i) Gouverner en instrumentalisant la criminalité

L’idée que l’on peut gouverner en instrumentalisant la criminalité a été développé par Jonathan Simon, notamment dans son récent ouvrage, Governing Through Crime 899. Sa thèse est que dans le sillage de l’éclatement du mode de gouvernance lié au projet du New Deal 900 aux États-Unis et de la limitation du rôle du gouvernement qu’il a entraîné, le gouvernement américain a dû se tailler un nouveau domaine dans lequel il peut légitimement intervenir. Simon explique qu’alors que la constitution américaine a toujours fait obstacle à la création d’un État-providence aussi développé qu’en Europe occidentale – notamment en raison de la séparation des gouvernements nationaux et fédéraux et le pouvoir de puissants groupes d’intérêts spécifiques – elle stipule que le pouvoir de l’État de punir les délinquants est sans équivoque901. Par conséquent, le gouvernement de Lyndon B. Johnson a pu introduire en 1968, sans opposition conséquente, l’Omnibus Crime Control and Safe Streets Act qui, selon Simon, marque le début de la « gouvernance par la criminalité » aux États-Unis902.

Cette loi a été promulguée dans le contexte d’un taux de criminalité croissant qui mettait en question les politiques du New Deal , accusées par la droite d’avoir récompensé les mauvais comportements au nom de la lutte contre la pauvreté903.Elle a autorisé l’affectation d’une somme de $ 400 million au maintien de la sécurité publique et elle a donné davantage de pouvoirs à la police et aux tribunaux en permettant à la police de se servir de l’espionnage électronique et en rendant admissible devant les tribunaux des aveux (à moins qu’ils soient jugés spontanés)904. S’appuyant sur la notion des « rues sûres », l’administration Johnson a pu présenter la loi comme étant dans l’intérêt de toute victime potentielle905. Ainsi, la loi a envoyé deux messages clairs : le système est le problème et la victime est reine906.

En effet, en expliquant le problème de la criminalité par les faiblesses des services du maintien de la loi et de l’ordre, Simon affirme que Johnson a pu nier la responsabilité de l’État à cet égard et prétendre qu’en apportant des réformes à ces institutions, son gouvernement allait pouvoir assurer la sécurité dans les rues américaines907. D’ailleurs, selon Simon la loi aurait marqué le début de la construction de la victime comme le sujet politique idéalisé qu’elle est devenue aujourd’hui. Il explique que c’est à travers son statut de victime potentielle que le citoyen contemporain arrive à affirmer ses droits devant le gouvernement : par exemple, c’est en tant que victime d’actes de violence de nature raciste que les individus représentés par le mouvement pour les droits civiques ont pu bénéficier de la protection du droit pénal908. De même, les femmes victimes de viol et de violence conjugale ont pu affirmer leurs droits contre la domination masculine909. Par conséquent, Simon affirme : « Today it is in the experience of victimization, and, much more commonly, the imagined possibility of victimization, that the political community and its governable interests are being redefined910. »

Les problèmes sociaux sont ainsi redéfinis comme des problèmes de criminalité, ce qui permet au gouvernement de donner l’impression qu’il se retire du domaine social, dans lequel son intervention est de plus en plus contestée, alors qu’il étend son pouvoir dans le domaine pénal sur lequel il exercice un droit absolu d’intervention. Simon cite à titre d’exemple l’intervention continue du gouvernement à l’école, au sein de la famille, au travail et dans le domaine de la santé, intervention qui a été rendue possible par la criminalité. Par exemple, il affirme que de plus en plus d’écoles américaines ont installé des détecteurs de métaux, adopté des tests obligatoires de contrôle de stupéfiants et pratiquent des fouilles sur les étudiants911. Selon lui, ceci a entraîné la fusion des systèmes éducatif et pénal au point que « punishment and policing have come to at least compete with, if not replace, teaching as the dominant modes of socialization »912. Par conséquent, des politiques de « tolérance zéro » à l’égard de certains comportements ont été adoptées à l’école, ce qui entraîne souvent l’exclusion des élèves auteurs de ces actes913.

Il serait tentant de considérer ce phénomène comme un retour à la période de pénalité moderne durant laquelle des institutions comme l’école et l’usine auraient été modelées sur la prison, toutes ayant pour but le dressement ou l’amendement de leurs sujets914. Pourtant, comme Simon l’affirme, à la différence des établissements des deux siècles précédents, les institutions du XXIe siècle ne cherchent plus à modifier le comportement de leurs sujets, simplement à les trier et à les entreposer915. D’ailleurs, à la différence des politiques du passé récent, une telle politique, étant naturellement limitée dans ses buts, est relativement infaillible et, de ce fait, il est moins probable qu’elle remette en question la légitimité de l’État de la même façon que les politiques du New Deal  : « Each prison cell built by the state adds to the capacity of the state to provide [a] public good in a way that is beyond any ‘program failure’ of the sort that haunted the projects of the New Deal, such as public housing, school desegregation, and so on916. » C’est ainsi que la politique pénale devient une stratégie de gouvernance.

On pourrait suggérer que l’administration néo-travaillistetente également de gouverner en instrumentalisant la criminalité. Nous avons vu que durant les années 1970 et pour la majeure partie des années 1980, le parti a souffert de graves problèmes de légitimité, notamment en raison de la poursuite d’un programme social-démocrate beaucoup plus large que les politiques similaires du New Deal aux États-Unis917. Par conséquent, le Parti travailliste a dû se réformer, d’abord en élaborant une politique économique crédible qui se conformait à la nouvelle orthodoxie néolibérale et, deuxièmement, en tournant le dos à une grande partie des politiques sociales qu’il avait adoptées auparavant. Conformément au modèle américain, les lois promulguées par le New Labour dans le domaine pénal ont explicitement cherché à renforcer la responsabilité individuelle et à favoriser les droits des victimes sur ceux des délinquants.

Il semble que le citoyen britannique a également été redéfini en tant que victime, ou victime potentielle de la criminalité, ce qui peut expliquer la contradiction entre la tolérance que le New Labour a montré à l’égard de certaines personnes, en particulier les homosexuels et d’autres groupes minoritaires, et la sévérité avec laquelle il traite les délinquants. Si le gouvernement néo-travailliste a accordé davantage de droits à ces groupes, c’est souvent en raison de leur statut de victimes de la criminalité (par exemple, la discrimination illégale ou les crimes motivés par la haine).

Par ailleurs, le discours de la criminalité imprègne bien des domaines qu’on aurait auparavant considérés comme la chasse gardée de la politique sociale. À l’école, même si les détecteurs de métaux n’ont pas encore été installés918, la loi sur la réduction des crimes violents (The Violent Crime Reduction Act 2006) donne aux directeurs d’école et aux professeurs en Angleterre le droit de fouiller les élèves sans leur consentement lorsqu’ils ont des motifs suffisants de soupçonner un élève de porter un couteau ou toute autre arme. Le droit pénal a également été invoqué pour faire face au problème des élèves qui sèchent les cours, les parents de tels enfants faisant l’objet d’une série de lois aux termes desquelles ils peuvent être soumis à un parenting order 919, une amende, voire une peine d’incarcération920.

De plus, la lutte contre la criminalité pèse fortement sur le programme d’inclusion sociale : pour le New Labour, les causes principales de la criminalité – le chômage, le manque d’éducation, le non-respect des normes sociales – se résument par l’exclusion sociale. Par conséquent, les politiques sociales chevauchent souvent les politiques pénales – on peut citer par exemple la mise en place des Youth Inclusion Programme s qui organisent des activités parascolaires pour les jeunes âgés entre 8 et 17 ans. Ces programmes sociaux visent spécifiquement les jeunes que les autorités locales considèrent comme étant les plus susceptibles de se livrer à des activités criminelles. On pourrait également citer à titre d’exemple les programmes adoptés pour aider les toxicomanes ou les jeunes mères (Drug Interventions Programme et Sure Start)921. Même si le droit pénal n’intervient que dans certains programmes sociaux, presque tous ces programmes sont néanmoins étayés par des sanctions strictes, tel le New Deal pour les chômeurs. Ainsi, le gouvernement britannique, sous la direction des néo-travaillistes, a de plus en plus privilégié son rôle de policier alors qu’il se débarrassait de celui d’assistant social.

Le fait de gouverneren instrumentalisant la criminalité s’inscrit parfaitement dans le contexte du néolibéralisme, qui définit le rôle principal de l’État comme étant de veiller à ce que la loi soit respectée922. Pourtant, ainsi que nous venons de l’affirmer, le retrait du gouvernement du domaine social n’est qu’illusoire – au contraire, gouverner en instrumentalisant la criminalité implique une plus grande intervention étatique. Or, cette politique ne va pas à l’encontre du néolibéralisme au sens où elle permet au gouvernement d’assurer la réussite des politiques économiques qui sont ainsi dissociées de leurs conséquences sociales. C’est dans ce contexte que le gouvernement britannique a adopté des politiques apparemment contradictoires dans le domaine précis de la pénalité : une stratégie d’adaptation ou de « responsabilisation » et une stratégie de souveraineté. La première stratégie responsabilise la collectivité pour le problème de la criminalité alors que la deuxième responsabilise l’individu. Dans les deux cas, l’État néolibéral est déchargé de sa responsabilité pour le problème mais il continue néanmoins à jouer un rôle important en tant que « gestionnaire » de la criminalité. Nous analyserons maintenant chacune de ces stratégies en détail.

Notes
899.

Jonathan Simon, Governing Through Crime : How the War on Crime Transformed American Democracy and Created a Culture of Fear, Oxford, Oxford University Press, 2007.

900.

Le New Deal, mis en place par Franklin Roosevelt en 1932, était une réponse à la récession suivant le krach de Wall Street en 1929. Afin de permettre au pays de se remettre, une série de programmes ont entrainé l’intervention de l’État dans les affaires économiques et sociales du pays. Ces programmes et leurs successeurs ont profondément influencé la façon de gouverner aux États-Unis jusqu’aux années 1960 lorsqu’ils commencent à être remis en question.

901.

Jonathan Simon, op. cit., pp. 26-29.

902.

Ibid., pp. 89-94.

903.

Ibid., pp. 96-97.

904.

Ibid., p. 90.

905.

Ibid., pp. 94-96.

906.

Ibid., p. 101.

907.

Ibid., pp. 97-98.

908.

Ibid., pp. 107-108.

909.

Ibid., p. 108.

910.

« Aujourd’hui, la communauté politique et ses champs d’intérêt sont redéfinis à travers l’expérience de la victimisation et, même plus souvent, à travers la victimisation potentielle. » Ibid., p. 109.

911.

Ibid., p. 208.

912.

« […] le châtiment et le maintien de l’ordre, sans toutefois s’y substituer, du moins rivalisent avec l’enseignement comme moyen principal de socialisation », ibid., p. 210.

913.

Ibid., p. 222.

914.

Cf. Michel Foucault, op. cit.

915.

Jonathan Simon, op. cit., p. 231.

916.

« Chaque cellule de prison que l’État construit s’ajoute à sa capacité à fournir [un] bien public, le plaçant ainsi au-delà de « l’échec des programmes » qui hantait les projets du New Deal, tels que le logement social, la déségrégation des écoles, etc. » Ibid., p. 157.

917.

Voir supra., p. 333.

918.

Jacqui Smith, premier ministre de l’Intérieur sous le gouvernement Brown, a proposé en janvier 2008 d’installer des détecteurs de métaux dans certaines écoles afin de combattre les agressions à l’arme blanche à l’école. Cf. Nigel Morris, « Teachers back metal detectors for schools », The Independent [en ligne], 21 janvier 2008. Page disponible sur : http://www.independent.co.uk/ news/education/education-news/teachers-back-metal-detectors-for-schools-771385.html [page consulté le 10 mars 2008].

919.

Voir supra., p . 72.

920.

Pour plus d’informations, voir Department for Children, Schools and Families, Ensuring Children’s Right to Education : Guidance on the legal measures available to secure regular school attendance [en ligne], 2008. Disponible sur : http://www.dcsf.gov.uk/schoolattendance/ uploads/Prosecutions%20Ensuring%20Child%20rights%20to%20education.pdf [page consultée le 10 mars 2008].

921.

Voir supra., pp. 265-266.

922.

Le rôle principal de l’État en tant que garant du respect de la loi et des contrats est une constante de la philosophie politique libérale, d’Adam Smith à Friedrich Hayek.