b) La surveillance des frontières : les nouvelles tactiques policières

La police de Londres, créée en 1829 par Sir Robert Peel, était fière de se présenter comme un organisme de protection du citoyen et non comme un organisme de surveillance699. Son caractère civil et humain était souligné par le haut-de-forme et le pantalon blanc de l’uniforme700, en contraste marqué avec l’image militaire de la gendarmerie française. Toujours soucieuse de sa légitimité publique701, elle s’opposait aux tentatives l’obligeant à assumer un rôle de surveillant. Radzinowicz et Hood ont décrit sa réticence à surveiller les détenus remis en liberté sous le système du ticket-of-leave, en raison de certaines difficultés pratiques, mais aussi parce qu’elle résistait à un élargissement de sa fonction originelle702. Néanmoins, la loi sur la servitude pénale de 1864 (The Penal Servitude Act) a formalisé un système de surveillance policière. En fait, il semble qu’en réalité la police n’a jamais fonctionné simplement comme un organisme réactif. En 1842, le rôle de surveillance avait déjà été officiellement admis avec la création d’une équipe de surveillance qui allait devenir le Criminal Investigation Department (C. I. D.), le département d’enquêtes criminelles703. À l’origine, il ne comportait que huit hommes en civil, mais son modèle a rapidement été adopté par d’autres forces de l’ordre à travers le pays704. Au cours du XIXe siècle, la police a de plus en plus concentré son attention sur les actes jugés comme étant les signes avant-coureurs du comportement criminel au lieu de s’attacher au comportement qui était criminel en soi. Sa fonction est ainsi devenue très proactive.

Nous avons déjà fait allusion plus haut705 aux tentatives de criminalisation des vieilles coutumes des pauvres et Briggs et al. font remarquer que la police intervenait souvent pour réguler la moralité et l’ordre public (il faut noter qu’à l’époque victorienne, une société bien ordonnée était difficilement dissociable d’une société morale, la criminalité, signe de désordre, allant de pair avec le mode de vie des pauvres, signe d’immoralité) : « Most policemen spent most of their time trying to get people to behave themselves706. » Pourtant, il est indéniable que ces dernières années ont vu une intensification du rôle de surveillance. Son rôle réactif a également changé au cours de ces derniers siècles, avec l’adoption des tactiques de caractère militaire.

À partir des années 1960, les politiques policières ont dû s’adapter afin de répondre à la réapparition des manifestations politiques de masse. Bien que bon nombre de ces manifestations aient été pacifiques, il y a eu des affrontements violents avec la police, notamment lors d’une manifestation en mars 1968 contre la guerre du Vietnam devant l’ambassade américaine à Grosvenor Square à Londres707. Au cours des années 1970, de tels affrontements se sont intensifiés : il y a eu de nombreux conflits entre la police et des grévistes, par exemple, suite aux piquets de grève organisés devant l’usine de coke de Saltley dans les West Midlands en 1972 ; et la police s’est trouvée impliquée dans de violents affrontements entre des groupements racistes et antiracistes, comme à Red Lion Square à Londres en 1974708. Au début des années 1980, des tensions raciales, industrielles et politiques se sont traduites par des émeutes et de nouveaux affrontements entre la police et les manifestants, notamment au moment de la grève des mineurs de 1984-1985. La police a adopté deux politiques différentes afin de faire face aux circonstances changeantes : d’un côté, elle a affiné et élargi ses politiques réactives et, de l’autre, elle a développé de nouveaux pouvoirs préventifs de surveillance. La première politique a vu la police s’armer d’équipements spéciaux pour faire face aux émeutes – des boucliers, des balles de plastique, du gaz lacrymogène et des canons à eau709 –, tendance qui a continué tout au long des années 1980, amenant des commentateurs à parler d’une « increasingly militarised police force »710. D’ailleurs, des escouades spéciales ont été formées pour gérer les situations d’urgence711. La plus connue de ces escouades est la Special Patrol Group de la police de Londres, établie en 1965 pour apporter des renforts aux forces de l’ordre locales patrouillant les quartiers où la criminalité est élevée712.

Bien que des escouades spéciales aient été créées pour réagir aux problèmes croissants de criminalité, elles ont également participé au renforcement des politiques préventives, avec notamment l’application de la loi dite « sus ». Cette loi trouve ses origines dans la loi sur le vagabondage de 1824 (The Vagrancy Act), dont les articles 4 et 6 ont interdit à toute personne de rôder dans un lieu public avec l’intention de commettre un délit, donnant à la police un droit général d’interpellation et de fouille sur la base de ses seuls doutes (suspicion en anglais, d’où l’origine du terme sus). L’application de ces lois par les Special Patrol Group s (SPG) a été considérée comme l’une des causes principales de l’hostilité des jeunes noirs qui étaient visés de façon disproportionnée, provoquant ainsi les émeutes de Brixton (au sud de Londres) en 1981713. Par conséquent, la loi a été abrogée en 1981 et la loi sur la police et la preuve criminelle de 1984 (The Police and Criminal Evidence Act) n’a autorisé l’interpellation et la fouille des personnes suspectes qu’à la condition que soit appliqué le test objectif de reasonable suspicion, c’est-à-dire que la police doit avoir des raisons plausibles de soupçonner une personne d’être responsable d’un acte criminel.

Cependant, sous l’administration néo-travailliste, une forme de loi sus est de toute apparence de retour : l’article 44 de la loi contre le terrorisme de 2000 donne à la police le pouvoir d’interpellation et de fouille pour les objets qui peuvent servir à des actes terroristes sans qu’il y ait « reasonable suspicion ». La population la plus ciblée par la police est à nouveau issue des minorités ethniques : d’après les statistiques publiées par la police de Londres, le taux d’interpellation et de fouille a augmenté de 30 % pour les noirs et de 41 % pour les Asians 714 entre 2000/01 et 2001/02715. Ce chiffre doit être comparé à une augmentation de seulement 8 % pour les blancs716. En dépit d’une pluie de critiques, l’administration néo-travailliste a proposé de se servir de son dernier projet de loi contre le terrorisme pour élargir les pouvoirs policiers afin de permettre à la police d’interpeller et de fouiller toute personne – y compris celles qui ne sont soupçonnés d’être responsables d’aucun acte criminel – et de les soumettre à un interrogatoire concernant leur identité et leurs faits et gestes717. La proposition a suscité de vives critiques de la part de Peter Hain, ministre pour l’Irlande du Nord, qui a prévenu son gouvernement que de tels pouvoirs provoqueront l’hostilité des minorités ethniques qui les considéreraient comme une réincarnation de la vielle loi sus 718.

Les questions de légitimité que soulève Peter Hain sont loin d’être nouvelles – elles font partie des préoccupations de la police britannique depuis ses débuts. C’est pourquoi, en parallèle avec les stratégies de hard policing décrites ci-dessus, ont été développées des méthodes policières plus consensuelles. Premièrement, en réponse directe à la crise que la police a traversé dans le sillage des affrontements violents des années 1970 et du début des années 1980, les autorités policières ont élaboré le concept de community policing, qui veut que la police travaille avec la collectivité et avec son consentement. John Alderson, l’ancien chef de la police du Devon et de la Cornouaille, le définissait ainsi :

‘[Community policing] is not primarily concerned with law enforcement but is concerned with social protection and the amelioration of social conditions which lead to the creation of criminogenic circumstances. It’s based on a social contract between police in an area, in a community or neighbourhood, and the people who live there 719 . ’

Cette citation est une redéfinition implicite de la fonction traditionnelle de la police : son rôle ne se limite plus au simple maintien de l’ordre, mais inclut également l’assistance sociale en consultation avec les services sociaux d’un quartier. La prévention de la criminalité devient ainsi son principe directeur. Alderson insistait sur le fait que cela ne rendait pas son contrôle plus insidieux pour autant, soulignant que le community policing ne cherchait pas à déclencher les processus pénaux, mais à empêcher que cela se produise en améliorant les conditions sociales720.

Les bonnes intentions d’Alderson n’ont pourtant pas été respectées et le nouveau modèle de maintien de l’ordre a rapidement fait l’objet de vives critiques. Le contexte politique et économique était peu favorable à son développement dans la direction souhaitée par Alderson. Tout d’abord, le discours conciliatoire de community policing entrait en conflit avec le discours officiel du gouvernement Thatcher, très « strict » en matière de loi et d’ordre. Par exemple, en 1983, seulement deux ans après les affrontements importants entre la police et le public lors des émeutes de Brixton à Londres et de Toxteth à Liverpool, plutôt que d’évoquer le besoin d’améliorer les relations entre la police et le grand public afin de parvenir à un rapprochement mutuel, Margaret Thatcher a mis l’accent sur le besoin de renforcer la police numériquement et matériellement (en l’investissant de plus de pouvoirs et lui fournissant plus d’équipements)721. Elle a également souligné le fait que la lutte contre la criminalité était désormais la responsabilité de tous, sans pour autant donner son aval au community policing tel qu’il était conçu par Alderson722.

L’augmentation des pouvoirs des forces de l’ordre a continué tout au long des années 1980, au risque de saper encore plus la confiance accordée à la police par les citoyens auprès desquels sa légitimité était déjà menacée. En effet, il a été suggéré que la loi sur l’ordre public de 1986, qui renforce l’autorité des forces de l’ordre relative aux rassemblements publiques légalise des pouvoirs qui peuvent se relever « insensitive, damaging to future relationships with sections of the community or the image of a neutral police force »723. D’ailleurs, le climat socio-économique difficile des années Thatcher – qui ont vu les inégalités se creuser724 – était peu favorable à l’élimination des conditions sociales criminogènes auxquelles Alderson avait fait référence en 1982. En l’absence d’un véritable soutien de la part de la collectivité elle-même, le community policing a été directif, la politique étant dictée d’en haut plutôt que d’en bas725. Cela a confirmé les inquiétudes de ceux qui considéraient que la stratégie n’était rien d’autre que « a method of intelligence gathering enabling police to identify ‘trouble-makers’ and to keep themselves informed of what goes on in the community ; a method of ‘soft’ surveillance »726.

En dépit des critiques adressées à ces dérives du community policing, l’administration néo-travailliste l’a adopté avec enthousiasme, principalement sous la forme du neighbourhood policing. Dans son rapport officiel sur la police de 2004, le gouvernement britannique s’est engagé à intégrer le neighbourhood policing à toutes les forces de l’ordre en Angleterre et au pays de Galles727. À première vue, l’augmentation simultanée des effectifs policiers – atteignant le chiffre record de 140 000728 – pourrait paraître contradictoire avec une politique qui cherche à accorder davantage de responsabilité à la collectivité pour faire face aux problèmes de criminalité. Au contraire, c’est cette hausse qui a rendu cette politique possible. Pour le New Labour, le neighbourhood policing consiste à recruter des forces de l’ordre directement dans la localité pour former des neighbourhood policing teams. Ces équipes sont composées des policiers qui les dirigent, des community support officers (CSOs – un personnel d’assistance en uniforme qui est chargé de se concentrer sur la petite délinquance et les comportements antisociaux), des special constables (des policiers bénévoles ayant tous les pouvoirs policiers), des neighbourhood wardens (un type de concierge recruté par les autorités locales qui travaille en tandem avec la police pour améliorer la qualité de vie des collectivités locales), et d’autres experts (qui ont visiblement un rôle semblable à celui des wardens).

Ce sont les Community Support Officers qui ont attiré le plus d’attention, étant au centre de la nouvelle stratégie gouvernementale. Créés très récemment par la loi sur la réforme de la police de 2002 (The Police Reform Act), ils étaient déjà 6 000 en janvier 2006729, et, dans son livre blanc de 2004, le gouvernement s’est engagé à faire passer ce chiffre à 25 000 en 2008730. Toutes les évaluations officielles ont fait état d’une grande satisfaction du public pour les CSOs, amenant un commentateur à remarquer : « the PCSO731 experience has in fact proved to be overwhelmingly successful732. » D’abord, en raison du fait qu’ils passent l’essentiel de leur temps à faire du travail de proximité, à patrouiller les rues et à discuter avec le public, ils sont considérés comme étant plus accessibles que les policiers ordinaires733. D’ailleurs, les CSOs sont plus représentatifs du grand public que les policiers : les données de 2004/05 montrent que 15 % des CSOs sont issus d’une minorité ethnique (comparé à seulement 4 % des policiers) et que 41 % sont des femmes (comparé à 21 % pour les policiers)734. Les CSOs ont néanmoins été l’objet de vives critiques, notamment de la part de la presse, de la police et des membres de l’opposition, qui ont qualifié les CSOs de « plastic policemen » en raison du fait qu’ils ont certains pouvoirs policiers sans avoir suivi la même formation rigoureuse qu’un policier. Aux termes de la loi de 2002, les chefs de police locale peuvent conférer à leurs CSOs jusqu’à quarante pouvoirs, dont celui de confisquer de l’alcool aux mineurs, de demander des renseignements personnels à tout individu qui se comporte de manière antisociale, d’émettre des Fixed Penalty Notice s et de faire usage d’une « force raisonnable » pour détenir un suspect en attendant l’arrivée d’un policier735.

Ce dernier pouvoir en particulier a suscité les critiques de la Police Federation – l’organisation représentant les intérêts de la police en Angleterre et au pays de Galles – qui considère qu’il doit être réservé aux seuls policiers qualifiés et qu’il faudrait l’interdire à « an ill-equipped and ill-trained second layer of law enforcers »736. En effet, l’évaluation des CSOs réalisée par le ministère de l’Intérieur a relevé que les policiers et les CSOs eux-mêmes s’inquiètent du fait que leur formation n’est pas adéquate. L’évaluation cite la remarque suivante d’un policier : « They need more training about boundaries… they haven’t been given clear training737. » Il y a clairement un risque qu’en ignorant les limites de leurs pouvoirs, ou sans formation adéquate sur leurs implications, les CSOs puissent en abuser. En outre, l’étendue des pouvoirs dont ils disposent pour s’attaquer aux comportements antisociaux est particulièrement préoccupante étant donné la définition très large de ces derniers738. Par conséquent, il est tout à fait possible que les CSOs faciliteront, consciemment ou non, la criminalisation de certains comportements plus que d’autres. Ce risque est d’autant plus réel que les CSOs ont pour attribution spécifique de s’attaquer à la petite délinquance de rue. Ils sont également déployés davantage dans les quartiers les plus démunis, identifiés comme « crime hotspots » (des quartiers ayant un taux de criminalité très élevé), tels que le Merseyside dans le nord-ouest de l’Angleterre739. Dernièrement, les allégations de « soft surveillance » semblent avoir été bien fondées, le gouvernement néo-travailliste admettant ouvertement dans son livre blanc : « We see an essential part of their [Neighbourhood Policing Teams’] role to be gathering community intelligence740. » Bien entendu, cette fonction est grandement facilitée par les nouvelles technologies et le partage des renseignements entre les agences sociales et pénales au moyen des CDRPs. Paradoxalement, c’est leur statut de quasi-civils qui rend les CSOs plus légitimes que la police aux yeux du public tout en faisant d’eux des agents de renseignement plus efficaces. Ils peuvent ainsi contribuer à assurer le caractère punitif des nouvelles politiques pénales évoquées plus haut. Étant donné que leur efficacité pour réduire la criminalité n’a pas encore été démontrée741, les inconvénients l’emportent sur les avantages.

Tout comme Alderson l’avait souligné, le principe directeur de community/neighbourhood policing reste la participation de la collectivité elle-même. Bien que le New Labour ait fait participer les civils au maintien de l’ordre, il est possible d’affirmer que sa politique dans ce domaine est toujours dirigée d’en haut. Dans l’avant-propos d’un rapport consultatif officiel, le ministre de l’Intérieur d’alors, David Blunkett, a déclaré qu’il faut placer l’idée de active citizenship au centre des réformes policières. Il définit le terme ainsi : « Active citizenship means taking a shared responsibility to prevent crime and to tackle anti-social behaviour – the community aiding the police and not condoning any form of criminality742. » Il y a une grande contradiction interne dans cette définition : Blunkett exige que la collectivité prenne des responsabilités devant le problème de la criminalité tout en exigeant qu’elle se soumette à la définition officielle de la délinquance et qu’elle travaille avec la police. Cela implique que les autorités britanniques imposent la responsabilité d’en haut, ce qui empêche à la collectivité de forger sa propre réponse au problème. Il exclut la possibilité de travailler avec, ou de responsabiliser les communautés qui n’acceptent pas les normes dominantes. Il faut reconnaître que la plupart des communautés semblent accepter ces normes : par exemple, une grande majorité de citoyens – huit personnes sur dix – sont en faveur des ASBO743, ordonnances qui définissent la délinquance de façon très normative. Pourtant, il existe également des communautés où certaines formes de criminalité sont considérées comme légitimes – on peut citer l’exemple des communautés d’origine antillaise au sein desquelles la pratique illégale de fumer de la ganja fait partie de leur culture744.

Mais la définition gouvernementale de « the community » est très étroite, excluant la notion de différence. Pour le New Labour, l’existence de communautés solidaires est systématiquement admise comme une « bonne chose »745. Or, il existe un danger – ainsi que Charles Leadbeater, un ancien conseiller de Tony Blair, l’a affirmé – que les « strong communities can be pockets of intolerance and prejudice »746. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de la localité de Paulsgrove, qui s’est réunie pour tenter d’expulser des personnes soupçonnées d’actes de délinquance sexuelle sur enfants. Dans une telle situation, la communauté se définit en opposition aux personnes qui ne partagent pas ses valeurs et se caractérise ainsi par une « defensive exclusivity »747. Ce contexte favorise la mise en place de mesures qui cherchent à exclure « l’autre » : les ASBO, les caméras de vidéosurveillance, les gated communities748. Plutôt que s’opposer aux préjugés de certaines communautés locales, il existe un risque que les stratégies actuelles de lutte contre la criminalité ne fassent qu’attiser ces préjugés en encourageant les localités à exclure la différence. Les conséquences punitives sont évidentes.

Des collectivités exclusives peuvent encourager le développement de la stratégie policière de tolérance zéro et vice versa. La tolérance zéro en tant que méthode de maintien de l’ordre trouve ses origines dans la théorie des broken windows (carreaux cassés) qui a été développée à partir de 1982 par les criminologues conservateurs américains James Q. Wilson et George L. Kelling749. Ils ont défendu l’idée selon laquelle la criminalité prospère lorsque les forces de l’ordre ferment les yeux sur les incivilités. Pour soutenir cette thèse, ils ont employé la métaphore des carreaux cassés : lorsque l’on néglige de réparer un seul carreau brisé ce n’est plus qu’une question de temps avant que beaucoup d’autres carreaux soient cassés, en raison du fait que le carreau non réparé envoie au délinquant le signal que personne ne se soucie de ses actes. De même, d’autres symboles de désordre dans un quartier, comme les comportements indésirables, doivent être éradiqués. Ce n’est pas simplement une question de dissuasion, suivant la logique de « qui vole un œuf vole un bœuf » : il s’agit aussi de prévenir l’accroissement d’un sentiment d’insécurité qui affaiblit les contrôles sociaux traditionnels, décourageant l’engagement collectif dans la résolution du problème. Il faut donc sanctionner ceux qui suscitent ce sentiment : pas forcément les personnes violentes ou les délinquants, mais plutôt les « disreputable or obstreperous or unpredictable people : panhandlers, drunks, addicts, rowdy teenagers, prostitutes, loiterers, the mentally disturbed »750.

La thèse a été reprise par les principaux dirigeants de la police en Angleterre et aux États-Unis, notamment par William Bratton, le chef de la police new-yorkaise. Pour Bratton, la solution à ces petites incivilités réside dans la community policing. Il considère en effet le développement d’un partenariat entre la police et la collectivité comme étant essentiel au succès de sa stratégie751. Cependant, Charles Pollard, l’ancien directeur de la police de Thames Valley, affirme que sa stratégie de partenariat a échoué en raison du fait que la tolérance zéro est étayée par des politiques agressives nuisibles à la cohésion d’une collectivité752. Pollard soutient la thèse des broken windows et la tolérance zéro, au motif que cette dernière a toujours fait partie des stratégies policières anglaises sous la forme du bobby on the beat (la mythique patrouille à pied)753. Toutefois, il considère que les Anglais ont adopté une approche à long terme en rupture avec l’attitude de tolérance zéro new-yorkaise qu’il juge « dictatorial, inflexible and oppressive »754.

En effet, la tolérance zéro n’a jamais été officiellement adoptée comme stratégie policière en Angleterre, à l’exception de quelques expériences isolées telles que celle menée par Ray Mallon, responsable de la stratégie criminelle de la police de Hartlepool dans le Cleveland755. Bien qu’elle reconnaisse l’utilité de la tolérance zéro en tant que stratégie policière756, la police anglaise préfère celle de problem-oriented policing (résolution des problèmes stratégiques par la police) qui cherche, en coordination avec les collectivités elles-mêmes, à adopter une approche proactive et de résoudre les grands problèmes plutôt que de simplement répondre aux événements isolés. Cette approche est beaucoup plus large que la tolérance zéro, car elle ne vise pas simplement le désordre mais toute une panoplie de problèmes qui provoquent des sentiments d’insécurité. Par exemple, dans un quartier de la ville de Leicester, la stratégie de réduction de la criminalité qui a été adoptée consiste non seulement à développer une politique pénale de maintien de l’ordre mais également à promouvoir un ensemble de mesures sociales telles que la création d’un club de football organisé par deux policiers cinq jours sur sept en été757. Cette approche a été développée par l’américain Herman Goldstein, anciennement un conseiller à la police de Chicago758. Elle a été pilotée pour la première fois en Angleterre par la police de Londres dans les années 1980759. Depuis, d’autres régions ont adopté l’approche – elle s’inscrit très bien dans le contexte de la loi sur le crime et le désordre de 1998 qui exige que la police travaille en partenariat avec la collectivité afin de s’attaquer au problème de la criminalité760. Cependant, la police britannique s’est montrée réticente en ce qui concerne le community policing et le problem-oriented policing, ayant tendance à s’attacher à la tâche traditionnelle du maintien de l’ordre761.

De toute apparence, le New Labour est également resté attaché aux notions traditionnelles de maintien de l’ordre, se concentrant sur les signes visibles de désordre. La tolérance zéro a ainsi influencé certaines des politiques pénales du gouvernement. Le choix du titre de la loi sur le crime et le désordre était signe que le nouveau gouvernement Blair avait l’intention de se concentrer davantage sur le désordre et de le sanctionner très sévèrement. C’est cette loi qui a créé l’ASBO, une ordonnance qui peut être considérée comme l’exemple type d’une politique de tolérance zéro à la new-yorkaise en raison de sa capacité à sanctionner une gamme excessivement large de comportements non-criminels. D’après le criminologue britannique Phil Scraton le livre blanc qui a précédé la loi sur les comportements antisociaux de 2003 (Respect and Responsibility – Taking a Stand Against Anti-Social Behaviour 762) aurait pu être écrit par Rudolph Giuliani (le maire de New York de 1994 à 2001 qui a recruté William Bratton comme chef de la police) et William Bratton, et inspiré par Wilson et Kelling763. En effet, dans l’avant-propos du rapport, l’ancien ministre de l’Intérieur, David Blunkett, fait explicitement allusion à la thèse des broken windows :

‘We have seen the way communities spiral downwards once windows get broken and are not fixed, graffiti spreads and stays there, cars are left abandoned, streets get grimier and dirtier, youths hang around street corners intimidating the elderly. The result : crime increases, fear goes up and people feel trapped 764 .’

Les cibles des politiques de tolérance zéro du gouvernement Blair sont clairement énoncées par Blunkett : les jeunes et les habitants des quartiers les plus démunis. Comme Adam Crawford l’a signalé, il n’existe pas d’équivalent de la tolérance zéro pour la délinquance en col blanc, la fraude d’entreprise, la pollution illégale ou le non-respect de la réglementation de l’Inspection du travail765. C’est pourquoi il suggère qu’il vaut mieux appeler les stratégies de tolérance zéro des stratégies de « selective intolerance » – des mesures qui se montrent intolérantes vis-à-vis de certains types de comportements. Pour le commentateur Robert Sullivan, il s’agit tout simplement de « manifest illiberalism »766.

Par conséquent, en dépit des tentatives de certains de ses partisans d’inscrire la tolérance zéro dans une politique de community policing, elle est en réalité diamétralement opposée à l’idée d’une collectivité solidaire. À New York comme à Londres, elle vise les catégories des personnes qui sont habituellement stigmatisées, contribuant ainsi au triage des populations qui méritent de faire partie d’une collectivité définie de façon normative et celles qu’il faut exclure. En faisant appliquer les lois sur les comportements antisociaux et d’autres lois aux relents discriminatoires, les forces de l’ordre, qu’elles le souhaitent ou non, deviennent des « gardes-frontières »767 de la division métaphorique et physique qui se dresse entre les citoyens « respectables » et ceux qui sont tenus pour responsables du sentiment d’insécurité de ces derniers. Même s’il est possible d’affirmer que la tolérance zéro existe depuis longtemps – au moins depuis le XIXe siècle lorsque les comportements des classes laborieuses faisaient l’objet d’une surveillance policière –, la criminalisation accrue de comportements tels que la mendicité, qui relevaient du domaine du social pendant l’essentiel du XXe siècle, peut être considérée comme un signe supplémentaire d’un durcissement en matière pénale.

Notes
699.

Leon Radzionwicz et Roger Hood, op. cit., p. 247.

700.

E. C. Midwinter, op. cit., p. 38.

701.

John Briggs et al., op. cit., p. 156.

702.

Leon Radzionwicz et Roger Hood, op. cit., p. 249.

703.

E. C. Midwinter, op. cit., p. 43.

704.

Ibid.

705.

Voir supra, pp. 56-57.

706.

« La plupart des policiers employaient l’essentiel de leur temps à ce que les gens se comportent bien. » In John Briggs et. al., op. cit., p. 193.

707.

Terence Morris, op. cit., pp. 145-146.

708.

Ibid., p. 146.

709.

Ibid., p. 644.

710.

« […] une police de plus en plus militarisée », in Chris Jones et Tony Novak, Poverty, Welfare and the Disciplinary State, Londres, Routledge, 1999, p. 141.

711.

J. L. Lambert, « The Policing Crisis », dans Philip Norton (éd.), Law and Order and British Politics, Aldershot, Gower, 1981, p. 65.

712.

Ibid.

713.

Ibid., p. 66.

714.

En anglais, le terme « Asian » fait référence aussi bien aux personnes originaires du subcontinent indien qu’aux personnes issues du monde arabe.

715.

Metropolitan Police Authority, « Report of the MPA Scrutiny on MPS Stop and Search Practice » [en ligne], 2004, p. 21. Disponible sur : http://www.mpa.gov.uk/downloads/issues/stop-search/stop-search-report-2004.pdf [page consultée le 10 juillet 2007].

716.

Ibid.

717.

Leader, « Stop and rethink », The Guardian [en ligne], 28 mai 2007. Disponible sur : http://www.guardian.co.uk/commentisfree/story/0,,2089432,00.html [page consultée le 10 juillet 2007].

718.

Leader, « Cabinet revolt over stop and question plans », The Guardian [en ligne], 6 juin 2007. Disponible sur : http://www.guardian.co.uk/crime/article/0,,2096510,00.html [page consultée le 10 juillet 2007].

719.

« Le “community policing” ne s’intéresse pas en premier lieu au maintien de l’ordre mais à la protection sociale et à l’amélioration des conditions qui font le lit de circonstances criminogènes. Il est fondé sur un contrat social entre la police d’une circonsrcription, d’une commune ou d’un quartier, et les gens qui y vivent. » propos tenus par John Alderson, cité dans Marxism Today [en ligne], « Policing in the Eighties », avril 1982, p. 11. Disponible sur : http://www.amielandmelburn.org.uk/ collections/mt/index_frame.htm [page consultée le 10 juillet 2007].

720.

Ibid., pp. 11 et 13.

721.

Margaret Thatcher, « Speech to Conservative Party Conference » [en ligne], mis en ligne par le Margaret Thatcher Foundation, 14 octobre 1983. Disponible sur : http://www.margaretthatcher .org/speeches/displaydocument.asp?docid=105454 [page consultée le 10 juillet 2007].

722.

Ibid.

723.

« […] intraitables, préjudiciables aux relations futures avec des fractions de la population ou à l’image de neutralité de la police », in Peter Wallington, « Some Implications for the Policing of Industrial Disputes [and the Public Order Act 1986 », Criminal Law Review, 1987, p. 191.

724.

Alan Walker et Carol Walker (éds.), Britain Divided : The Growth of Social Exclusion in the 1980s and 1990s, Londres, Child Poverty Action Group, 1997.

725.

Michael Brake et Chris Hale, Public Order and Private Lives : The politics of law and order, Londres, Routledge, 1992, p. 78.

726.

« […] un moyen de collecter des renseignements permettant à la police d’identifier les “fauteurs de troubles” et de se tenir informée de se qui se passe au sein de la communauté : une sorte de surveillance “légère” », in Ray Chatwin, « Brixton and After », Marxism Today [en ligne], septembre 1981, p. 27. Disponible sur : http://www.amielandmelburn.org.uk/collections/ mt/pdf/81_09_26a.pdf [page consultée le 10 juillet 2007].

727.

Home Office, Building Communities, Beating Crime : A Better police service for the 21 st century [en ligne] Cm 6360, novembre 2004, p. 47. Disponible sur : http://www.homeoffice.gov.uk /documents/wp04_complete.pdf?view=Binary [page consultée le 10 juillet 2007].

728.

Home Office, Neighbourhood Policing : Your police ; your community ; our commitment [en ligne], mars 2005, p. 2. Disponible sur : http://police.homeoffice.gov.uk/news-and-publications/publication/community-policing/neighbourhood_police.pdf?view=Binary [page consultée le 10 juillet].

729.

Christine Cooper, Jane Anscombe, Julie Avenell, Fiona McClean et Julia Morris, A National Evaluation of Community Support Officers [en ligne], Home Office Research Development and Statistics Directorate, Research Study 297, janvier 2006, p. 2. Disponible sur : http://www.homeoffice.gov.uk/rds/pdfs06/hors297.pdf [page consultée le 10 juillet].

730.

Home Office, Building Communities, Beating Crime, op. cit., p. 51.

731.

Les CSOs sont également connus sous le nom de « Police Community Support Officers » – PCSOs.

732.

« L’expérience des PCSOs rencontre effectivement un succès écrasant. » In Barry Loveday, « Community policing under New Labour », Criminal Justice Matters, printemps 2007, n° 67, p. 28.

733.

Christine Cooper et al., op. cit., p. 18.

734.

Ibid., p. 44.

735.

Ibid., p. 19.

736.

« […] une sous-force de maintien de l’ordre mal équipée et insuffisamment formée », in Police Federation, « Community Support Officers : Where We Stand » [en ligne]. Disponible sur : http://www.polfed.org/WhereWeStand_Community_Support_Officers230506.pdf [page consultée le 10 juillet].

737.

« Il faut mieux les former sur les limites [de leurs pouvoirs]… ils n’ont pas reçu une formation claire. » In Christine Cooper et al., op. cit., p. 54.

738.

Voir supra, pp. 81-85.

739.

Home Office, Policing : Building Safer Communities Together [en ligne], Home Office Communication Directorate, novembre 2003. Disponible sur : http://www.homeoffice.gov.uk /documents/2004-cons-building-safer-comn/010-consultation.pdf?view=Binary [page consultée le 10 juillet].

740.

« Nous considérons la collecte de renseignements de la communauté comme une part essentielle de leurs [Neighbourhood Policing Teams’] attributions. » In Home Office, Building Communities, Beating Crime, op. cit., p. 50.

741.

Christine Cooper et al., op. cit., pp. 28-31.

742.

« La citoyenneté active signifie de partager la responsabilité de la prévention de la criminalité et de faire face aux comportements antisociaux – la communauté assistant la police et ne tolérant aucune forme de criminalité. » In David Blunkett dans Home Office, Policing : Building Safer Communities Together, op. cit., pp. i- ii.

743.

MORI, Public Concern about ASB and Support for ASBOs [en ligne], 10 juin 2005. Disponible sur : http://www.ipsos-mori.com/polls/2005/asbo-top.shtml [page consultée le 28 avril 2007].

744.

Ray Chatwin, op. cit., p. 26.

745.

Adam Crawford, « Community Safety and the Quest for Security : Holding Back the Dynamics of Social Exclusion », Policy Studies, 1998, vol. 19, n° ¾, pp. 243-244.

746.

« […] les communautés fortes peuvent être des foyers d’intolérance et de préjudice », in Charles Leadbeater, « Towards the knowledge society », New Statesman [en ligne], 12 juillet 1999. Disponible sur : http://www.newstatesman.com/199907120019.htm [page consultée le 10 juillet 2007].

747.

Adam Crawford, op. cit., p. 245.

748.

Ibid.

749.

James Q. Wilson et George L. Kelling, « The Police and Neighbourhood Safety : Broken Windows », Atlantic Monthly, 1982 [en ligne]. Disponible sur : http://www.lacity.org/council/cd7/ index/cd7index68640819_10032006.pdf [page consultée le 16 juillet 2007].

750.

« […] les personnes de mauvaises réputation, tapageuses ou imprévisibles : mendiants, ivrognes, toxicomanes, adolescents turbulents, prostitués, rôdeurs et malades mentaux », ibid., pp. 1-2.

751.

William J. Bratton, « Crime is Down in New York City : Blame the Police » dans Norman Dennis (éd.), Zero Tolerance : Policing a Free Society [en ligne], IEA Health and Welfare Unit, Choice in Welfare No. 35, publié par CIVITAS, 1998. Disponible sur : http://www.civitas.org.uk/ pdf/cw35.pdf [page consultée le 16 juillet 2007].

752.

Charles Pollard, « Zero Tolerance : Short-term Fix, Long-term Liability ? », dans Norman Dennis (éd.), Zero Tolerance, ibid., p. 45.

753.

Ibid., p. 58.

754.

« […] dictatoriale, inflexible et oppressive », ibid., p. 59.

755.

Cf. Norman Dennis et Ray Mallon, « Confident Policing in Hartlepool », ibid., pp. 62-87.

756.

Adrian Leigh, Tim Read et Nick Tilley, Brit Pop II : Problem-oriented policing in practice [en ligne], Police Research Series Paper 93, Home Office, Research Development and Statistics Directorate, 1998, pp. 25-6. Disponible sur : http://www.homeoffice.gov.uk/rds/prgpdfs/fprs93.pdf [page consultée le 16 juillet 2007].

757.

Ibid., p. 16-17.

758.

Nick Tilley, « Community Policing, Problem-oriented Policing and Intelligence-led Policing », Tim Newburn (éd.), Handbook of Policing, Cullompton, Willan Publishing, 2003, p. 312.

759.

Ibid., pp. 312-313.

760.

Adrian Leigh, Tim Read et Nick Tilley, Brit Pop II : Problem-oriented policing in practice, op. cit., p. 2.

761.

Nick Tilley, « Community Policing, Problem-oriented Policing and Intelligence-led Policing », op. cit., pp. 329-333.

762.

Respect and Responsibility, op. cit.

763.

Phil Scraton, « Streets of Terror : Marginalisation, Criminalisation and Authoritarian Renewal » [en ligne], 2003, p. 34. Disponible sur : http://www.statewatch.org/news/2003/aug/philscraton.pdf [page consultée le 16 juillet 2007].

764.

« Nous avons vu comment les communautés s’effondrent comme des châteaux de cartes lorsque les brêches ne sont pas colmatées. Les graffitis se répandent et ne sont pas effacés, les voitures sont abandonnées, les rues deviennent lugubres et sales, les jeunes traînent dans la rue intimidant les vieux. Résultat : le taux de criminalité grimpe, l’insécurité augmente et la population se sent piégée. » In David Blunkett, dans l’avant-propos de Respect and Responsibility, op. cit.

765.

Adam Crawford, op. cit., p. 242.

766.

Robert R. Sullivan, « The schizophrenic state : neo-liberal criminal justice », dans Kevin Stenson et Robert R. Sullivan (éds.), Crime, Risk and Justice : The politics of crime control in liberal democracies,Cullompton, Willan Publishing, 2003, p. 36.

767.

Le terme est emprunté de Robert Reiner, « Order and Discipline », dans Ian Holliday, Andrew Gamble et Geraint Parry (éds.), Fundamentals in British Politics, Basingstoke, Macmillan, 1999, p. 181.