Chapitre 4 : le rôle de l’economie politique

‘Neoliberalism has, in short, become hegemonic as a mode of discourse. It has pervasive effects on ways of thought to the point where it has become incorporated into the common-sense way many of us interpret, live in, and understand the world.
David Harvey629

Le concept de « populisme autoritaire », que nous avons évoqué lors du précédent chapitre, révèle l’insuffisance d’une explication du tournant punitif mettant l’accent sur le poids de l’« opinion publique ». Le « populisme autoritaire » évoque la complexité d’un processus décisionnel où les décideurs politiques ne se montrent pas seulement réactifs aux médias et au grand public, mais sont eux-mêmes des acteurs importants. Certes, ils sont contraints d’agir dans le contexte de l’économie politique, mais ils jouent également un rôle primordial dans la construction de cette dernière. C’est pourquoi le concept d’« économie politique » s’annonce comme un moyen apte à nous permettre d’expliquer le tournant punitif de ces dernières années. Le terme est employé pour montrer que les facteurs économiques et politiques ne peuvent pas être saisis dans l’isolement, mais qu’ils créent des conditions culturelles et sociales particulières qui déterminent le processus décisionnel. La thèse de ce quatrième chapitre est donc que la politique pénale ne peut se comprendre qu’en tant que dérivé de l’économie politique particulière qui domine actuellement la vie politique, sociale, culturelle et économique des britanniques au début du XXIe siècle.

Cette thèse n’est pourtant pas novatrice. De nombreux criminologues éminents ont déjà tenté d’expliquer la politique pénale par son contexte politico-économique. En 1939, Georg Rusche et Otto Kirchheimer développent une thèse marxiste selon laquelle le taux d’incarcération est déterminé par l’organisation capitaliste du marché du travail630. Selon eux la prison a été développée afin de contrôler la « population superflue » qui échappe aux normes réglementaires du travail régulier. Ainsi, lorsque l’offre de travail est supérieure à la demande du marché, les peines deviennent plus sévères ainsi que les conditions de vie à l’intérieur et à l’extérieur de la prison. Inversement, lorsque la demande du marché du travail est supérieure à l’offre, les peines sont moins sévères et les conditions de vie des prisonniers et des ouvriers s’améliorent : les détenus sont mis au travail et les ouvriers gagnent plus d’argent. La prison sert donc à la fois d’institution de dissuasion générale et de centre de formation de l’ouvrier. Selon cette analyse, elle est inextricablement liée à son contexte politico-économique.

Cette thèse a toutefois été critiquée pour avoir mis l’accent sur l’aspect économique en suggérant qu’il existe une simple relation de cause à effet entre le taux de chômage et le taux d’incarcération631. Par conséquent, d’autres chercheurs qui ont étudié cette relation, tels Stephen Box632 et, plus récemment, Loïc Wacquant, ont rejeté l’idée de l’existence d’un lien direct entre le taux d’incarcération et le taux de chômage comme étant trop mécaniste633. Ils soulignent également le contexte socioculturel et politique dans lequel la politique pénale fonctionne. Loïc Wacquant, par exemple, alors qu’il admet « qu’il existe une corrélation étroite et positive entre la détérioration du marché du travail et la montée des effectifs emprisonnés »634, considère néanmoins qu’il faut situer la tendance récente du surpeuplement pénal dans le contexte plus large du passage d’un État social vers un État pénal dans la plupart des pays européens. Michel Foucault, dans Surveiller et Punir, reconnaît également l’importance du travail de Rusche et Kirschheimer635, mais il va plus loin qu’une analyse purement marxiste, considérant que l’incarcération s’explique avant tout comme une stratégie de gouvernance qui s’est développée avec le passage du gouvernement souverain au gouvernement démocratique. La tentative de normalisation du délinquant en le rendant « docile » n’est qu’un moyen éclairé d’exercer le pouvoir ; tel est d’ailleurs le cas avec d’autres institutions publiques de l’État démocratique : l’usine, l’école et l’hôpital.

Cependant, l’explication de Foucault ne permet pas de différencier les diverses formes de sociétés démocratiques. Or, l’importance de cette distinction est primordiale. En effet, de nombreux chercheurs contemporains affirment que la politique pénale est davantage punitive dans les pays néolibéraux que dans les pays qui adhèrent à des modèles politiques plus sociaux636. Ils soulignent l’importance de la culture néolibérale qui tend à l’exclusion des personnes ne correspondant pas à l’idéal de l’individu indépendant et autosuffisant, capable d’être compétitif sur le marché mondial. David Garland suggère qu’une véritable « culture of control » (une culture de la répression) caractérise les sociétés occidentales contemporaines, situant ce phénomène dans le contexte de la « modernité tardive », où l’on considère la criminalité plus comme un risque à gérer et à contrôler qu’un problème social sensible aux solutions de l’État providence637. Alors que Garland présente la modernité tardive comme une tendance mondiale, nous verrons que la culture qu’il décrit est celle que l’on retrouve le plus fréquemment dans les sociétés dominées par une économie politique néolibérale. Nous nous attacherons dans ce quatrième chapitre à étudier les spécificités de l’économie politique du Royaume-Uni et à tenter de déterminer dans quelle mesure elle est capable d’expliquer le tournant punitif de ces dernières années.

Notes
629.

« En gros, le néolibéralisme est devenu un mode de discours hégémonique. Ses effets envahisent les façons de penser au point de s’intégrer à la façon commune à la plupart d’entre nous d’interprèter, de vivre et d’apréhender le monde. » In David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 3.

630.

Georg Rusche et Otto Kirchheimer, Punishment and Social Structure, New Jersey, Transaction Publishers, 2003 [1939].

631.

Stephen Box, Recession, Crime and Punishment, Londres, Macmillan, 1987.

632.

Ibid.

633.

Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.

634.

Ibid., p. 100.

635.

Michel Foucault, Surveiller et Punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 66.

636.

Voir par exemple, Robert Reiner, Law and Order : An Honest Citizen’s Guide to Crime and Control, Cambridge, Polity Press, 2007 ; Michael Cavadino et James Dignan, Penal Systems : A Comparative Approach, Londres, Sage, 2006.

637.

David Garland, The Culture of Control : Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford, Oxford University Press, 2001.