a) La « gestion » de la criminalité

De toute évidence, le New Labour a adopté la première stratégie à laquelle Garland fait référence – celle de la responsabilisation, afin de s’attaquer au problème de la criminalité et de mieux gouverner. Par conséquent, il a paradoxalement cherché à dépolitiser le problème en même temps qu’il devient une question politique toujours plus importante. La stratégie de souveraineté est invoquée pour faire face à ce dernier phénomène, mais la dépoliticisation du problème est essentielle dans une stratégie de responsabilisation. Elle transforme la criminalité en un fait banal du quotidien face auquel le gouvernement reste relativement impuissant. Le problème est ainsi placé hors de son contexte social et le gouvernement est déchargé de sa responsabilité à son égard. La seule chose qu’il peut faire est d’aider les communautés locales et les individus à se protéger en érigeant des barrières physiques et technologiques contre le délinquant potentiel. Ainsi sont nés les quartiers urbains enclos (gated communities), les caméras de vidéosurveillance, les patrouilles de quartier par les habitants eux-mêmes ou les Community Support Officers… Par conséquent, le délinquant lui-même a été exclu du débat au profit de l’environnement physique dans lequel il opère.

Garland qualifie les criminologies qui informent cette dépolitisation du problème de « criminologies of everyday life » (criminologies de la vie quotidienne)923. La pensée criminologique s’est d’abord traduite en pratique par la situational crime prevention (la prévention des situations criminogènes), théorie qui s’est répandue au sein du ministère de l’Intérieur britannique au cours des années 1980924. L’un de ses principaux partisans au ministère, Ron Clarke, l’a définie comme « a pre-emptive approach that relies, not on improving society or its institutions, but simply on reducing the opportunities for crime »925. Elle se place ainsi en opposition directe avec le positivisme qui concentrait toutes ses attentions sur le délinquant lui-même. Elle ressemble davantage à la criminologie conservatrice qui considère que chaque délinquant est un acteur rationnel, sensible aux incitations et aux désincitations à se livrer à des activités criminelles. Pourtant, à la différence de la criminologie conservatrice, en raison de l’accent mis sur la prévention, elle ne favorise pas forcément le châtiment sévère. La popularité d’une telle politique au cours des années 1980 et au début des années 1990 pourrait donc expliquer en partie la réduction légère de la population carcérale sous les administrations conservatrices de la période. Or, on pourrait également suggérer que la prédominance continuelle des criminologies de la vie quotidienne sous forme d’une logique de gestion (managerialism en anglais) a ouvert la voie à des politiques plus punitives, non seulement dans le domaine pénal, mais également dans le domaine social.

Au cours des années 1990, les stratégies visant à la prévention des situations criminogènes ont été de plus en plus imprégnées par cette logique de gestion. En dépit de son apparence technique et amorale, cette logique n’est pourtant pas neutre. Comme Cavadino et Dignan le font remarquer, elle peut être influencée par des stratégies punitives, devenant punitive elle-même (ce qu’ils appellent « punitive managerialism »)926. Ils notent que les préoccupations d’efficacité et de rentabilité des politiques pénales peuvent occulter la question des droits de l’homme927. En outre, en raison de la promotion d’une version stricte et punitive du communautarisme, la collectivité pourrait se montrer encore plus stricte à l’égard du délinquant que l’État. L’engagement de la collectivité dans la lutte contre les comportements antisociaux est un exemple concret.

D’ailleurs, la logique de gestion a tendance à représenter la victime comme un consommateur des services de justice pénale928, ce qui peut accorder plus de légitimité à ses demandes punitives. En effet, Ian Loader suggère que c’est justement la propension de l’administration néo-travailliste à chercher à satisfaire les demandes de consommateurs mécontents, plutôt que dialoguer avec des citoyens au sujet du problème de la criminalité et de ses solutions, qui aboutit à des politiques pénales punitives929. Un expert pénal britannique, Nicola Lacey, affirme que c’est le désir de satisfaire des « clients » qui a mené le gouvernement de John Major à revenir sur les dispositions clés de la loi sur la justice pénale de 1991 – après tout, elle nous le rappelle, le client a toujours raison930 ! La même logique qui présente la victime comme un consommateur de services aboutit à une déshumanisation du délinquant : comme Garland le suggère, une approche amorale et technologique de l’ordre social sape l’idéal de solidarité et va facilement de pair avec des politiques d’exclusion931.

Par ailleurs, la tentative de gérer le problème de la criminalité a tendance à se concentrer sur le risque, le plus souvent mesuré par les formes de criminalité les plus visibles, telles la criminalité de rue. En effet, il a été démontré que les analyses du risque sont très malléables, sexualisées et racialisées932. Malcolm Feeley et Jonathan Simon, qui ont forgé le terme « new penology » pour décrire la « justice actuarielle », constatent que ce type de justice se caractérise par l’application de techniques capables d’identifier, de trier et de gérer certains groupes selon leur niveau de dangerosité933. Cette pratique est courante au Royaume-Uni d’aujourd’hui : on peut citer à titre d’exemple la prolifération de lois pénales visant certains groupes plus que d’autres selon le risque que le gouvernement britannique actuel considère qu’ils représentent pour la société – les jeunes, les toxicomanes, les demandeurs d’asile… C’est cette logique de prévention du risque qui a également déterminé les peines IPP (Indeterminate Sentence for Public Protection). La prison devient ainsi un centre d’endiguement du risque par excellence. Feeley et Simon affirment qu’elle se transforme en institution de parcage où tout effort d’amendement est abandonné, ce qu’illustre le développement d’institutions pénitentiaires très basiques, sans services d’éducation ou de formation professionnelle934.

Roger Matthews, criminologue britannique, réfute ce constat, notant que le Royaume-Uni témoigne actuellement d’un élargissement des programmes d’amendement en parallèle avec un développement de l’analyse du risque935. Il est vrai que de nombreux programmes d’amendement existent encore au sein des prisons britanniques et que l’idéal d’amendement n’a jamais été abandonné comme but principal de l’incarcération. Il est toutefois possible de prétendre que ces programmes d’amendement s’inscrivent également dans un discours du risque dans la mesure où ils tentent de minimiser non seulement le risque actuel que présente le délinquant, mais également le risque futur. Nous avons fait remarquer dans le deuxième chapitre que le système pénal britannique est désormais influencé par un nouvel idéal d’amendement qui met davantage l’accent sur la responsabilisation du délinquant, avec pour conséquence la réduction du rôle de l’État à cet égard, ce qui entraîne le passage de la « guérison » du délinquant à la simple gestion de la délinquance. Ceci explique pourquoi l’administration néo-travailliste, ne croyant plus vraiment à l’amendement total du délinquant, a instauré de nouvelles lois permettant sa surveillance non seulement pendant son incarcération mais également après sa remise en liberté.

Nous avons affirmé que c’est dans le but de gérer au mieux le risque de la criminalité que les zones d’exclusion – métaphoriques et réelles – sont répliquées à l’extérieur de la prison au Royaume-Uni d’aujourd’hui, notamment au moyen de la vidéosurveillance, la « datasurveillance » et le développement de nouvelles tactiques policières. L’État ne surveille pas seulement le délinquant mais également tout délinquant potentiel, ce qui l’amène à projeter son regard pénal sur la société entière, souvent jusque dans le domaine social. La politique pénale devient un excellent moyen de gérer toute forme de risque, et pas seulement le risque lié à la criminalité.

En effet, selon certains chercheurs la prison sert à gérer le risque créé par d’autres problèmes sociaux, qu’elle serait une sorte de serpillière des maux sociaux. La thèse la plus couramment avancée est que la prison sert à gérer le problème d’une « population superflue ». Qui fait partie de cette population varie selon les différentes cultures et les différentes époques. Pour Georg Rusche et Otto Kirchheimer, qui écrivaient à la fin des années 1930, il s’agissait des chômeurs936. Leur thèse a été reprise dans les années 1980 dans le contexte de la plus grande augmentation du taux de chômage au Royaume-Uni depuis les années 1930. Stephen Box et Chris Hale postulent que la relation entre le taux d’incarcération et le taux de chômage est plus complexe que Rusche et Kirchheimer le suggèrent, notant que seuls certains types de chômeurs sont ciblés par le système pénal – en particulier les hommes issus des minorités éthiques937.

Stuart Hall et al., à la fin des années 1970,ont fait référence à cette dimension raciale de la politique pénale938. Les noirs britanniques représentaient en effet une population superflue dont l’utilité avait fortement diminué en temps de récession. Parce qu’ils étaient les plus touchés par la crise économique de l’époque, les efforts pour gérer les effets de la crise – notamment la montée d’actions revendicatives de la part d’ouvriers noirs – ont été concentrés sur les quartiers urbains pauvres dans lesquels ils étaient davantage présents939. C’est ainsi qu’il y a eu convergence entre la surveillance policière des noirs, des pauvres et des chômeurs, tous trois représentant des populations superflues, soumises au contrôle de l’État940.

Durant les années 1990 et 2000, l’idée que la prison et le système pénal en général peuvent servir à gérer les problèmes étroitement liés de la pauvreté, du chômage et de l’exclusion raciale a été reprise par des chercheurs tels que Loïc Wacquant et Christian Parenti qui se sont concentrés tout particulièrement sur les États-Unis. Pour Loïc Wacquant, la prison sert de « ghetto judiciaire »941 ou bien de « poubelle judiciaire où sont jetés les déchets humains de la société de marché »942. Il souligne que, tout comme le ghetto, la prison se distingue par son caractère d’uniformité raciale – il note que seulement 30 % de la population carcéraleaméricaine est blanche943. Simon a également mis en évidence ce phénomène, constatant que les chances qu’un homme noir américain soit incarcéré sont actuellement plus importantes que les chances qu’il aille à l’université, qu’il se marie ou qu’il devienne militaire944. Pour Parenti, dans le sillage de l’éclatement du social provoqué par le néolibéralisme, l’État américain a tenté de faire face au problème en s’appuyant sur l’institution carcérale pour absorber un nombre important de personnes d’origine afro-américaine, latino et amérindiennes, qui représentent les boucs émissaires parfaits pour les problèmes sociaux945.

Cette nécessité de créer des boucs émissaires est très importante. En effet, le plus grand risque que la prison doit endiguer n’est pas celui de la criminalité mais le risque que ces « populations superflues », qui sont souvent les plus touchées par les problèmes de la pauvreté et du chômage, ne servent d’emblème des conséquences négatives qu’entraînent les politiques néolibérales poursuivies par le gouvernement. La prison sert donc à responsabiliser ces populations et à éviter ainsi une crise de légitimité étatique. En effet, comme le criminologue britannique David Downes l’a montré, l’exclusion d’un nombre important de détenus du marché du travail a abouti à une réduction du chiffre officiel du chômage aux États-Unis de 30 à 40 % depuis le début des années 1990946. Par conséquent, loin d’être tenues pour responsables des problèmes sociaux, les politiques néolibérales américaines ont souvent été citées des deux côtés de l’Atlantique comme preuve du succès d’une économie dérégulée947.

Au Royaume-Uni, les boucs-émissaires sont moins souvent les personnes issues de minorités ethniques, même si un nombre disproportionné d’entre elles est actuellement incarcéré948. Le plus souvent, ce sont des membres présumés de l’underclass, c’est-à-dire les pauvres et les plus marginalisés, qui représentent la majeure partie de la population carcérale949. L’effet est néanmoins identique – leur incarcération ou leur surveillance en liberté permet à l’État de gérer le risque que ces populations pourraient présenter à la légitimité des politiques néolibérales. La gestion du risque dépasse donc le criminel, ainsi qu’en attestent des politiques sociales comme le Sure Start, qui tente d’éliminer le risque avant même qu’il se présente. Loin de limiter le pouvoir de l’État, la stratégie de responsabilisation lui permet au contraire d’intervenir de façon plus autoritaire dans le domaine social au nom du besoin de gérer le risque.

Nicola Lacey affirme que c’est derrière le discours même du management, apparemment neutre et anodin, en raison de l’accent qu’il met sur l’« efficacité », que l’État a réussi à étendre son pouvoir :

‘To the extent that a managerialist discourse is indeed influential, it tends to express a creeping and coercive governmentality. Moreover, it obscures this governmentality through apparent depoliticisation of the relevant issues, effected by means of a focus on process and a deployment of the unassailable language of common sense. Who, after all, could be against efficiency 950 ?’

Bien qu’énoncée 1994, cette affirmation est encore plus pertinente aujourd’hui. Le New Labour, ainsi que nous le verrons, est allé encore plus loin que ses prédécesseurs conservateurs en diffusant les valeurs managériales à travers l’appareil gouvernemental. La rhétorique du New Labour est en effet parsemée de références au sens commun et promeut une politique pénale favorisant les clients de la justice pénale, qui se voudrait, de ce fait, plus efficace.

Force est de constater que loin d’être dépolitisée, la politique pénale est devenue de plus en plus politique – il ne s’agit pas simplement d’endiguer le risque de la criminalité mais de protéger les autorités contre une crise de légitimité qui pourrait survenir du fait de son incapacité à gérer les effets de ses politiques néolibérales. C’est ainsi que la stratégie de responsabilisation empiète sur la stratégie de souveraineté : toutes deux étendent le contrôle étatique et, de façon différente, incarnent une politique de diversion. Toutes deux se conforment à la philosophie néolibérale en encourageant la responsabilisation : la première responsabilise le citoyen et la collectivité alors que la seconde responsabilise le délinquant. Dans le premier cas, il s’agit de présenter la criminalité comme un malheur de la vie quotidienne, dans le deuxième, de la présenter comme la faute du délinquant lui-même et non pas des facteurs sociaux.

Notes
923.

David Garland, The Culture of Control, op. cit., pp. 182-183.

924.

Gordon Hughes, Understanding Crime Prevention : Social Control, Risk and Late Modernity, Buckingham, Open University Press, 1998, p. 60.

925.

« […] une approche préventive qui repose, non sur l’amélioration de la société ou de ses institutions, mais sur la simple limitation des opportunités criminelles », Ron Clarke, cité par Gordon Hughes, op. cit.

926.

Michael Cavadino et James Dignan, op. cit., p. xiii.

927.

Ibid., p. 122.

928.

Paul Rock, Constructing Victims’ Rights : The Home Office, New Labour and Victims, Oxford, OUP, 2004, pp. 134-146.

929.

Ian Loader, « Rebalancing the criminal justice system ? », conseils écrits envoyés à Tony Blair en juin 2006, publiés sur le site officiel du 10 Downing Street. Disponible sur : http://www.number10.gov.uk/output/Page9701.asp [page consultée le 10 mars 2008].

930.

Nicola Lacey, « Government as Manager, Citizen as Consumer : The Case of the Criminal Justice Act 1991 », The Modern Law Review, 1994, vol. 75, n° 4, p. 551.

931.

David Garland, The Culture of Control, op. cit., p. 183.

932.

Roger Matthews, « Rethinking Penal Policy : Towards a Systems Approach », dans Roger Matthews et Jock Young (éds), The New Politics of Crime and Punishment, Cullompton, Willan Publishing,2003, pp. 236-237.

933.

Malcolm Feeley et Jonathan Simon, « Actuarial Justice : The Emerging New Criminal Law », dans David Nelken (éd.), The Futures of Criminology, Londres, Sage, 1994.

934.

Malcolm Feeley et Jonathan Simon, op cit., pp. 179-180.

935.

Roger Matthews, op. cit., pp. 234-235.

936.

Georg Rusche et Otto Kirchheimer, op. cit.

937.

Stephen Box et Chris Hale, « Economic Crisis and the Rising Prisoner Population in England and Wales », Crime and Social Justice, 1982, n°17 : 20-35.

938.

Stuart Hall, Chas Critcher, Tony Jefferson, John Clarke et Brian Roberts, Policing the Crisis : Mugging, the State, and Law and Order,Londres, Macmillan, 1978.

939.

Ibid., p. 331.

940.

Ibid., p. 332.

941.

Loïc Wacquant, Punir les pauvres, Marseille, Agone, 2004, p. 18.

942.

Ibid., p. 236-241.

943.

Ibid., p. 226.

944.

Jonathan Simon, op. cit., p. 141.

945.

Christian Parenti, Lockdown America : Police and Prisons in the Age of Crisis, Londres et New York, Verso, 2002, p. 168.

946.

David Downes, « The Macho Penal Economy : Mass incarceration in the United States – a European perspective », Punishment and Society,2001, vol. 3, n° 1, p. 72.

947.

Ibid.

948.

Voir supra., p. 136.

949.

Voir supra., p. 151.

950.

« Dans la mesure où le discours technocratique est effectivement influent, il tend à exprimer une politique gouvernementale insidieuse et coercitive. Qui plus est, cette politique est dissimulée par une dépolitisation apparente des questions pertinentes, rendue possible par la focalisation sur les mécanismeset le déploiement d’un discours que le sens commun ne peut contredire. Qui, après tout, peut s’opposer à l’efficacité ? » In Nicola Lacey, op. cit., p. 553.