a) Les nouvelles technologies de surveillance au service de l’exclusion

Les nouvelles technologies de surveillance comprennent la vidéosurveillance, la datasurveillance (au moyen des bases de données) et la surveillance à l’aide d’un dispositif électronique. La surveillance est tellement omniprésente dans la société contemporaine qu’un rapport pour le Information Commissioner (le commissaire indépendant chargé de faciliter l’accès aux informations publiques et de protéger les informations personnelles) a déclaré que les Britanniques vivent dans une « société de surveillance »663. Pour les auteurs de ce rapport, une telle société se définit par le déploiement de systèmes complexes de surveillance pour ordonner et réguler tous les moments de la vie quotidienne664. Le rapport explique exactement comment les nouvelles technologies finissent par remplir ces fonctions.

D’abord, elles aboutissent au « social sorting » – le triage social lorsque l’administration néo-travailliste se sert des informations personnelles pour définir les populations qui posent un risque665. Par exemple, suite aux attentats du 11 septembre, des politiques spéciales ont été adoptées à l’égard des musulmans voyageant par avion666. Un autre exemple est l’utilisation de la vidéosurveillance pour contrôler l’accès aux centres-villes, aux centres-commerciaux et à certains quartiers chics qu’on appelle les gated communities (il s’agit ici des quartiers résidentiels qui limitent l’accès au public par des murs ou des enceintes de sécurité). En 2005, les dirigeants du centre commercial de Bluewater dans le Kent ont pris la décision d’exclure toute personne portant un sweatshirt à capuche ou une casquette en raison du fait que ces vêtements cachent le visage, le rendant méconnaissable aux caméras de vidéosurveillance667. Tony Blair a personnellement donné son aval à cette décision668.

Deuxièmement, le rapport remis à l’Information Commissioner note que les nouvelles technologies permettent également le « data flow » – le partage des informations entre des services et des autorités différentes669 –, ce qui facilite la tâche de triage social. Le partage d’informations entre les organismes faisant partie des Crime and Disorder Reduction Partnership s (CDRP) en est un bon exemple. Les informations détenues par les services sociaux peuvent être transmises à ceux qui cherchent à combattre la criminalité, ce qui aboutit au dernier processus de surveillance identifié par le rapport : le « function creep », lorsque les données personnelles qui ont été collectées pour un usage spécifique sont utilisées dans un but autre que celui prévu à l’origine670. On peut citer ici l’exemple du partage des données dans le contexte des Youth Inclusion Programme s (YIP). Créés en 2000, ces programmes ont été mis en place dans les 110 cités considérées comme étant les plus démunies en Angleterre et au pays de Galles. Tous les membres des CDRP partagent les données personnelles rassemblées sur les enfants du quartier afin d’identifier ceux qui sont le plus en danger de devenir délinquants. On les invite à faire partie d’un YIP, un programme d’éducation et d’aide sociale pour les enfants en difficulté671. Même si ces programmes peuvent avoir des effets très positifs, en aidant les enfants qui en ont le plus besoin et en les détournant de la criminalité, ils marquent comme potentiellement dangereux des enfants qui n’ont souvent commis aucun délit et risquent d’avoir un effet de netwidening. Déjà soumis à une sorte de datasurveillance, il y a un risque qu’ils attirent plus l’attention de la police, s’ils commettent un acte criminel, que des enfants vivant dans les quartiers aisés qui n’ont jamais eu de contact avec les services sociaux.

La conséquence la plus grave de ces nouvelles technologies de surveillance est probablement le climat de méfiance qu’elles engendrent672. Ainsi que Michalis Lianos le fait remarquer : « All visible measures of crime prevention are reminders of dangerousness673. » Il y a environ 4,2 millions de caméras de vidéosurveillance au Royaume-Uni, ce qui représente une caméra pour 14 personnes – le pourcentage le plus élevé au monde674. Toute personne qui tombe sous le regard d’une caméra est automatiquement considérée comme un suspect potentiel. La vidéosurveillance enracine ainsi l’idée de l’étranger comme autre, comme un risque à gérer. Les citoyens sont même activement impliqués dans l’exclusion des marginaux. Depuis mai 2006, les riverains de Shoreditch, à Londres, peuvent regarder une chaîne de télévision qui diffuse les images des caméras de vidéosurveillance locales675. Ils sont priés de signaler tout comportement louche à la police. Certains diraient peut-être que ceci ne représente qu’une version moderne de la pratique traditionnelle consistant à surveiller ses voisins derrière un rideau légèrement entrouvert. Cependant, la surveillance est plus intensive que jamais : elle devient de plus en plus invisible, à tel point qu’il est actuellement difficile de savoir si l’on est surveillé ou pas au Royaume-Uni.

La situation risque de s’aggraver. En mai 2007, les premiers drones (des petits hélicoptères sans pilotes) ont commencé à survoler la ville de Liverpool. La police de Merseyside envisage de s’en servir pour surveiller, grâce à la caméra dont ils sont équipés, les désordres public, les foules, voire les embouteillages676. En outre, la vidéosurveillance algorithmique risque de rendre la vidéosurveillance plus efficace que jamais. Il s’agit d’incorporer un logiciel programmé pour décider quels comportements, apparences, visages et autres caractéristiques justifient plus de surveillance, d’exclusion ou la prise de mesures spécifiques677. Les scientifiques britanniques, avec le soutien du ministère de la Défense et un financement gouvernemental de 500 000 livres, sont actuellement en train de créer des caméras avec gait recognition, ayant la capacité d’indiquer les personnes qui marchent bizarrement ou de façon apte à éveiller le soupçon678.

Il semblerait donc que David Lyon ait eu raison d’envisager l’existence d’un « panoptique électronique »679. Si un tel dispositif n’existait pas encore lorsqu’il écrivait en 1994, il serait possible de soutenir que c’est désormais le cas en 2007. La « Panoptique » était la prison modèle de Jeremy Bentham, dessinée en 1787. Les cellules de la Panoptique devaient être construites en forme de cercle, chacune orientée vers une tour centrale où vivrait le directeur de prison, permettant à tous les détenus de voir ce dernier sans savoir s’ils sont eux-mêmes observés. Puisque les détenus s’imaginent être surveillés à tout moment, Bentham espérait qu’ils internaliseraient le système de discipline. Ce ne sont donc pas les autorités qui imposent la discipline mais l’architecture de la prison elle-même.

Si les idées de Bentham n’ont pas toutes été appliquées, son modèle architectural a néanmoins été adopté pour la première prison nationale, Millbank, construite en 1816. Foucault considérait que la Panoptique avait de nombreux parallèles dans la société libre – dans les écoles, les hôpitaux et les usines680. S’il a raison lorsqu’il suggère que Bentham rêvait de faire fonctionner les disciplines de la Panoptique « de façon diffuse, multiple, polyvalente dans le corps social entier », on pourrait dire que le rêve de ce dernier est enfin réalisé au XXIe siècle681. Aujourd’hui, grâce aux nouvelles technologies, ce pouvoir de surveillance est en effet « automatisé » et « désindividualisé », pour emprunter les termes de Foucault682.

Cependant, selon certains chercheurs la surveillance est en réalité moins envahissante qu’on pourrait être amené à croire et qu’il faut différencier entre la théorie et la pratique683. Clive Norris et Michael Cahill, après avoir étudié le fonctionnement des réseaux de vidéosurveillance à Londres, notent que la vidéosurveillance ne permet pas la surveillance des populations entières en raison du fait que le regard n’est pas celui de la caméra mais de son opérateur qui tend à concentrer son attention sur les individus – les « suspects habituels »684. D’ailleurs, ils ont établi que les opérateurs sont généralement peu motivés et très occupés par tout un éventail de tâches, ce qui fait que les caméras ne sont surveillées que de façon très irrégulière685. Par conséquent, la vidéosurveillance est rarement proactive : elle ne permet pas à la police ou aux gardiens de sécurité privés d’intervenir pour prévenir des actes criminels686. D’après un rapport officiel commandité par le ministère de l’Intérieur, elle n’a qu’un impact négligeable sur la réduction de la criminalité dans son ensemble et elle a « little or no effect » (quasiment aucun impact) sur sa réduction dans les transports en communs ou les centres-villes687. Il semblerait qu’elle fonctionne mal comme machine panoptique.

Il faut également noter que la surveillance au moyen des nouvelles technologies peut avoir un impact très positif, aidant la police à enquêter sur les délits, à retrouver les enfants portés disparus, voire à encourager des personnes à visiter un certain quartier688. En effet, la vidéosurveillance est très populaire : 82 % des riverains se déclarent « contents » de la présence de caméras dans leur quartier689. Pour beaucoup de citoyens, il s’agit de « reclaim the streets for the decent majority »690, de rendre les rues plus sûres et, surtout, d’améliorer la qualité de vie. Le criminologue britannique Roy Coleman a suggéré que la présentation de la surveillance de façon très positive incite le public à considérer qu’il est moins impuissant691. Par conséquent, les citoyens participent eux-mêmes à leur propre surveillance et à celle des autres. Dans le premier cas, ils acceptent la mise en place de caméras devant leurs maisons, dans leurs villes et sur leurs lieux de travail ; dans le deuxième cas, ils deviennent les surveillants eux-mêmes en tant que membres d’un Crime and Disorder Reduction Partnership ou en tant que spectateurs de la vidéosurveillance, comme les riverains de Shoreditch.

Cependant, même si la surveillance n’est pas encore panoptique, le fait qu’elle se concentre sur les suspects habituels la rend potentiellement très punitive, d’autant plus que la police s’est maintenant rendu compte du besoin d’améliorer le fonctionnement des caméras692. Coleman et Sim, lors d’une étude de cas de la ville de Liverpool, ont avancé la thèse selon laquelle les nouvelles technologies de surveillance viseraient à contrôler certaines activités – notamment celles qui menacent les intérêts commerciaux – alors qu’elles ferment les yeux sur certaines activités très nocives aux individus mais qui ne risquent pas de porter atteinte aux intérêts des puissants693. Par conséquent, ils affirment qu’il est accordé à la vidéosurveillance davantage de soutien financier qu’aux problèmes de violence domestique694. En effet, entre 1999 et 2001, le gouvernement britannique a dépensé environ 170 millions livres pour l’installation de caméras de vidéosurveillance dans les lieux publics, ce qui fait de la vidéosurveillance la mesure de prévention de la criminalité la mieux financée695. À Liverpool, la vidéosurveillance est censée être utilisée pour faire respecter les nouveaux arrêtés municipaux visant à éradiquer certaines activités qui pourraient dissuader des clients potentiels de se rendre au centre-ville. Par exemple, on a interdit aux jeunes de faire du skateboard car la pratique risque de faire fuir les clients potentiels et les touristes. On a également interdit aux vendeurs du Big Issue (un « journal de rue » vendu par les sans abris) l’accès aux principaux centres commerciaux de la ville et on les a soumis à un « couvre-feu » après 20 heures696.

Bien entendu, les technologies sont neutres en elles-mêmes, mais leur utilisation à des fins de surveillance de certains individus davantage que d’autres a un fort potentiel punitif, surtout si l’on arrive à améliorer le système actuel et s’assurer à ce que les caméras soient mieux surveillées. Il y a une possibilité qu’on verra un glissement vers une politique urbaine exclusive qui nous rappellera la Londres du XIXe siècle décrite par Charles Dickens, où étaient clairement délimités les quartiers aisés et les bidonvilles (rookeries), dont on craignait le débordement dans la société « respectable ». Il faut néanmoins noter une grande différence : au XIXe siècle la société panoptique n’en était qu’à ses balbutiements, même si la surveillance des délinquants a été élargie par la création d’une police professionnelle avec les lois de 1829, 1835, 1839 et 1856, la création des archives photographiques en 1871697, puis le relevé systématique d’empreintes digitales à partir des années 1890698. Aujourd’hui, la surveillance n’est pas encore devenue complètement panoptique dans la mesure où la population toute entière n’est pas surveillée, mais la société britannique y est plus près que jamais.

Si la surveillance au moyen des nouvelles technologies n’est pas réellement proactive, il est possible de prétendre que la police est en train de se métamorphoser d’une organisation réactive qui cherche à attraper le criminel en un service préventif qui vise à contrôler le délinquant potentiel. C’est ainsi qu’il est possible d’affirmer que la police s’occupe actuellement de surveiller les frontières entre ceux considérés comme suspects et ceux jugés méritants des privilèges normaux de la citoyenneté.

Notes
663.

David Murakami Wood (éd.) et la « Surveillance Studies Network », A Report on the Surveillance Society [en ligne], The Information Commissioner, septembre 2006. Disponible sur : http://www.ico.gov.uk/upload/documents/library/data_protection/practical_application/surveillance_society_full_report_2006.pdf [page consultée le 27 juin 2007].

664.

Ibid., p. 6.

665.

Ibid., p. 8. Le terme « social sorting » semble avoir été forgé par David Lyon dans son livre, Surveillance as Social Sorting : Privacy, Risk and Digital Discrimination (éd.), Londres et New York, Routledge, 2003.

666.

Ibid., p. 8.

667.

BBC, « Mall bans shoppers’ hooded tops », BBC [en ligne], 11 mai 2005. Disponible sur : http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/england/kent/4534903.stm [page consultée le 27 juin 2007].

668.

Matthew Tempest, « Blair pledges crackdown on yobs », The Guardian [en ligne], 12 mai 2005. Disponible sur : http://politics.guardian.co.uk/labour/story/0,9061,1482415,00.html [page consultée le 27 juin 2007].

669.

David Murakami Wood, op. cit., p. 9.

670.

Ibid., p. 9.

671.

Pour plus d’informations, voir le site du Youth Justice Board : http://www.yjb.gov.uk/en-gb/yjs/Prevention/YIP/

672.

David Murakami Wood, op. cit., p. 3.

673.

« Toute mesure de sécurité visible est un rappel de la dangerosité ambiante. » In Michalis Lianos et Mary Douglas, « Dangerization and the End of Deviance : The Institutional Environment », dans David Garland et Richard Sparks (éds.), Criminology and Social Theory, Oxford, OUP, 2000, p. 114.

674.

David Murakami Wood, op. cit., p. 19.

675.

Amy Iggulden, « CCTV channel beamed to your home », The Daily Telegraph [en ligne], 10 mai 2006. Disponible sur : http://www.telegraph.co.uk/news/main.jhtml?xml=/news/2006/05/09/ ncctv09.xml&sSheet=/news/2006/05/09/ixuknewsnew.html [page consultée le 28 juin 2007].

676.

James Orr, « Police send ‘spy drone’ into the skies », The Guardian [en ligne], 21 mai 2007. Disponible sur : http://www.guardian.co.uk/crime/article/0,,2084801,00.html [page consultée le 28 juin 2007].

677.

David Murakami Wood, op. cit., p. 44.

678.

Brendan O’Neill, « Watching you watching me », New Statesman [en ligne], 2 octobre 2006. Disponible sur : http://www.newstatesman.com/200610020022 [page consultée le 27 juin 2007].

679.

David Lyon, The Electronic Eye : The Rise of the Surveillance Society, Cambridge, Polity Press, 1994.

680.

Foucault, op. cit., pp. 239-253.

681.

Ibid., p. 243.

682.

Ibid., p. 235.

683.

Neil Davie, « Le bras long de la justice ? Biométrie, précrime et le corps criminel », dans Michel Prum (dir.), Changements d’aire : De la ‘race’ dans l’aire anglophone, Paris, L’Harmattan, 2007, pp. 99-124. Clive Norris et Michael A. Cahill, « CCTV : Beyond Penal Modernism », British Journal of Criminology, 2006, vol. 46, n° 1 : 97-118.

684.

Clive Norris et Michael A. Cahill, op. cit.

685.

Ibid.

686.

Ibid., p. 108.

687.

Brandon C. Welsh et David P. Farrington, Crime Prevention Effects of Closed Circuit Television : A systematic review [en ligne], Home Office Research Study No. 252, Home Office Research, Development and Statistics Directorate, août 2002, Disponible sur : http://www.homeoffice. gov.uk/rds/pdfs2/hors252.pdf [page consultée le 9 juillet 2007].

688.

Neil Davie, « Le bras long de la justice ? », op. cit.

689.

Angela Spriggs, Javier Argomaniz, Martin Gill et Jane Bryan, Public Attitudes towards CCTV: Results from the Pre-intervention Public Attitudes Survey carried out in areas implementing CCTV [en ligne], Home Office Online Report 10/05, 2005, p. v. Disponible sur : http://www.homeoffice.gov.uk/rds/pdfs05/rdsolr1005.pdf [page consultée le 28 juin 2007].

690.

Voir citation de Tony Blair, supra¸ p. 111.

691.

Roy Coleman, « Reclaiming the Streets : Closed Circuit Television, Neoliberalism and the Mystification of Social Divisions in Liverpool, UK », Surveillance & Society [en ligne], vol. 2, n° 2/3, p. 294. Disponible sur : http://www.surveillance-and-society.org/articles2(2)/liverpool.pdf [page consultée le 9 juillet 2007].

692.

Mick Neville, Inspecteur principal en chef et directeur du « Visual Images, Identifications and Detections Office » (Viido) à Scotland Yard a récemment dénoncé le système actuel de vidéosurveillance comme inefficace, ce qui a poussé son service de mettre en place une série de mesures destinées à son amélioration. Voir Owen Bowcott, « CCTV has failed to slash crime, say police », The Guardian [en ligne], 6 mai 2008. Disponible sur : http://www.guardian.co. uk/uk/2008/may/06/ukcrime1 [page consultée le 10 juin 2008].

693.

Roy Coleman et Joe Sim, « Contemporary Statecraft and the ‘Punitive Obsession’ : A critique of the new penology thesis », John Pratt et. al., op. cit., pp. 108-109.

694.

Ibid., p. 109.

695.

Matthew Griffiths, Town Centre CCTV : An Examination of Crime Reduction in Gillingham, Kent [en ligne], p. 12. Disponible sur : http://www.crimereduction.gov.uk/cctv/cctv33.pdf [page consultée le 9 juillet 2007].

696.

Roy Coleman, op. cit., p. 301-302.

697.

Neil Davie, Tracing the Criminal : The Rise of Scientific Criminology in Britain, 1860-1918, Oxford, The Bardwell Press, 2005, p. 92.

698.

Ibid., pp. 196-197.