a) Le retour des classes dangereuses

Le terme « classes dangereuses » a été inventé en 1840 par un français, A. Frégier, et il est apparu dans le Oxford English Dictionary de 1859602. Le mot a rapidement été anglicisé et utilisé par les classes dirigeantes pour qualifier les pauvres et les ouvriers qui risquaient de menacer l’ordre social603. Il servait à distinguer ceux qu’il fallait contrôler au moyen des nouvelles institutions de la workhouse et de la prison, de ceux auxquels on pouvait accorder certains des privilèges de la citoyenneté. Au XXe siècle, en dépit de tentatives persistantes pour départager le « bon » citoyen du « mauvais » – par exemple, la loi de 1908 sur les pensions de vieillesse exclut certains groupes tels que les ivrognes, les indigents et les « paresseux », alors qu’elle récompense ceux qui tentent de cotiser pour leur retraite604 –, l’État commence à adopter une approche plus inclusive de la citoyenneté, qui coïncide avec l’apparition d’une confiance nouvelle en sa capacité à dresser le citoyen et le délinquant. Lorsque cet optimisme commence à s’effondrer à la fin des années 1970, les stéréotypes grossiers des délinquants et des pauvres réapparaissent progressivement. En même temps, la définition de la criminalité est élargie et les conditions d’accès à la citoyenneté deviennent de plus en plus strictes (ce dernier point fera l’objet d’une étude plus détaillée dans la deuxième partie). De nouveaux termes comme the underclass (le sous-prolétariat) ou bien the hoodies(les loubards – des jeunes soupçonnés d’être auteurs d’actes criminels parce qu’ils portent des sweatshirts à capuche permettant de cacher le visage) se substituent à celui de « classes dangereuses ».

Dans les années 1980, la définition de la criminalité en vient à confondre le simple désordre avec la criminalité. Les troubles de l’ordre public sont plus facilement sanctionnés avec la promulgation de la loi sur l’ordre public de 1986. Puis, au cours des années 1990, particulièrement suite à l’arrivée au pouvoir du New Labour et la promulgation des lois visant les comportements antisociaux, le droit pénal s’est encore élargi pour inclure les simples incivilités. Par conséquent, de plus en plus de personnes sont prises au piège du filet pénal, et elles sont majoritairement issues des classes les plus défavorisées. Simultanément, l’administration néo-travailliste semble fermer les yeux sur les infractions des classes moyennes et supérieures, considérant que la criminalité est presque exclusivement le fait des classes défavorisées. Lors d’un discours prononcé en 2001, Tony Blair a déclaré :

‘The bulk of crime is committed by a hard core of persistent offenders, around 100 000 in all. Their background is almost universal : truancy ; drugs ; low employment prospects ; often from broken families or having passed through care 605 .’

Comme on le verra, cette description pourrait facilement qualifier la population de toute prison britannique. Pourtant, elle représente une description inexacte de la population délinquante. On estime que l’étendue de la criminalité en col blanc est beaucoup plus importante qu’on pourrait être amené à le penser. Par exemple, un rapport récent606 a suggéré que la notion du « law-abiding citizen » est largement fictive, une grande partie de la criminalité étant commise par ceux qui se considèrent comme des citoyens « respectables » et qui refuseraient qu’on les qualifie de « délinquant ». Après avoir interviewé près de 1 807 britanniques âgés de 25 à 65 ans, les auteurs du rapport ont établit que 61 % des consommateurs avaient déjà commis au moins une infraction contre le gouvernement, leurs employeurs ou les entreprises607. Leurs infractions sont mineures – les auteurs les qualifient de « crimes of everyday life » (infractions de la vie quotidienne) – et ne sont pas forcément antisociales, mais certainement « anti-civiques », dans la mesure où elles sont révélatrices d’un manque considérable de « civilité »608. La plus courante est le fait d’accepter des paiements en liquide afin de réduire son taux d’imposition609. Contrairement au stéréotype du délinquant, la plupart de ces personnes sont issues des classes moyennes et du « respectable centre » de la société610. D’ailleurs, il a été établi à maintes reprises que les coûts économiques de ce type de délinquance dépassent largement les coûts de la criminalité de rue611. Un rapport commandité en 2007 par l’Association of Chief Police Officers – l’organisation professionnelle des policiers – établit que le coût de la fraude au Royaume-Uni peut être estimé entre 13,9 et 20 milliards de livres en 2005612.

La plupart des détenus se conforment néanmoins à un stéréotype fixe, à tel point que le Prison Reform Trust a publié un rapport intitulé The Identikit Prisoner 613 (le portrait-robot du détenu) qui énumère les caractéristiques typiques du détenu lambda. Il révèle le fait que, au moment de leur incarcération, 12 % des détenus étaient sans abri, 31 % étaient au chômage, et 40 % n’avaient pas de diplôme officiel614. En outre, il établit que les détenus adultes hommes d’origine africaine ou antillaise purgent des peines d’incarcération qui sont 44 % plus longues que celles des hommes blancs615. Il conclut : « Taken as a whole, the ‘Identikit Prisoner’ is someone who has suffered a range of social and economic disadvantages616. »

Ce rapport a été publié en 1991. Depuis, il semblerait que, loin de s’inverser, la tendance générale se soit renforcée. Par exemple, le Zito Trust, une organisation caritative pour les individus atteints de maladies mentales, a expliqué aux personnes chargées de l’enquête Mubarek que neuf détenus sur dix souffraient de telles maladies617. On estime qu’actuellement 52 % des détenus et 71 % des prisonnières n’ont pas de diplômes, alors que 67 % d’entre eux étaient au chômage au moment de leur incarcération et 32 % étaient sans abri618. Par conséquent, la population carcérale est considérée, à juste titre, comme étant différente de la population « normale ». La criminalité est considérée comme réservée à une seule classe facilement repérable, les différences entre le délinquant qui doit être exclu et le reste de la société étant plus nettement définies.

Il devient facile d’adopter une attitude très punitive à l’égard du délinquant lorsqu’on le considère comme « autre » : Nils Christie affirme que l’on a tendance à diaboliser ce que l’on ne connaît pas619, un point de vue soutenu par d’autres criminologues et sociologues, tels que David Garland et Zygmunt Bauman. Garland soutient que l’État britannique est actuellement en train d’adopter une « criminology of the other » – une politique pénale qui qualifie le délinquant de « wicked » (mauvais), justifiant son exclusion et son châtiment – au détriment d’une politique qui cherche à le comprendre en vue de son assimilation à la société « normale »620. Bauman avance également l’idée que la séparation spatiale du délinquant implique une suspension des voies de communication entre lui et la société libre, ce qui peut exacerber les sentiments punitifs621. L’exclusion renforce l’exclusion lorsqu’on ne cherche plus à comprendre la différence mais plutôt à éliminer le risque qu’elle présente.

Notes
602.

J. J. Tobias, Crime and Industrial Society in the 19 th Century, Londres, Batsford, 1967,p. 54.

603.

Clive Emsley, Crime and Society in England, 1750-1900,Londres, Longman, 1996,p. 5. Victor Bailey, « The Fabrication of Deviance?: ‘Dangerous Classes’ and ‘Criminal Classes’ in Victorian England », dans John Rule et Robert Malcolmson (éds.), Protest and Survival: The Historical Experience, London, Merlin Press, 1993, pp. 221-257.

604.

Kirk Mann, The Making of an English « Underclass » ? The Social Divisions of Welfare and Labour, Milton Keynes, Oxford University Press, 1992,p. 55.

605.

« La plupart des délits sont le fait d’un noyau dur de délinquants récidivistes – environ 100 000 au total. Leur milieu social est quasi identique, marqué par  l’absentéisme, la drogue, de mauvaises perspectives de carrière, des familles désunies et l’assistance publique. » Propos tenus par Tony Blair, « Speech to the Peel Institute » [en ligne], le 26 janvier 2001. Disponible sur : http://www.number-10.gov.uk/output/Page1577.asp [page consultée le 21 juin 2007].

606.

Susanne Karstedt et Stephen Farrall, Law-Abiding Majority ? The everyday crimes of the middle classes [en ligne], Centre for Crime and Justice Studies, juin 2007. Disponible sur : http://www.kcl.ac.uk/depsta/rel/ccjs//middle-class-crime-2007.pdf [page consultée le 25 juin 2007].

607.

Ibid., pp. 3-4.

608.

Ibid., p. 2.

609.

Ibid.¸p. 3.

610.

Ibid., p. 4.

611.

Steve Tombs, « Focus on Crimes of Affluence : Beyond the usual suspects – crime, criminology and the powerful », Safer Society, NACRO, hiver 2002, no. 15 : 18-20.

612.

Michael Levi, John Burrows, Matthew H. Fleming et Matthew Hopkins, The Nature, Extent and Economic Impact of Fraud in the UK, rapport pour le « Economic Crime Portfolio » de la « Association of Chief Police Officers » [en ligne], février 2007. Disponible sur : http://www.acpo.police.uk/asp/policies/Data/Fraud%20in%20the%20UK.pdf [page consultée le 20 juin 2007].

613.

Prison Reform Trust, The Identikit Prisoner : Characteristics of the Prison Population, Londres, Prison Reform Trust, 1991.

614.

Ibid., pp. 1-2.

615.

Ibid., p. 5.

616.

« Pris dans l’ensemble, le portrait-robot du détenu est quelqu’un qui a dû supporter toute une série d’inégalités sociales et économiques. » Ibid., p. 6.

617.

Michael Howlett, The Zito Trust Submission to the Zahid Mubarek Inquiry [en ligne], The Zito Trust, le 7 juillet 2005. Disponible sur : http://www.zitotrust.co.uk/ [page consultée le 21 juin 2007].

618.

Jonathan Rutheford et Hetan Shah (éds.), The Good Society [en ligne], Compass, 2006, p. 32. Disponible sur : http://www.compassonline.org.uk/uploads/compass/documents/good_society.pdf [page consultée le le 21 juin 2007].

619.

Nils Christie, « Conflicts as Property », The British Journal of Criminology,1977, vol. 17, n° 1,p. 8.

620.

David Garland, The Culture of Control, pp. 184-185.

621.

Zygmunt Bauman, « Social Issues of Law and Order », British Journal of Criminology, 2000, vol. 40, n° 2, p. 208.