A. Le New Labour et le néolibéralisme

La thèse de cette première partie est que l’économie politique du Royaume-Uni est profondément influencée par le néolibéralisme. Afin de tester cette hypothèse, il faut d’abord tenter de fournir une brève définition du concept. Le néolibéralisme se définit de façon négative et positive. La définition négative le met en opposition avec la sociale-démocratie keynésienne qui a dominé l’économie politique occidentale de la période d’après-guerre jusqu’aux années 1970, favorisant la création d’États providences et l’adoption de politiques de plein emploi, ce qui impliquait parfois une intervention étatique assez importante dans l’économie. Ce que Eric Hobsbawm appelle le « Golden Age of capitalism » n’aurait pas été possible sans l’existence d’un consensus selon lequel il fallait protéger la libre entreprise d’elle-même afin d’assurer sa survie638. Par conséquent, ce type d’économie politique est souvent connu sous le nom d’« embedded liberalism » (le libéralisme encadré), pour souligner que le libre fonctionnement du marché a été soumis à de nombreuses contraintes sociales et politiques, telles le « corporatisme » et la nationalisation d’industries clés639.

Le néolibéralisme, en tant que renouveau du libéralisme économique pratiqué au XIXe siècle dans les pays anglo-saxons, cherche d’abord à faire reculer le consensus keynésien, à « libérer » le marché des contraintes politiques et sociales, impliquant ainsi la limitation de l’État providence, la création d’un marché du travail flexible, la privatisation, la dérégulation et par conséquent le creusement des inégalités sociales. Il s’agit de permettre aux entreprises privées de se concurrencer en toute liberté afin de garantir la création des richesses, qui doit en principe avoir des retombées économiques positives pour toutes les classes sociales (selon l’hypothèse du trickle down). Selon Pierre Bourdieu, l’utopie néolibérale serait de créer un marché pur et parfait en critiquant « toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur » et de se s’opposer à la « free trade faith » (la foi dans le libre-échange)640. Mais il ne s’agit pas simplement d’un projet destructif : la phase de « roll back » une fois accomplie, il fallait passer au « roll out liberalism », c’est-à-dire assurer la consolidation active des reformes néolibérales641.

On identifie souvent la phase de « roll back » avec les administrations Reagan et Thatcher, qui cherchaient à mettre en application la philosophie néolibérale par le démantèlement des institutions clés de l’État providence keynésien642. La troisième voie de Bill Clinton et de Tony Blair marquerait la deuxième phase du projet néolibéral, impliquant sa reconstitution afin de faire face aux problèmes économiques et aux bouleversements sociaux engendrés par les politiques néolibérales des partis conservateurs643. En termes positifs donc, la doctrine peut se définir comme un projet non seulement économique mais également social, désormais nécessairement plus interventionniste sur ce plan, notamment à l’égard des questions d’immigration, de la réforme de l’assistance publique, du maintien de la loi et de l’ordre, de la réhabilitation urbaine, de la politique pénale644… On pourrait postuler que le « roll out » est l’essence même d’une politique de triangulation qui permet aux partis dirigeants de poursuivre le néolibéralisme tout en offrant des solutions aux problèmes qu’il crée.

La genèse de ce type de politique remonte aux années 1980 – avec la coexistence de l’économie libre et de l’État fort645 – mais ce n’est que lors des années 1990, d’abord sous le gouvernement Major et ensuite sous l’administration néo-travailliste, que l’État est redevenu particulièrement interventionniste sur le plan social. L’État est aidé dans cette démarche par le fait que le néolibéralisme s’est toujours présenté comme étant également un projet culturel, fondé sur le principe de liberté individuelle. La culture de liberté dont il s’agit ici privilégie le choix – surtout le choix du consommateur d’accéder à la propriété privée, de devenir actionnaire, de choisir son médecin ou l’école de ses enfants, de créer une entreprise sans contraintes fiscales ou administratives trop encombrantes...

Mais il y a l’envers de la liberté : dans une société où chacun est considéré maître de son propre destin, ceux qui n’arrivent pas à atteindre le succès matériel sont perçus comme des ratés et tenus pour responsables de leur situation. On considère qu’ils participent d’une « culture de dépendance », que l’on oppose à une « culture d’entreprise » symbolisée par des citoyens autosuffisants et indépendants, prêts à encourir des risques afin d’améliorer leur propre sort. Le refus d’assumer ses responsabilités justifie une intervention étatique souvent très stricte. Dernièrement, le néolibéralisme stipule que le gouvernement doit être libre d’élaborer des politiques sans l’ingérence des groupes d’intérêts spécifiques, notamment ceux d’entre les syndicats qui ne partagent pas la vision néolibérale d’un marché libéré des contraintes sociales. Cependant, nous verrons que sous l’administration néo-travailliste qui pratique le « roll out » d’autres groupes d’intérêt spécifiques, notamment des intérêts commerciaux, ont pris la place des anciens partenaires politiques.

Malgré l’association du néolibéralisme avec des valeurs positives comme la liberté, certains commentateurs ont suggéré qu’il peut en pratique avoir des effets très néfastes, non seulement sur l’économie mais également sur la vie politique et sociale d’une société. En termes économiques, les mêmes conditions qui assurent la liberté du marché peuvent paradoxalement la menacer en raison de la création de monopoles privés, qui résultent souvent de la concurrence illimitée646. David Harvey explique que même les connaissances tombent souvent sous le joug du pouvoir monopolistique, ce qui peut saper le principe de libre concurrence selon lequel il y aurait égalité des chances647. Par ailleurs, en l’absence de gestion étatique des cycles économiques, les économies néolibérales ont tendance à subir des fluctuations macro-économiques entraînant des récessions importantes648, tel qu’il en a été le cas durant les dix dernières années en Asie du sud-est, en Russie et aux États-Unis. En termes sociaux, contrairement aux thèses soutenues par les défenseurs du trickle down, le néolibéralisme a tendance à exacerber les inégalités de richesse, et la distribution des ressources est de plus en plus déterminée par le pouvoir de consommation des riches plutôt que par les besoins humains649. Culturellement, la promotion des valeurs individualistes sape les liens de solidarité sociale, encourageant l’égoïsme et l’irresponsabilité envers les autres. Même si ces valeurs trouvent leurs origines dans les mouvements contestataires des années 1960, dont la liberté individuelle était le leitmotiv, elles ont vite été adoptées par les conservateurs de droite650. Politiquement, l’État néolibéral a du mal à gérer les retombées sociales et culturelles du néolibéralisme. Afin de se protéger contre les effets secondaires de ces dernières – la montée des mouvements réclamant des politiques collectivistes, l’écroulement de l’ordre social, l’augmentation du taux de criminalité – l’État a souvent recours à la répression.

Ceci représente la plus grande contradiction du néolibéralisme : pour garantir la liberté du marché, il faut restreindre la liberté individuelle ou, comme Andrew Gamble le rappelle, le libre marché a besoin d’un État répressif651. David Harvey652 note que ce phénomène a déjà été annoncé en 1944 par Karl Polanyi653, un anthropologue et économiste hongrois. Selon Polanyi, lorsque la conception de la liberté se réduit à la liberté du marché, certaines libertés individuelles sont supprimées et l’État a recours à la répression afin de protéger l’utopie néolibérale. Donc, contrairement à ce qu’affirment les partisans originels des idées néolibérales – notamment le philosophe d’origine autrichienne (naturalisé britannique en 1938), Friedrich Hayek, auteur du manifeste néolibéral La route de la servitude (1944), et ses confrères de la Société du Mont Pèlerin –, le néolibéralisme peut se définir comme une menace à la liberté.

Par conséquent, il faut distinguer le néolibéralisme, tel qu’il est pratiqué par différents gouvernements, de la philosophie néolibérale. C’est en raison de cette contradiction souvent frappante entre la théorie et la pratique du néolibéralisme que Neil Brenner et Nik Theodore ont forgé le terme « actually existing neoliberalism »654. Ils emploient ce terme pour faire référence à la pratique réelle du néolibéralisme, qui révèle ses contradictions et son application géographique irrégulière. En pratique, le néolibéralisme est un concept complexe et amorphe qui se présente de façons différentes à travers le monde. Il n’est pas simplement une doctrine économique mais également un projet socioculturel et politique, extrêmement dynamique et flexible.

La thèse qui sera avancée dans le chapitre présent est, qu’en tant que projet politique, le « actually existing neoliberalism » sert principalement à gérer les conséquences négatives qui peuvent découler de ses politiques économiques et socioculturelles. Nous essayerons de démontrer que la politique pénale représente un élément clé de ce projet. La première partie de ce chapitre sera d’abord consacrée à une brève étude de la politique économique du New Labour afin de déterminer dans quelle mesure l’on peut la décrire comme néolibéral. Ensuite, après avoir exposé les conséquences sociales et culturelles des politiques économiques néolibérales des années 1980, il s’agira d’analyser comment l’administration néo-travailliste a tenté de les gérer. A-t-elle simplement adopté des solutions punitives et autoritaires comme les conservateurs néolibéraux, ou a-t-elle réussi à offrir une véritable « troisième voie » politique, capable de réconcilier les politiques économiques néolibérales avec des politiques socioculturelles réellement novatrices, destinées à régénérer le tissu social que les premières avaient détruit ? C’est à travers cette analyse que l’on peut espérer mieux saisir l’économie politique du New Labour et ainsi mieux situer et comprendre sa politique pénale. Cette dernière, en tant que politique nécessairement répressive, n’est-elle qu’un outil de l’État néolibéral, un moyen paradoxal d’assurer les libertés marchandes, ou est-il possible de penser autrement sa relation avec le néolibéralisme ?

Notes
638.

Eric Hobsbawm, The Age of Extremes, Londres, Abacus, 2004, p. 273.

639.

David Harvey, op. cit., p. 11.

640.

Pierre Bourdieu, « L’essence du néolibéralisme », Le Monde Diplomatique [en ligne], mars 1998. Disponible sur : http://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/10167 [page consultée le 31 janvier 2008].

641.

Jamie Peck et Adam Tickell, « Neoliberalizing Space », Antipode, 2002, vol. 34, n° 3, p. 384.

642.

Ibid., pp. 388-389.

643.

Ibid.

644.

Ibid., p. 389.

645.

Andrew Gamble, The Free Economy and the Strong State : The Politics of Thatcherism, Basingstoke, Macmillan, 1989.

646.

David Harvey, op. cit., p. 67.

647.

Ibid., p. 68.

648.

Robert Reiner, op. cit., pp. 5-6. Il faut pourtant noter que l’économie européenne, bien qu’elle soit globalement néolibérale, est restée assez stable depuis le début des années 1990 sous l’effet des politiques de ciblage de l’inflation.

649.

Ibid., pp. 4-5.

650.

Voir supra., pp. 222-223.

651.

Andrew Gamble, op. cit.

652.

David Harvey, op. cit., pp. 36-37.

653.

Karl Polanyi, The Great Transformation : The Political and Economic Origins of Our Time, New York, Farrar et Rinebart, 1944.

654.

Neil Brenner et Nik Theodore, « Cities and the Geographies of ‘Actually Existing Neoliberalism’ », Antipode, 2002, vol. 34, n° 3 : 349-379.