, Comments on the Green Paper, op. cit., p. 6.

572.

« Concernant ceux qui sont condamnés pour de petits délits, je souscris pleinement à l’argument selon lequel l’incarcération ne doit être utilisée que rarement, et qu’on doit privilégier les peines de substitution.» In Douglas Hurd, « The Government’s Prison Strategy », dans Prison Reform Trust, Politics and Prisons : Prison Reform Trust Lectures 1985-1986, op. cit., p. 42.

573.

Andrew Ashworth, Custody Reconsidered : Clarity and Consistency in Sentencing, Policy Study n° 104, Londres, Centre for Policy Studies, 1989, p. 12.

574.

George Mair, Noel Cross et Stuart Taylor, The Use and Impact of the Community Order and the Suspended Sentence Order [en ligne],Centre for Crime and Justice Studies, 2007, p. 9. Disponible sur : http://www.kcl.ac.uk/depsta/rel/ccjs/impact-community-order-2007.pdf [page consultée le 30 avril 2007].

575.

Ibid.

576.

Voir supra, p. 52-53.

577.

Home Office, Rebalancing the Criminal Justice System in Favour of the Law-abiding Majority : Cutting crime, reducing reoffending and protecting the public [en ligne], Londres, The Stationary Office, juillet 2006, p. 20. Disponible sur : http://www.homeoffice.gov.uk/documents/CJS-review.pdf?view=Binary [page consultée le 30 avril 2007].

578.

(Mes italiques)Mike Nellis, « Into the Field of Corrections : The end of English probation in the early 21st century ? » [en ligne], Cambrian Law Review, 2004, vol. 35, p. 3. Disponible sur : http://www.probationboards.co.uk/dox/Mike%20Nellis%20-%20Cambrian%20Review.pdf [page consultée le 11 juin].

579.

Ibid., p. 5.

580.

« Soins et éducation aux délinquants devraient leur être dispensés non pas comme un objectif en soi, mais comme un moyen de prévenir de nouvelles victimes. L’amendement, anciennement le but principal de la probation, ne représentait qu’un moyen parmi d’autres de garantir la sécurité publique, et si le délinquant refusait la proposition, on pouvait avoir recours à d’autres moyens plus coercitifs. » Ibid., pp. 5-6.

581.

« Si nous voulons réduire la criminalité en général, nous devons mettre la prévention de la récidive au centre de nos services correctionnels. » In Charles Clarke dans Restructuring Probation to Reduce Re-offending [en ligne], Home Office, 2005, p. 2. Disponible sur : http://www.homeoffice.gov.uk/documents/cons-noms-probation?view=Binary [page consultée le 12 juin 2007].

582.

Patrick Carter, Managing Offenders, Reducing Crime : A new approach [en ligne], Home Office Strategy Unit, décembre 2003. Disponible sur : http://www.cabinetoffice.gov.uk/strategy/ downloads/files/managingoffenders.pdf [page consultée le 19 juin 2007].

583.

« Nous nous éloignons d’un modèle de travail social fondé sur le soutien, personne ne doit se faire d’illusions à ce sujet […] nous avons l’intention de faire du maintien de l’ordre le fondement du service de probation. » propos tenus par Paul Boateng, Hansard , Standing Committee G, 4 avril 2000, col. 33, cité par Mick Ryan, « Engaging with Punitive Attitudes Towards Crime and Punishment : Some strategic lessons for England and Wales », dans John Pratt et. al., op. cit., p. 139.

584.

Voir infra, pp. 402-418.

585.

National Probation Service, A Century of Cutting Crime : 1907-2007 [en ligne], 2007, p. 2. Disponible sur : http://www.probation.homeoffice.gov.uk/files/pdf/A%20Century%20of%20 Cutting%20Crime%201907%20-%202007.pdf [page consultée le 18 juin 2007].

586.

Rod Morgan, « Working with volunteers and the voluntary sector – some lessons for probation from youth justice », dans Natalie Tarry (éd.), Returning to its Roots ? A new role for the Third Sector in Probation [en ligne], The Social Market Foundation, septembre 2006, p. 63. Disponible sur : http://www.smf.co.uk/modules.php?op=modload&name=News&file=article&sid=235 [page consultée le 18 juin 2007].

587.

« Revolving Doors » s’occupe des problèmes des délinquants souffrants de maladies mentales. Consulter :http://www.revolving-doors.co.uk/

588.

Julian Corner, « Just another service provider ? The voluntary sector’s place in the National Offender Management Service », dans Natalie Tarry (éd.), op. cit., p. 61.

589.

Harry Fletcher, « Supervision in the Community – an alternative approach », dans Natalie Tarry (éd.), op. cit., p. 72.

590.

Hansard [en ligne], débat du 17 avril 2007, vol. 691, col. 121. Disponible sur : http://www.publications.parliament.uk/pa/ld200607/ldhansrd/text/70417-0002.htm#07041772000002 [page consultée le 20 juin 2007].

591.

Voir supra., p. 123.

592.

Julian Corner, op. cit., p. 56.

593.

Mike Nellis, op. cit., p. 12.

594.

Voir infra., pp. 385-392.

595.

David Garland, The Culture of Control, op. cit., pp. 174-178.

596.

« L’avenir est donc aussi sombre que le prévoit Garland à la fin de The Culture of Control – les valeurs humanistes, unique rempart contre les assauts de la philosophie managériale et toutes les dépréciations qu’elle induit, ont perdu tout crédit pour la justice pénale. » In Mike Nellis, op. cit., pp. 16-17.

597.

Baronness Linklater of Butterstone, Hansard [en ligne], 17 avril 2007, vol. 691, cols. 129-130. Disponible sur : http://www.publications.parliament.uk/pa/ld200607/ldhansrd/text/70417-0003.htm#07041772000117 [page consultée le 20 juin 2007].

598.

David Garland, The Culture of Control, p. 178.

599.

La peine de mort a été limitée à seulement quatre crimes en 1861 – la haute trahison, le meurtre, la piraterie et l’incendie criminel dans les chantiers navals royaux – avant d’être définitivement abolie en 1965 par la loi sur le meurtre [abolition de la peine de mort] (« The Murder [Abolition of the Death Penalty] Act »).

600.

Le dernier navire transportant des délinquants vers les bagnes coloniaux a quitté l’Angleterre en 1867. Cf. Leon Radzionwicz et Roger Hood, op. cit., p. 467.