i) Les nouvelles élites

a) L’essor d’une criminologie conservatrice

Le nouveau consensus punitif qui met l’accent sur la répression de la criminalité s’est formé à partir d’un nouveau regard sur les causes du phénomène. Alors que la responsabilité individuelle du délinquant n’a jamais été ignorée, pendant la majeure partie du XXe siècle la pensée officielle s’est davantage concentrée sur les causes structurelles de la délinquance. À partir des années 1980, par contre, c’est la responsabilité individuelle qui prime. Le New Labour a promis de s’attaquer aux causes de la criminalité aussi bien qu’à la criminalité elle-même mais, étant donné qu’il a déclaré ne pas chercher à « excuser » la criminalité, les efforts gouvernementaux pour s’attaquer aux causes se concentrent essentiellement sur les faiblesses individuelles considérées comme susceptibles de provoquer la criminalité. C’est dans cette mesure que la politique du gouvernement s’inscrit dans le cadre de la criminologie conservatrice qui a graduellement éclipsé celle de la sociale-démocratie. En 2001 Tony Blairdéfinissait les causes de la criminalité ainsi :

‘The evidence we produce today shows beyond any serious doubt that a successful fight against crime has to target the criminal. That means not just effective prosecution and punishment, it also means attacking the reason for offending – drugs, poor skills, no job prospects. And it means, in a wider sense, re-building a decent society where there is opportunity for all and responsibility from all. Good schools are an anti-crime measure. Proper sports facilities are an anti-crime measure. Stable family life prevents crime. Sure Start, the New Deal for the unemployed, inner-city regeneration. These are as much part of the strategy to fight crime as more bobbies on the beat and tougher sentences 345 .’

Force est de constater que pour Tony Blair être « tough on crime, tough on the causes of crime » se traduit par des mesures d’anti-criminalité visant davantage le délinquant lui-même, c’est-à-dire des programmes qui ont pour but de briser sa dépendance à la drogue, de l’aider à trouver un emploi, de lui offrir une meilleure éducation scolaire et de conseiller les parents dans l’éducation de leurs enfants. Bien entendu, certaines de ces mesures impliquent des changements importants à l’échelle de la société, mais elles visent en premier lieu le comportement individuel.

Le problème du comportement individuel est essentiel à l’idée de l’existence d’une underclass. Bien qu’elle ait longtemps existé sous une autre forme346, la notion d’underclass a été popularisée à la fin des années 1980 par Charles Murray et c’est sa définition du phénomène qui a été déterminante. Pour Murray, il existe une classe de pauvres qui, en raison de leur manque de respect pour les normes traditionnelles, sont entièrement responsables de leur propre situation : « Britain has a growing population of working-aged, healthy people who live in a different world from other Britons, who are raising their children to live in it, and whose values are now contaminating the life of entire neighbourhoods347. » Ces valeurs néfastes comprennent un rejet des valeurs familiales traditionnelles, un manque de respect pour la loi et une aversion pour le travail rémunéré, symbolisées par des taux élevés de naissances illégitimes, de criminalité et de chômage. Que les membres de l’underclass adoptent de telles valeurs est un choix rationnel, déterminé non par la pauvreté ou les inégalités sociales, mais par un État hyperprotecteur qui les encourage à devenir dépendants. Si davantage d’adolescentes tombent enceintes aujourd’hui que dans les années 1960, c’est parce que les allocations familiales sont devenues trop généreuses. De même, si le taux de criminalité a beaucoup augmenté depuis cette période, c’est parce que les peines de prison sont devenues trop laxistes. Pour les jeunes filles, comme pour les délinquants, les systèmes social et pénal ne sont pas suffisamment punitifs348.

Alors que l’administration néo-travailliste accepte également l’existence d’un lien direct entre le taux de criminalité et le taux d’incarcération, il considère que le problème est beaucoup plus complexe et qu’il faut également viser les causes sociales de la criminalité. Si l’administration néo-travailliste a rarement utilisé le terme underclass, elle reconnaît son existence. Dans le livre où il expose l’essentiel de ses idées, New Britain : My Vision of a Young Country, Tony Blair lui-même parle d’une « underclass that may be a minority but is frighteningly large »349. Il définit ses membres ainsi : « People cut off, set apart from the mainstream of society. Their lives are often characterised by long-term unemployment, poverty or lack of educational opportunity, and at times family instability, drugs abuse and crime350. » Alors que Blair ne met pas l’accent sur le problème d’illégitimité, comme Murray le fait, il définit ceux qui souffrent de l’exclusion par leur culture qui les différencie du reste la société. En effet, l’un des principaux moyens par lequel l’administration néo-travailliste entendait s’attaquer au problème de l’underclass était d’inculquer une véritable culture du « respect » aux Britanniques. Louise Casey, la coordinatrice du groupe de travail gouvernemental sur le respect, établi en 2005, a déclaré que ce sont souvent les plus marginalisés qui manquent de respect351. Par conséquent, elle affirmait : « We will not reach and help that very small number who are most excluded and the most challenging unless we deal with their behaviour or the behaviour of those around them »352. La volonté de rendre les marginaux responsables de leur propre exclusion dérive clairement de la notion d’underclass telle qu’elle est conçue par Charles Murray. Cependant, à la différence de Murray, le New Labour reconnaît que l’État a un rôle à jouer pour aider les pauvres à réintégrer la société traditionnelle.

Parce que la criminalité, strictement limitée à la criminalité de rue, est considérée comme la principale caractéristique de la vie des plus marginalisés, la stratégie anti-délinquance du New Labour rejoint ses politiques sociales. Évoquons maintenant quelques unes des politiques vedettes adoptées dans ce domaine : le Sure Start, le Drug Interventions Programme et le New Deal. D’après le gouvernement, Sure Start vise à « deliver the best start in life for every child by bringing together early education, childcare, health and family support »353. Le gouvernement britannique actuel n’a toutefois pas nié qu’il cherche à toucher davantage les familles les plus marginalisés. Entre 1999 et 2004, 500 projets Sure Start ont été mis en place dans les quartiers les plus défavorisés du Royaume-Uni afin d’offrir toute une gamme de services aux familles ayant des enfants âgés de moins de 4 ans et vivant dans des quartiers défavorisés354. Les projets se concentrent principalement sur les comportements des parents, que l’on encourage à arrêter de fumer et à suivre des formations pour l’éducation de leurs enfants355.

Certains commentateurs ont relevé la similitude entre Sure Start et la théorie du « cycle des privations », avancée notamment par le conservateur Keith Joseph dans les années 1970356. Selon cette théorie, les problèmes physiques, émotionnels et intellectuels qui empêchent les gens d’avancer se reproduisent d’une génération à l’autre en dépit des conditions matérielles de prospérité357. La phrase « cycle of disadvantage » a été utilisé par le New Labour à plusieurs reprises358, ce qui confirme son adhésion à une explication culturelle de l’exclusion sociale qui rend les marginaux responsables de leur marginalité359. La politique qui incarne cette approche de la façon la plus frappante est sans doute le programme, lancé en mai 2007, d’intervention auprès des futures mères les plus marginalisées, seulement 16 semaines après la conception, afin de leur offrir des conseils sur l’éducation des enfants et les aider à arrêter de fumer ou à renoncer à la drogue360.

Le Drug Interventions Programme 361 – une stratégie introduite en 2003 et ayant pour but de détourner les délinquants toxicomanes de la criminalité par le biais de programmes de traitement et de soutien – se concentre également sur le comportement individuel et conçoit ses clients comme des êtres entièrement rationnels et responsables de leurs actes. Cette façon de penser est manifeste dans l’affirmation répétée des néo-travaillistes qu’il existe un lien causal direct entre la consommation de drogue et la criminalité. Briser ce lien constitue un élément clé de la stratégie anti-drogue du New Labour, qu’undocument de consultation publié en juillet 2007 a explicitement approuvée362. Ce même document affirme qu’en 2007 3 500 délinquants consommateurs de drogue ont commencé un programme de traitement obligatoire tous les mois (comparé à seulement 400 en mars 2004)363. Par conséquent, la délinquance liée au besoin de se procurer de la drogue aurait baissé de 20 % depuis la mise en place de la nouvelle stratégie anti-drogue en 2003364.

Le lien entre la baisse de la criminalité et la stratégie du gouvernement a toutefois été mis en doute. Par exemple, Frank Warburton, un consultant indépendant en matière de politique pénale, considère que le lien entre la consommation de drogue et la criminalité a été exagéré, avec pour conséquence que les autres causes de la criminalité sont souvent ignorées365. Il cite un rapport publié par la Beckley Foundation, une organisation caritative de recherche, qui constate que le lien entre ces deux phénomènes est beaucoup plus complexe qu’on pourrait être amené à le penser et qu’il est souvent déterminé par d’autres facteurs socio-économiques366. La politique du New Labour à cet égard est néanmoins focalisée sur le comportement individuel, ce qui menace le succès global de sa stratégie anti-drogue367. Cependant, il paraît peu probable que sa politique changera de façon significative, dans la mesure où elle colle parfaitement avec d’autres politiques mettant davantage l’accent sur la responsabilité personnelle, qui prime sur celle de l’État.

L’idée de responsabilité est étroitement liée à la moralité. L’approche du New Labour au problème du chômage en est une parfaite illustration. La politique phare dans ce domaine est le New Deal, une série de programmes sur mesure pour toute catégorie de chômeur : les jeunes, les mères célibataires, les handicapés, les adultes âgés de 25 à 50 ans et de plus de 50 ans. Désormais le droit de recevoir des allocations chômage est conditionné au comportement du demandeur. Elles ne lui sont accordées que s’il s’engage à accepter l’emploi, le stage ou la formation appropriée que son conseiller personnel lui propose. Alors que l’administration néo-travailliste s’est engagé à « make work pay » (rendre le travail rentable) par la mise en place d’un salaire minimum368 et de crédits d’impôts, une grande partie des personnes les plus pauvres sont maintenant celles qui occupent des emplois mal rémunérés. Après avoir tenté l’expérience d’habiter dans un quartier pauvre tout en acceptant une série d’emplois rémunérés au salaire minimum, la journaliste du Guardian Polly Toynbee a constaté qu’il est impossible de vivre convenablement ainsi369. Dans un autre livre, elle remarque qu’au lieu d’améliorer le niveau de vie des pauvres, les crédits d’impôt ne sont devenus qu’un moyen de subventionner les employeurs qui refusent de payer plus que le salaire minimum370.

Jock Young partage cet avis, affirmant qu’obliger les chômeurs à accepter un emploi mal rémunéré représente « the dragooning of people from one category of exclusion to another »371. La valeur du travail pour le New Labour n’est pas quantifiable en termes économiques mais plutôt en termes moraux. Le travail est considéré comme rédempteur, et le meilleur moyen pour les individus de réintégrer la société. Ceux qui refusent d’accepter l’offre de travail sont ainsi traités comme culturellement différents des travailleurs et donc responsables de leur propre exclusion. Dans la mesure où le chômage est considéré comme une cause de la criminalité, ceux qui « choisissent » de ne pas travailler peuvent aussi bien choisir de s’engager ou non dans la criminalité.

Or, l’idée que ce choix soit déterminé par des facteurs culturels est contestable. Un bon nombre d’études ont établi que la prétendue underclass partage les mêmes valeurs que la société « traditionnelle ». Par exemple, les sociologues Hartley Dean et Peter Taylor-Gooby ont, à travers des entretiens avec les demandeurs d’allocations sociales, dénoncé la théorie de « la culture de la dépendance » comme un mythe372. Ils ont découvert que trois quarts des personnes interrogées étaient très désireuses de trouver un emploi373 et que la plupart voulait arrêter de vivre des allocations374. Par conséquent, ils concluent : « The Social Security system does not foster a dependency culture, but it constructs, isolates and supervises a heterogeneous population of reluctant dependants375. » Anthony Heath, analysant les résultats de la British Social Attitudes Survey, rejette également une définition culturelle de l’underclass, notant que ses membres ont des attitudes très traditionnelles à l’égard de l’éducation des enfants et du travail, et qu’il est encore plus probable qu’ils veuillent un emploi rémunéré.376De même, Peter Alcock, expert britannique de la pauvreté, déclare : « There is no hard evidence to suggest that there are economic or cultural differences between the poor and the rest of society377. »

Mes propres recherches sur les attitudes des détenus britanniques (voir annexe n° 1) ont tendance à confirmer ces conclusions à l’égard d’une population qui, en vertu de sa criminalité, se présente à première vue comme la manifestation la plus évidente d’une underclass culturellement isolée du reste de la société que l’on suppose respectueux des lois. Pour Charles Murray, la criminalité, ainsi que le chômage et un taux élevé de naissances illégitimes et le chômage, est l’une des principales caractéristiques de l’underclass : « the habitual criminal is the classic member of an underclass »378. Afin de tester cette hypothèse, je me suis rendue en février 2007 dans deux prisons britanniques – HMP Lewes, une prison locale pour hommes et HMP East Sutton Park, une prison ouverte pour femmes – où j’ai interrogé plus de 80 détenus sur leurs attitudes concernant le mariage, la famille, le travail et l’assistance publique. En outre, je leur ai demandé s’ils ont perpétré leur délit sous l’impulsion du moment ou s’ils ont au contraire bien réfléchi aux conséquences juridiques éventuelles du délit avant de le perpétrer. Bien que mon échantillon de la population carcérale soit petit, dans l’ensemble les résultats de ces questionnaires infirment la thèse de Murray et montrent que les attitudes des détenus sont semblables à celles que Murray prétend être partagées par la majorité des Britanniques et des Américains.

Charles Murray affirme que les membres de l’underclass ne considèrent pas le travail comme un moyen de générer le respect de soi : « Talking to the boys in their late teens and early twenties about jobs, I heard nothing about the importance of work as a source of self-respect and no talk of just wanting enough income to be free of the benefit system379. » Inversement, les détenus que j’ai interrogés faisaient preuve d’un attachement fort au travail, ce qui suggère qu’ils ne font pas partie d’une underclass, telle qu’elle est conçue par Murray. Pour la plupart d’entre eux, le travail, même mal rémunéré, est considéré comme un devoir de citoyen, toujours préférable au fait de vivre des allocations sociales, situation considérée comme indésirable, voire honteuse. Plus de 90 % des détenus étaient d’accord ou fortement d’accord avec l’affirmation suivante : « Every citizen has a duty to find a job to support himself and his family »380. Le même pourcentage de personnes estimait qu’avoir n’importe quel emploi est préférable à de ne pas en avoir du tout. Seulement 17 % considéraient qu’il est préférable d’être au chômage que de faire un travail que l’on n’aime pas. La majorité des détenus faisant partie de mon échantillon – 51,2 % – avait un emploi au moment de leur arrestation (18,3% entre eux étaient au chômage). Pour bon nombre de détenus, le travail est perçu comme valorisant. Un détenu a déclaré : « You feel good about yourself spending your hard-earned money »381. Un autre a dit : « It’s just nice to be able to hold your head up in the community and have a job382. » Encore un autre a remarqué : « Work teaches you that you can’t be a bum all your life – it keeps you out of trouble383. » Il faut noter que cet attachement au travail existe aussi bien parmi les jeunes que parmi les détenus plus âgés : presque 78 % des jeunes détenus âgés de 21 à 25 ans étaient d’accord ou fortement d’accord avec l’affirmation qu’avoir n’importe quel emploi est préférable au fait de ne pas en avoir du tout. Chez les 26 à 30 ans, ce chiffre était de 100 %. Les jeunes ayant entre 16 et 20 ans étaient également tous en accord avec cette affirmation mais malheureusement cette tranche d’âge ne représente que 2,5 % de mon échantillon.

D’ailleurs, 63 % des détenus interrogés étaient d’accord ou fortement d’accord avec l’affirmation que vivre de l’assistance publique a un impact négatif sur le respect de soi. Par contre, en contradiction flagrante avec ce point de vue, 58,5 % des détenus interrogés étaient d’accord avec l’affirmation négative que toucher des allocations n’a rien d’honteux. Comment expliquer ce paradoxe ? Étant donné les commentaires des détenus sur ces affirmations, la plupart d’entre eux établissent une distinction entre les pauvres « méritants » et les pauvres « non-méritants » tout comme Murray le fait. Ils considèrent que les personnes en bonne santé devraient travailler et que seuls ceux qui sont malades devraient toucher des allocations. Une prisonnière a remarqué : « Yeah, welfare damages self-respect unless you’re on them due to misfortune384. » Une autre a fait une distinction nette entre ceux qui demandent des allocations « out of greed » (par cupidité) et ceux qui les demandent « for a helping hand » (en coup de main). Ces remarques reflètent le fait que seuls 19,5 % considéraient les allocations sociales comme un droit. En effet, pour la grande majorité, les allocations sont un privilège. Une femme a bien exprimé ce point de vue en remarquant: « You can’t make other tax-payers pay for your laziness385. » En tout cas, pour beaucoup de détenus, les allocations ne sont pas assez généreuses pour qu’elles puissent décourager les gens de travailler. S’il y a quelque chose qui les décourage de le faire, c’est le faible niveau des revenus que le travail apporte. Plus de 82 % des détenus interrogés se disaient d’accord ou fortement d’accord avec cette affirmation.

Les attitudes des détenus à l’égard de la famille sont plus difficiles à interpréter, les réponses étant souvent contradictoires. Par exemple, plus de 70 % des personnes interrogées étaient d’accord ou fortement d’accord avec l’affirmation, « deux parents devraient élever leur/s enfant/s ensemble », tandis que plus de 76 % considéraient également que « les familles monoparentales peuvent élever leurs enfants aussi bien que des familles avec deux parents ». Pourtant, les personnes interrogées, en particulier les femmes, qui étaient d’accord avec cette dernière affirmation, ne soutiennent pas les familles monoparentales per se. Elles pensent qu’une famille duo-parentale est meilleure dans l’idéal mais qu’en pratique c’est souvent préférable pour les enfants d’être élevés par une mère seule que par un mauvais père. Beaucoup de femmes parlaient des mauvaises expériences qu’elles ont eues avec des partenaires abusifs et considéraient que leurs enfants seraient mieux sans de telles figures paternelles. En effet, davantage d’hommes (83,3 %) que de femmes (57,5 %) considéraient que deux parents devraient élever leurs enfants ensemble. Par conséquent, davantage de femmes (82,5 %) que d’hommes (70 %) considéraient que les familles monoparentales peuvent élever leurs enfants aussi bien que des familles avec deux parents. Ces hommes sont clairement très différents des hommes irresponsables, voire « barbares » et non-civilisés, qui font partie de l’underclass de Charles Murray. Certes, ils ne montraient pas beaucoup d’attachement au mariage – plus de 57 % d’entre eux considéraient que deux personnes qui veulent avoir des enfants devraient se marier, et 78,6% se disaient être d’accord ou fortement en accord avec l’affirmation : « Il n’est pas nécessaire d’être marié pour avoir des enfants ». Or, cela ne veut pas dire pour autant qu’ils n’acceptent aucune responsabilité envers leurs enfants ou qu’ils ignorent le rôle important qu’ils ont à jouer dans leur éducation. 50 % des hommes interrogés considéraient, tout comme Murray lui-même386, qu’un enfant sans père a plus de chance de « se livrer à des activités immorales » qu’un enfant ayant grandi avec son père. De même, 52 % d’entre eux étaient en désaccord avec l’affirmation : « les enfants n’ont pas forcement besoin d’un père pour leur enseigner comment distinguer le bien du mal ».

Les femmes, en revanche, prenaient majoritairement le point de vue contraire à ces deux affirmations – 60 % étaient en désaccord avec la première alors que 55 % étaient en accord avec la dernière. Cela semble confirmer la thèse de Murray sur les valeurs de l’underclass, selon laquelle ses membres ne considèrent pas la famille traditionnelle comme le milieu le plus désirable pour élever les enfants. Cependant, Murray se trompe en estimant que les familles volontairement monoparentales sont majoritairement irresponsables et qu’elles ne s’intéressent pas à la bonne éducation de leurs enfants. Au contraire, si les femmes ne soutiennent pas la famille traditionnelle, c’est souvent parce qu’elles cherchent à donner la meilleure éducation à leurs enfants. Certaines femmes considèrent que la présence d’un père pourrait nuire à la bonne éducation de leurs enfants. Comme une détenue l’a remarqué : « It’s the fathers who need the children to teach them right from wrong »387.

Les réponses aux questionnaires concernant la famille et le mariage sont en effet très difficiles à interpréter. À première vue, les réponses des hommes interrogés infirment la thèse de Murray, alors que les réponses féminines la confirment. Cependant, étant donné les commentaires des détenus, la réalité est plus complexe. Que certaines femmes doutent du rôle essentiel des pères dans l’éducation des enfants suggère que les hommes sont peut-être moins responsables qu’on pourrait être amené à le croire en observant les résultats des entretiens avec eux. En revanche, le choix de certaines femmes d’élever leurs enfants seules n’est visiblement pas un signe qu’elles adhèrent à une culture particulière à une underclass. Il s’agit plutôt d’un choix pratique qui ne correspond pas forcément à ce qu’elles feraient dans un monde idéal. Il est néanmoins possible d’affirmer avec plus de certitude que les détenus interrogés ont un fort attachement au travail, ce qui montre que la grande majorité ne font pas partie d’une underclass vivant de l’assistance publique, comme Murray le suggère.

Les néo-travaillistes insistent néanmoins sur la différence culturelle entre les délinquants et la société traditionnelle. Les délinquants sont décrits comme « the selfish minority » (la minorité égoïste), à distinguer de la « law-abiding majority » (la majorité respectueuse des lois)388. Ils ne partagent pas les valeurs de la « decent society » (la société repectable)389 et les petits délinquants sont « without any residual moral sense » (n’ont aucun sens de la morale)390. C’est lorsque la criminalité est perçue comme une menace pour les mœurs d’une société que les comportements antisociaux offensant le consensus moral en viennent à attirer l’attention du système de justice pénale au même titre que les comportements criminels. L’adoption d’une théorie envisageant la criminalité comme volontaire peut ainsi encourager l’application d’une politique punitive en matière de loi et d’ordre. La croyance en la capacité dissuasive des peines est également alimentée par cette théorie. D’ailleurs, le châtiment sévère est d’autant plus justifiable lorsque le criminel n’est aucunement considéré comme une victime de sa situation.

Ce type de raisonnement criminologique trouve ses origines chez les penseurs conservateurs, dont le plus éminent est l’ancien professeur de Harvard, James Q. Wilson, que Loïc Wacquant appelle le « pape de la criminologie conservatrice aux États-Unis »391. À travers deux livres importants392 et de nombreux articles, Wilson a propagé l’idée que la criminalité s’explique principalement par la nature humaine et non par des causes structurelles. Il considère le délinquant comme un acteur rationnel qui décide de s’engager ou non dans la criminalité selon sa conscience (le degré d’angoisse qu’il peut ressentir en sachant qu’il est en train de violer une règle), sa sympathie (sa capacité à se mettre à la place de la victime de son acte criminel) et son sens de la justice (la croyance que l’on reçoit ce qu’on mérite)393. Il ne nie pas que la nature humaine, qui consiste en ces sentiments, n’est pas totalement innée – « human nature […] develops in intimate settings out of a complex interaction of constitutional and social factors »394 – mais, en mettant l’accent sur les « intimate settings », c’est-à-dire les contextes familiaux et sociaux, l’influence des facteurs structurels est écartée en faveur d’une explication culturelle du problème395. En effet, il refuse d’admettre qu’il existe un lien causal direct entre les problèmes sociaux plus larges, comme les privations matérielles (ex. un taux élevé de chômage), et la criminalité.

En dépit du fait que ses idées ont été fortement contestées396, elles ont exercé une influence considérable. La presse et les politiciens qui cherchaient à se dissocier des explications libérales de la criminalité y ont répondu de façon très positive397. Selon les criminologues américains John Irwin, James Austin et Chris Baird, Crime and Human Nature a eu un impact particulièrement important : « The ‘get tough on crime’ politicians had the intellectual backing for promoting sentencing reforms that have led to America’s imprisonment binge398. » L’influence politique des idées de Wilson aux États-Unis est confirmée par le fait qu’il a été nommé conseiller des gouvernements de Richard Nixon, Ronald Reagan et George Bush399. C’est sa conception du délinquant comme être rationnel qui a justifié les peines sévères des années Reagan. On peut citer comme exemple la mise en place des peines plancher, supposées avoir un impact dissuasif sur les futurs délinquants, par la loi sur le contrôle de la criminalité de 1984 (The Comprehensive Crime Control Act). Cependant, le fait que plus de 68 % des détenus intérrogés par l’auteur en février 2007 disaient avoir commis leur délit sous l’impulsion du moment, sans réfléchir aux conséquences éventuelles, remet en question la notion du délinquant comme acteur rationel. En réalité, il semble peu probable que la menace de l’incarcération puisse avoir un effet de dissuasion générale.

Pourtant, c’est une foi en la capacité dissuasive des peines qui a nourri la thèse des « carreaux cassés », développée conjointement avec George L. Kelling, dont l’impact a été très important non seulement aux États-Unis mais également à l’échelle internationale. Nous avons déjà discuté de son application à New York et en Angleterre, et remarqué qu’elle a fortement influencé la politique de « tolérance zéro » qui s’est principalement traduite par la mise en place de peines sanctionnant les « comportements antisociaux » et les incivilités des deux côtés de l’Atlantique400. L’efficacité de cette politique à réduire le taux de criminalité a été sérieusement remise en doute : on a suggéré que la baisse significative du taux d’homicide new-yorkais dans les années 1990 s’explique plutôt par le rétrécissement du marché de la cocaïne401 ou par une tendance à la baisse de la criminalité sur l’ensemble du territoire américain quelles que soient les politiques pénales appliquées402. Avec d’autres politiques pénales dont l’efficacité est douteuse, elle a néanmoins été adoptée au Royaume-Uni. Cette tendance a incité certains commentateurs, notamment les criminologues britanniques Tim Newburn et Trevor Jones, à parler d’un policy transfer (le transfert des politiques américaines aux îles britanniques).

Notes
345.

« Les éléments qu’on vous présente aujourd’hui montrent, sans le moindre doute, que, pour réussir, la lutte contre la criminalité doit cibler le délinquant. Cela signifie non seulement les poursuites judiciaires et les peines, mais également de s’attaquer aux causes de la criminalité – la drogue, le manque de connaissances, les mauvaises perspectives de carrière. Cela signifie aussi, dans un sens plus large, de reconstruire une bonne société avec des opportunités pour tous et la responsabilité de tous. De bonnes écoles sont une mesure anti-délinquance. Des bons équipements de loisir sont une mesure anti-délinquance. La vie de famille évite la criminalité. ‘Sure Start’, le ‘New Deal’ pour les chômeurs et la réhabilitation des quartiers déshérités. Tout cela participe à la stratégie pour s’attaquer à la criminalité, mettre plus de policiers sur la ronde et rendre les peines plus strictes. » Propos tenus par Tony Blair, « Speech to the Peel Institute » [en ligne], le 26 janvier 2001. Disponible sur : http://www.number-10.gov.uk/output/Page1577.asp [page consultée le 21 juin 2007].

346.

John Welshman, Underclass : A History of the Excluded 1880-2000, Londres, Hambledon Continuum, 2006. Voir également infra., p. 352.

347.

« La Grande-Bretagne a une population croissante de personnes en bonne santé ayant l’âge de travailler qui vivent dans un monde différent des autres britanniques, qui élèvent leurs enfants pour y vivre et dont les valeurs contaminent la vie des quartiers entiers. » In Charles Murray, « The Emerging British Underclass », dans Ruth Lister (éd.), Charles Murray and the Underclass : The Developing Debate, IEA Health and Welfare Unit, Choice in Welfare n° 33, Londres 1996, p. 26.

348.

Charles Murray, ibid., pp. 44-47.

349.

« […] un ‘sous-prolétariat’ qui reste peut-être minoritaire mais qui est effroyablement grand », in Tony Blair, New Britain, op. cit., p. 218.

350.

« Les gens qui sont isolés, marginalisés de l’ensemble de la société. Leur vie est souvent marquée par le chômage de longue durée, la pauvreté ou un manque de possibilités d’éducation, et des fois par l’instabilité familiale, l’abus de la drogue et la criminalité. » Ibid., p. 141.

351.

Louise Casey, discours sur les familles socialement exclues prononcé à la conférence du groupe de travail gouvernemental sur l’exclusion sociale [en ligne], 20 mars 2006. Disponible sur : http://www.cabinetoffice.gov.uk/upload/assets/www.cabinetoffice.gov.uk/social_exclusion_task_force/louise_casey.pdf [page consultée le 25 octobre 2007].

352.

« Nous ne pourrons pas atteindre et aider ceux qui sont les plus marginalisés et les plus difficiles que si l’on doit affronter leurs comportements ou ceux de leur entourage. » Ibid.

353.

[…] fournir le meilleur départ dans la vie à chaque enfant en réunissant les crèches, les maternelles, les services de santé et le soutien familial. » Voir http://www.surestart.gov.uk [page consultée le 25 octobre].

354.

Karen Clarke, « Prevention and Early Intervention with Young Children : The Sure Start Programme », Criminal Justice Matters, automne 2007,n° 69, , p. 6.

355.

Polly Toynbee et David Walker, Better or Worse ? Has Labour Delivered ?, Londres, Bloomsbury, 2005, p. 311.

356.

John Welshman, op. cit., pp. 183-203.

357.

Ibid., pp. 108-9.

358.

Voir, par exemple, une série de rapports publiés par le « Social Exclusion Unit » en 2004 [en ligne]. Disponible sur : http://archive.cabinetoffice.gov.uk/seu/page6396.html [page consultée le 25 octobre 2007].

359.

Karen Clarke, « Childhood, Parenting and Early Intervention : A critical evaluation of the Sure Start national programme », Critical Social Policy, 2006, vol. 26, n° 4 : 699-721.

360.

Lucy Ward, « Unborn babies targeted in crackdown on criminality », The Guardian [en ligne], 16 mai 2007. Disponible sur : http://www.guardian.co.uk/uk_news/story/0,,2080296,00.html [page consultée le 25 octobre 2007].

361.

Voirhttp://drugs.homeoffice.gov.uk/drug-interventions-programme/ [page consultée le 25 octobre 2007].

362.

HM Government, Drugs : Our Community, Your Say [en ligne], consultation paper, juillet 2007. Disponible sur : http://www.homeoffice.gov.uk/documents/drugs-our-community-consultation ?view=Binary [page consultée le 22 octobre 2007].

363.

Ibid., p. 20.

364.

Ibid.

365.

Frank Warburton, « Debunking the Myth of Drugs and Criminal Behaviour », Criminal Justice Matters, n° 69, automne 2007, pp. 38-39.

366.

Alex Stevens, Mike Trace et Dave Bewley-Taylor, Reducing Drug-Related Crime : An Overview of the Global Evidence [en ligne], The Beckley Foundation, Report 5, 2005. Disponible sur : http://www.beckleyfoundation.org/pdf/reportfive.pdf [page consultée le 22 octobre 2007].

367.

En effet, Frank Warburton estime que seulement un peu plus de la moitié des consommateurs de drogue ont accès à un programme de traitement – selon lui l’accent mis sur les programmes obligatoires signifie que les programmes volontaires ne disposent pas de ressources suffisantes, op. cit., p. 39.

368.

En octobre 2007, le salaire minimum était de £ 5,52 par heure, soit € 7,90, pour les personnes ayant 22 ans et plus. À partir d’octobre 2008 il augmentera jusqu’à £5,73 par heure. Voir http://www.dti.gov.uk/employment/pay/national-minimum-wage/index.html [page consultée le 10 septembre 2008].

369.

Polly Toynbee, Hard Work : Life in Low-pay Britain, Londres, Bloomsbury Publishing, 2003.

370.

Polly Toynbee et David Walker, op. cit., pp. 62-63.

371.

« […] forcer les gens à passer d’une catégorie d’exclusion sociale à une autre », in Jock Young, « Crime and Social Exclusion », dans Mike Maguire, Rod Morgan et Robert Reiner (éds.), The Oxford Handbook of Criminology, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 474.

372.

Hartley Dean et Peter Taylor-Gooby, Dependency Culture : The explosion of a myth, Hemel Hempstead, Harvester Wheatsheaf, 1992.

373.

Ibid., p. 92.

374.

Ibid., p. 95.

375.

« Le système d’aide sociale n’encourage pas une culture de dépendance, mais il crée, isole et surveille une population hétéroclite, des personnes qui sont dépendantes à contrecœur. » Ibid., p. 125.

376.

Antony Heath, « The Attitudes of the Underclass », dans David J. Smith (éd.), Understanding the Underclass, Londres, Policy Studies Institute, 1992.

377.

« Il n’y a pas de preuves évidentes qui suggèreraient qu’il existe des différences économiques et culturelles entres les pauvres et le reste de la société. » In Pete Alcock, Understanding Poverty, Basingstoke, Palgrave, 1997, p. 35.

378.

« [...] le criminel récidiviste est un membre typique du sous-prolétariat », in Charles Murray dans Ruth Lister (éd.), Charles Murray and the Underclass, op. cit., p. 34.

379.

« Discutant avec les jeunes hommes à propos des emplois, je n’ai rien entendu, ni concernant l’importance du travail en tant que source de respect pour soi-même, ni d’une volonté d’avoir juste suffisamment des moyens pour pouvoir de libérer du système social. » Ibid.

380.

« Chaque citoyen a le devoir de trouver un emploi pour vivre et faire vivre sa famille. »

381.

« On se sent bien quand on dépense l’argent durement gagné. »

382.

« C’est sympa de pouvoir se porter haut dans sa communauté et avoir un emploi. »

383.

« Le travail t’apprend que tu ne peux pas être un fainéant toute ta vie – il t’évite les ennuis. »

384.

« Ouais, vivre des allocations tue le respect de soi. »

385.

« On ne peut pas faire payer sa paresse aux autres contribuables. »

386.

Charles Murray dans Ruth Lister (éd.), Charles Murray and the Underclass, op. cit., p. 33.

387.

« Ce sont les pères qui ont besoin des enfants pour leur apprendre à distinguer le bien du mal. »

388.

Voir par exemple le discours par Tony Blair sur les comportements antisociaux le 28 octobre 2004 [en ligne]. Disponible sur : http://www.pm.gov.uk/output/Page6492.asp [page consultée le 25 octobre 2007].

389.

Tony Blair, New Britain, op. cit., p. 247.

390.

Tony Blair, discours prononcé lors du lancement d’une nouvelle stratégie criminelle en 2004 [en ligne]. Disponible sur : http://www.pm.gov.uk/output/Page6129.asp [page consultée le 22 juin 2007].

391.

Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999, p. 18.

392.

James Q. Wilson, Thinking About Crime, New York, Random House, 1975 ; James Q. Wilson et Richard J. Herrnstein, Crime and Human Nature, Touchstone, New York, 1996 [1985].

393.

James Q. Wilson et Richard J. Herrnstein, Crime and Human Nature, op. cit., p. 517.

394.

« […] la nature humaine […] se développe dans le milieu familial et résulte de l’interaction complexe de facteurs constitutionnels et sociaux », ibid., p. 508.

395.

Elliott Currie lors d’un débat avec James Q. Wilson : « The Politics of Crime : The American Experience » dans Kevin Stenson et David Cowell (éds.), The Politics of Crime Control, Sage, Londres, 1998 [1991], pp. 57-58.

396.

Voir, par exemple, Elliott Currie, op. cit., et John Irwin, James Austin et Chris Baird, « Fanning the Flames of Fear », Crime and Delinquency, 1998, vol. 44, n° 1, pp. 32-48.

397.

John Irwin et. al., op. cit., p. 36.

398.

« Les politiques ‘tenants de la ligne dure contre le crime’ avaient la caution intellectuelle pour promouvoir des réformes pénales qui ont abouti à cette frénésie américaine de l’emprisonnement. » Ibid., p. 37.

399.

Jock Young, « Winning the Fight Against Crime ? New Labour, populism and lost opportunities », dans Roger Matthews et Jock Young (éds.), The New Politics of Crime and Punishment, Cullompton, Willan Publishing,2003, p. 39.

400.

Voir supra, p. 181.

401.

Ben Bowling, « The Rise and Fall of New York Murder : Zero Tolerance or Crack’s Decline », British Journal of Criminology, 1999, vol. 39, n° 4, pp. 531-554.

402.

Daniel Macallair, Shattering ‘Broken Windows’ : An Analysis of San Francisco’s Alternative Crime Policies [en ligne], 2002, Center on Juvenile and Criminal Justice. Disponible sur : http://www.cjcj.org/pubs/windows/windows.html [page consultée le 30 octobre 2007].