Conclusion

Peut-on dire que l’Angleterre et le pays de Galles sont vraiment en train de connaître une new punitiveness ? Pour récapituler, les politiques que nous avons considérées comme signe d’un tel phénomène sont les suivantes : l’incarcération de masse, facilitée par l’allongement des peines au moyen, d’une part, de la limitation des droits à la remise en liberté conditionnelle et, d’autre part, de l’érosion du principe de proportionnalité des peines ; l’érosion des procédures de protection sous l’effet de tentatives pour limiter les jugements par jury en cour d’assise, de la nouvelle recevabilité des preuves indirectes et de mauvais caractère, et de l’abolition du principe de double jeopardy ; la stricte application des peines, notamment des peines de substitution ; la prolifération de lois qui ont tendance à criminaliser des pans entiers de la population, en particulier les plus défavorisés, les jeunes et les femmes ; le brouillage du droit civil et du droit pénal, symbole du glissement d’un État social vers un État pénal ; le passage d’une philosophie pénale d’amendement au simple « parcage » du délinquant qui est désormais entièrement responsabilisé pour ses actes ; l’érection de frontières entre la société dite respectable et respectueuse des lois et les populations « indésirables » ; et l’élargissement du contrôle pénal en dehors des quatre murs de la prison, grandement facilité par les nouvelles technologies de surveillance. Les preuves en faveur d’une thèse de durcissement semblent accablantes : il est indiscutable que ces politiques, prises dans leur ensemble, sont très strictes, surtout vis-à-vis des britanniques les plus vulnérables.

Néanmoins, il est plus difficile d’affirmer qu’elles sont vraiment novatrices, beaucoup d’entre elles trouvant leurs origines dans le passé. On peut citer en exemple l’apparent retour à des politiques qui cherchent à exclure le délinquant au lieu de le réinsérer, l’emploi du droit pénal pour réguler les comportements des pauvres et le non-respect du principe de proportionnalité des peines. C’est ce dernier aspect qui a poussé un commentateur à suggérer que, loin de devenir plus moderne, les systèmes pénaux sont en train de devenir moins modernes768. Si certaines politiques marquent une rupture avec le passé, il s’agit d’une rupture avec le passé récent, c’est-à-dire avec les politiques qui prédominaient pendant la plupart du XXe siècle et qui adoptaient une approche plus sociale du problème de la délinquance. Même cette rupture n’est pas totale : d’un côté, certaines politiques sociales ont perduré dans ce domaine et le discours officiel continue de parler du besoin de s’attaquer aux causes de la criminalité ; de l’autre, les politiques sociales qui visaient à la réinsertion du délinquant ont toujours été concurrencées par celles qui réclamaient la vengeance et la dissuasion. Par conséquent, au lieu de parler d’une rupture avec le passé, il vaut mieux parler d’une « intensification du châtiment »769.

En effet, Foucault770, écrivant en 1978, a tracé les origines du système de châtiment de son époque à la naissance de la prison moderne au XIXe siècle, moment auquel on a remplacé l’ancien système de discipline spectaculaire, vissé au corps du criminel, par un système de discipline plus subtil, qui cherche à contrôler au moyen d’un regard panoptique destiné à « normaliser » le délinquant. Le sociologue britannique Stanley Cohen a également noté que l’élargissement de la machine de contrôle social est une tendance continue depuis sa transformation au XIXe siècle771. Nous avons fait remarquer que ce n’est cependant que récemment que le système pénal moderne a commencé à avoir un effet important de netwidening. Plus de personnes que jamais sont aujourd’hui prises au piège du filet pénal, soit en étant incarcérées, soit en étant surveillées par le système pénal en dehors de la prison. Cette tendance est aujourd’hui favorisée en raison du développement des nouvelles technologies de surveillance. D’ailleurs, on peut considérer la lutte contre les comportements antisociaux, qui vise à inculquer le « respect » dans la société britannique, comme l’incarnation contemporaine des tentatives de normalisation auxquelles Foucault a fait référence.

En dépit de la dureté des politiques pénales actuelles, certains – notamment les criminologues conservateurs et la presse populaire – considéreront toujours qu’elles ne vont pas assez loin. D’autres commentateurs estiment qu’il existe, à côté de ces politiques très strictes, des politiques qui vont à l’encontre de cette tendance générale. Roger Matthews, par exemple, met en question l’existence d’un tournant punitif – il a même écrit un article intitulé « The Myth of Punitiveness »772 –, notant que parallèlement à une augmentation importante du taux général d’incarcération, il y a eu une baisse du nombre de personnes envoyées en prison pour cambriolage ou vol773. En effet, un taux élevé d’incarcération ne peut pas être considéré comme un signe de dureté en soi : ainsi que René van Swaaningen l’a noté, il existe des pays avec un taux d’incarcération très bas, tel le Burkina Faso, qui ne peuvent pas être considérés pour autant comme des pays non-punitifs étant donné leur réputation dans le domaine des droits de l’homme774. C’est pour cette raison qu’il faut prendre en compte d’autres signes d’un durcissement en matière pénale, comme nous l’avons fait. Pris dans leur ensemble, les arguments en faveur de la thèse d’un tournant punitif semblent convaincants. Matthews a pourtant insisté sur le fait que certaines peines ont été allégées par l’administration néo-travailliste, citant l’exemple de la ré-catégorisation du cannabis775. Tony Blair lui-même a déclaré : « I am from the generation that I would characterise, crudely, as hard on behaviour, but soft on lifestyle776. » C’est ainsi qu’il a pu justifier l’adoption de politiques moins strictes à l’égard de la drogue douce et de l’homosexualité777. Il apparaît, toutefois, que ces politiques n’endiguent pas pour autant le cours punitif général du gouvernement Blair : nous avons déjà noté que le nombre de personnes emprisonnées pour infraction liée à la drogue n’a cessé d’augmenter depuis 1994778 ; et, de toute évidence, son gouvernement ne s’est montré laxiste qu’à l’égard de certains styles de vie. Nous avons vu que les comportements qui sont principalement le fait des personnes marginalisées sont sanctionnés plus sévèrement.

Il faut néanmoins reconnaître que l’intégration de la Convention européenne des Droits de l’Homme dans la législation britannique aux termes de la loi sur les droits de l’homme de 1998 (The Human Rights Act) représente une étape très positive mais, en raison du fait que bon nombre des lois pénales votés par l’administration néo-travailliste risquent de bafouer ces droits, elle n’est pas capable à elle seule de renverser la tendance punitive. Au contraire, c’est le prétendu respect des droits de l’homme qui peut rendre les politiques strictes plus faciles à avaler. Même s’il faut reconnaître qu’un ensemble d’approches au problème de la criminalité coexistent comme les criminologues Neil Davie, Michael Cavadino, Iain Crow et John Dignan ont suggéré779, lorsqu’une approche punitive prévaut, elle a tendance à l’emporter sur les effets potentiellement positifs des autres approches. Donc, par exemple, les réformes policières qui ont été adoptées dans le sillage de l’enquête Macpherson sont souvent citées comme preuve que l’administration néo-travailliste est très soucieux de respecter les droits de l’homme, mais nous avons vu que l’enquête a également servi d’excuse pour bafouer les droits du prévenu au moyen de l’abolition du principe de double jeopardy 780. D’ailleurs, la rhétorique du gouvernement Blair est indéniablement punitive, ce qui fait que même les politiques qui devraient être capables de susciter une approche moins stricte en matière pénale, comme celles qui promeuvent les peines de substitution ou celles qui tentent d’épargner aux jeunes l’incarcération, sont appliquées de façon très stricte, avec pour conséquence l’explosion de la population carcérale. Malgré le potentiel progressif des réformes qui ont été apportées au système pénal pour les jeunes, nous avons fait remarquer qu’en pratique de plus en plus de jeunes sont actuellement criminalisés, situation qui a amené le directeur du Youth Justice Board à démissionner en 2007. Nous verrons plus loin que cette « punitivité » est également visible dans la politique sociale du New Labour, ce qui dote souvent les tentatives de s’attaquer aux causes de la criminalité d’un caractère pénal. Tout compte fait, la thèse du new punitiveness semble être fondée : le Royaume-Uni de Tony Blair témoigne d’une véritable « punishment frenzy » (frénésie de châtiment)781. Le but de notre deuxième partie sera de tenter d’expliquer cette tendance.

Notes
768.

Simon Hallsworth, « Rethinking the Punitive Turn : Economies of excess and the criminology of the other », Punishment and Society, 2000, vol. 2, n° 2 : p. 153.

769.

Joe Sim, « Law and Order for an Iron Age », communication présentée lors du colloque du Centre for Crime and Justice Studies, Criminal Justice and Social Justice : New Directions, à King’s College, Londres, le 6 juillet 2007.

770.

Michel Foucault, op. cit.

771.

Stanley Cohen, Visions of Social Control, op. cit., p. 13.

772.

Roger Matthews, « The Myth of Punitiveness », Theoretical Criminology,2005, vol. 9, n° 2 : 175-201.

773.

Roger Matthews, « Rethinking Penal Policy : Towards a Systems Approach », dans Roger Matthews et Jock Young (éds), The New Politics of Crime and Punishment, Cullompton, Willan Publishing,2003, pp. 224-225.

774.

René van Swaaningen, « Bending the Punitive Turn », communication présentée lors du colloque du Centre for Crime and Justice Studies, Criminal Justice and Social Justice : New Directions, à King’s College, Londres, le 6 juillet 2007.

775.

Roger Matthews, dans The New Politics of Crime and Punishment, op. cit., pp. 225-226.

776.

« Je suis de cette génération qu’on peut caractériser, en deux mots, comme très stricte vis-à-vis des comportements, mais tolérante sur les modes de vie. » In Tony Blair, « I don’t destroy liberties, I protect them », The Observer [en ligne], 26 février 2006. Disponible sur : http://observer.guardian.co.uk/comment/story/0,,1718133,00.html [page consultée le 17 juillet 2007].

777.

Voir infra., p. 360. 

778.

Voir supra., p. 73-74.

779.

Neil Davie, « Nouveau parti de l’ordre ? New Labour et la criminalité », dans Timothy Whitton (dir.), Le New Labour : rupture ou continuité ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, pp.195-223. Michael Cavadino, Iain Crow et James Dignan, Criminal Justice 2000 : Strategies for a New Century,Winchester, Waterside Press, 1999. Voir supra., p. 23.

780.

Voir supra, pp. 50-51..

781.

Le terme a été utilisé par John Irwin, James Austin et Chris Baird pour décrire les effets du nouveau consensus sur le châtiment sévère qui s’est formé entre les partis Républicain et Démocrate aux États-Unis au début des années 1990. « Fanning the Flames of Fear », Crime and Delinquency, 1998, vol. 44, n° 1, p. 33.