Introduction générale

Qui se sépare de son Dieu se séparera aussi de ses autorités terrestres
Heinrich Heine

En 2001, Jean Drucker, alors membre du comité de surveillance de la chaîne privée française M6, prononce un discours devant l’académie des sciences morales et politiques, intitulé : « La télévision est un enjeu économique et culturel ». Dans ce discours à première vue consensuel, agrémenté de nombreuses références à l’exception culturelle française, l’ancien président de la chaîne livre surtout les deux clefs de compréhension de l’intérêt qu’il porte à la télévision.

Il consacre d’abord la bonne santé de l’industrie culturelle internationale, un marché de 300 milliards d’euros (Drucker, 2001, p.10), en expansion perpétuelle, grâce, notamment, au succès de la télévision. Cette industrie, « en plus de créer de la valeur et de l’emploi, produit de l’imaginaire et des symboles. Ce faisant, elle crée du sens et de l’identité. Même dans sa variante commerciale, la télévision véhicule, sans toujours le revendiquer ou en avoir clairement conscience, un contenu éminemment culturel. (…) Ce qui compte avant tout, c’est que des millions de téléspectateurs s’approprient le message télévisuel, et qu’ils s’y identifient à des degrés divers ». Ainsi, la télévision, bien que conservant majoritairement son rôle de média de divertissement, devra désormais jouer au maximum de son pouvoir culturel, et il faudra dès lors compter sur son rôle éducatif, sur sa « puissance », capable de garantir « l’état de nos valeurs culturelles à l’avenir » (ibid).

Drucker ne fait que constater l’influence grandissante de la télévision sur les individus et appelle de ses vœux une meilleure résistance des produits culturels français, face à la vague déferlante des productions américaines. Il emploie le terme d’« hyper-puissance » pour qualifier la situation américaine dans le marché audiovisuel et n’hésite pas à préférer ouvertement l’Europe qui doit se « ressaisir » pour contrer toute forme de « domination » culturelle. Évidemment, ce discours peut faire sourire quand on regarde précisément à la même époque les grilles de programmation télévisuelle de la chaîne M6, alors en pleine mutation sur le plan de l’image et de ses objectifs. Les séries américaines, les téléfilms, les films américains constituent la quasi-totalité de ce que le spectateur peut trouver devant lui s’il décide de regarder la chaîne. Les records d’audience de M6 sont tirés de ces programmes et il devient alors plus aisé de déchiffrer le discours de son ancien président, mais c’est Patrick Le Lay, directeur général de TF1 qui va venir préciser sa pensée, de façon plus directe et sans concession, en 2004, dans un livre intitulé « Les dirigeants face au changement ».

Voici ce qu’il affirme à la page 92 : « Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du spectateur soit disponible : il s’agit donc de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité ». Le rôle de TF1 est donc énoncé avec beaucoup plus de clarté que celui de la chaîne M6 bien que leurs volontés commerciales soient a priori identiques. La télévision devient ainsi le média permettant aux messages publicitaires de grands groupes économiques d’atteindre plus facilement leur cible en les plaçant à des moments cruciaux de leur programmation, si possible entre les programmes les plus « détendants », place qui coûtera en contrepartie le plus d’argent aux multinationales.

L’affirmation de Jean Drucker est reformulée par le président de TF1 : la télévision est à la fois au centre d’un enjeu commercial gigantesque (elle permet de réaliser des bénéfices très importants pour ceux qui désirent investir en elle) et d’un enjeu culturel. Elle devra produire des programmes induisant la disponibilité de ceux qui les regardent, des programmes qui « détournent » l’attention des spectateurs des conséquences publicitaires de leur visionnage.

Le spectateur doit être suffisamment éloigné de la réalité commerciale de ces produits télévisuels pour profiter pleinement de l’exposition aux messages publicitaires, le monde qu’il verra à l’écran sera à proprement parler vidé de cette substance commerciale, ou du moins c’est ce en quoi consiste le travail des créateurs de tels programmes. Les propos de Patrick le Lay ont entraîné une vague de protestations de la part de nombreux acteurs de la vie culturelle et politique, mais ces indignations n’ont pas été suivies d’effet, puisque le président de TF1 est parti de la chaîne, comme prévu, à la fin de son contrat au printemps 2007, après le second tour des élections présidentielles. Jamais TF1 n’aura fait réaliser autant de bénéfices aux grands groupes économiques qu’en 2006. Cette année aura été celle de la coupe du monde de football, programme « détendant » au possible, et depuis la rentrée de septembre, la chaîne a remplacé sa traditionnelle soirée de cinéma le dimanche par une soirée thématique consacrée aux « Experts », dernière série américaine « en vogue » qui met en scène des polices scientifiques locales, disposant d’un arsenal quasi-militaire pour résoudre les affaires criminelles dont elles sont saisies.

Si la télévision est perçue par les dirigeants comme le lieu d’un enjeu économique et culturel, qu’en est-il dès lors de son enjeu politique ? Les faits politiques récents, en France, nous ont montré que les médias pouvaient être à l’origine de l’agenda politique, au travers des actions de l’association Les enfants de Don Quichotte pour les sans domicile fixe et les propositions qui ont suivi de la part des candidats à l’élection présidentielle d’avril 2007, ou encore avec le succès du film Indigènes qui a conduit le gouvernement français à revoir à la hausse la pension de guerre des anciens soldats africains ayant combattu aux côtés de l’armée française pendant la deuxième guerre mondiale.

De son côté, la télévision offre une tribune incontournable aux hommes et femmes politiques qui se mettent en scène régulièrement à travers les images proposées par les différentes chaînes hertziennes, numériques, ou diffusées via Internet. La communication politique passe ainsi régulièrement par la télévision, notamment en cas d’échéances électorales proches1 (Gerstlé, 1992, p.66), à travers de nombreuses séquences médiatiques qui ont tendance à privilégier le profil du candidat par rapport au contenu de ses idées, qui se succèdent les unes les autres pour aboutir le plus souvent à une surenchère incontrôlable de commentaires de la part des « observateurs » en tout genre. Les médias et la télévision en particulier peuvent donc être le lieu d’une compétition politique tout en participant parfois selon le degré de leur autonomie à la fabrication du fait politique. Qu’en est-il alors de leur contribution politique sur le regard du spectateur?

Si celui-ci ne doit pas se rendre compte de sa « disponibilité » envers la publicité, c’est qu’il ne doit pas soupçonner, du moins dans les programmes de télévision, la façon dont le monde est organisé en réalité. Si la télévision sait, ou en tout cas essaie de le rendre disponible à la publicité, peut-elle tenter de le rendre disponible à la politique ? Si nous suivons le raisonnement mis en mots par Patrick Le Lay, alors la télévision fabrique des programmes dont la mission serait de pousser les spectateurs à s’intéresser à autre chose qu’à la manière dont le « pouvoir » est exercé dans le monde contemporain, à autre chose qu’à la vérité des rapports de forces dans la société en montrant une réalité déformée à l’écran. Et à rendre en bout de chaîne le téléspectateur partie, malgré lui, rouage actif et volontaire, de ce rapport de force, témoin régulier d’une « hégémonie culturelle », en quelque sorte. À lui, en dernier lieu, de se débrouiller, d’utiliser ces messages médiatiques comme il l’entend. Le terme d’ « hégémonie » doit être préféré dans ce cas à celui de « domination » car comme le précise Eric Macé, il fait référence à une véritable dynamique, plus qu’à une situation figée, dénoncée jusque-là par les théories marxistes et « francfortiennes »2. Il y a domination culturelle quand une culture s’impose à une autre, volontairement ou non (2006, p.23).

Les industries culturelles sont plus « sensibles » que les institutions sociales et politiques aux transformations des normes et des « références collectives », la durée de vie de plus en plus courte des modes et des « tendances » culturelles inscrivant ainsi la notion d’instabilité au centre même de leur fonctionnement. Dès lors, selon l’état des conflits et des rapports de force dans la société, l’hégémonie culturelle sera plus ou moins contestée, ou acceptée, ce qui rend la notion de « domination » impropre à définir au mieux la complexité des mouvements culturels contemporains qui révèlent à la fois une évolution rapide des logiques de marchés d’une part, et la pluralité des logiques individuelles d’autre part.

L’étude des industries médiatiques, et de la télévision en particulier, doit alors nous permettre de mettre en lumière à un moment donné leurs discours sur la société, sur la réalité des rapports de forces qui la composent, tout comme les représentations du politique qu’ils transmettent aux citoyens-spectateurs « actifs » et « stratégiques ». Nous nous intéresserons donc à la « réalité médiatique », forme de construction sociale de la réalité par les médias, une « image-monde3 » transmise aux individus par le biais principal de la télévision, individus qui ont eux-mêmes un rôle à jouerdans la stabilité ou l’instabilité des rapports de force au sein des sphères culturelles, techno-économiques et gouvernementales de la société4.

Les spectateurs « sanctionnent » en effet les programmes télévisuels en choisissant ou non de les regarder, mais ils sont aussi susceptibles de « pérenniser » ceux qui font le plus « écho à leurs propres vécus expérientiels et esthétiques5 », ce qui est notamment le cas des séries américaines de fiction, objet légitime de recherche puisque rassemblant chaque semaine devant leur poste plusieurs centaines de millions de téléspectateurs. Ces nombreux destinataires sont à la fois des usagers de la réalité médiatique et aussi des partenaires des messages qui leur sont proposés. Ils se servent du média télévision comme d’un « terminal relationnel », domestique, privilégié, qui leur présente d’innombrables ressources cognitives et affectives, un paysage qui reproduit le monde extérieur, un véhicule « décisif6 » des croyances et des représentations partagées par une même communauté. Les images deviennent alors des « machines à communiquer7 » qui n’ont pas d’existence propre en dehors de leur diffusion ou de l’habitus culturel du spectateur devenu un véritable citoyen « cathodique », un citoyen qui intéresse d’autant plus la science politique qu’il constitue une interface « stratégique8 » des sociétés contemporaines.

Il est important de proposer maintenant une lecture plus politiste des interventions de Jean Drucker et Patrick Le Lay9 qui sont précieuses à tout chercheur qui tenterait de répondre à la question suivante : Où les citoyens vont-ils chercher les ressources significatives qui viendront nourrir leurs opinions politiques, les représentations à mobiliser lors des élections locales et nationales ? Il s’agit en effet d’articuler la question des contributions politiques de la télévision à celle, plus classique, en science politique de la fabrique individuelle de l’opinion politique, de replacer une problématique contemporaine dans un cadre d’analyse traditionnel.

La plupart des auteurs en la matière s’accordent aujourd’hui pour pointer une diminution tendancielle de la participation électorale dans les pays occidentaux, diminution qui porterait la marque d’un « désintérêt » pour le politique (Sniderman, 1998, p.127), et qui impliquerait a fortiori une « transformation » des rapports classiques de socialisation qu’entretiendraient les citoyens avec leurs institutions politiques (Birnbaum, 1975, pp.56 et 58).

Il faut bien posséder une représentation politique du monde pour accomplir le devoir électif qui incombe à chacun, et celle-ci ne semble plus être diffusée uniquement par les discours des hommes et femmes politiques, les plus concernés pourtant par cette crise de confiance et de « pédagogie » citoyenne (Rémond, 2002, pp.1-4). Où diable donc surprendre la source de denrées politiques qui fondent l’opinion publique en dehors des sphères publiques (institutions, lieu de travail) ou privées (discussions en famille, entre amis), si ce n’est dans le discours médiatique, et au premier rang de celui-ci, dans la télévision, si célèbre, à ses débuts, pour avoir accru l’intérêt des téléspectateurs à l’égard de la chose publique (Kaase, Newton, 1995, p.141). Il faut croire que les sociétés ont bien changé désormais à l’heure où le chemin des isoloirs est plus ou moins délaissé tandis que ces mêmes spectateurs s’adonnent plus que jamais au loisir télévisuel10. Cette affirmation se doit toutefois de prendre en compte la multiplicité des rapports au politique (comme un ensemble de pertinences) et le caractère des jugements politiques individuels (plus ou moins « robustes11 », intéressés, changeants, volatils), tous les individus n’utilisent pas la télévision pour se « nourrir » d’informations politiques, et ceux qui le font mêlent ce paysage de représentations à d’autres terrains diffuseurs de représentations politiques.

Si l’on en croit les études d’audience récentes (Institut Médiamétrie, rapport annuel 2006), les dernières analyses concernant les pratiques télévisuelles des spectateurs en Europe et en Amérique du Nord (Institut Nielsen, rapport annuel 2006), l’individu moyen, âgé de 4 ans et plus, consomme aujourd’hui entre 3 heures et 4 heures de télévision par jour (jusqu’à 6 heures en moyenne pour un adolescent américain entre 12 et 17 ans). Nielsen annonce en parallèle que le nombre de postes de télévision a supplanté le nombre d’individus dans les foyers américains à la fin de 2006. Un ménage américain compte 2,73 postes de télévision pour 2,55 personnes en moyenne d’après ces recherches. La moitié des foyers américains possède au moins trois téléviseurs, et seulement 19% n'en ont qu'un seul. La situation s'est inversée depuis 1975 où 57% des ménages possédaient une télévision et 11% en avaient trois ou plus.

L'augmentation du nombre de postes de télévision coïncide avec la hausse du temps passé devant l’écran, qui atteint un record d’environ 8 heures et 14 minutes par jour et par ménage, soit 3 minutes de plus qu'à la saison 2004-2005. Le temps passé quotidiennement par un américain devant son poste est de 4 heures et 35 minutes, un nouveau record. La télévision demeure donc le média le plus populaire du pays, c’est aussi le cas en France.

Nous sommes alors en capacité d’imaginer que c’est cet écran-ci qui servira majoritairement de base d’informations politiques précises ou générales qui viendront compléter, justifier ou orienter les représentations politiques que possèdent déjà les citoyens, et qui sont issues, entre autres, de leur environnement familial et professionnel.

L’individu moyen passant le plus clair de son temps libre dans des activités « multi-médiatiques », et surtout devant la télévision, celle-ci doit par déduction lui proposer un ensemble de représentations qu’il utilisera ou non pour faire ses propres choix politiques. Y aurait-il alors une sorte de compensation fonctionnelle entre la baisse de la capacité de socialisation des individus par la politique et l’augmentation de la capacité de socialisation des individus par la télévision ?

Le rôle de la télévision serait-il aussi de plus en plus fort dans la formation du rapport ordinaire que chacun se construit avec le politique ? Plus fort que la formation menée par l’Etat et les instances classiques de politisation? Il est facile d’accuser les images et les médias de tous les maux, encore faut-il essayer de comprendre pourquoi les individus passent autant de temps devant la télévision, quelles peuvent être les explications structurelles qui les poussent devant leur petit écran.

Dans « La crise de la culture », Hannah Arendt fournit un élément important quant à la réponse à cette dernière interrogation. Pour elle, en effet, le passage du 19è au 20è siècle aura marqué la fin d’un âge « traditionnel » où la foi et la religion « tenaient » le monde, où l’autorité spirituelle, comme l’autorité étatique fondaient le rapport de l’individu à la société (1972, p.56). Cet âge « traditionnel » s’est alors effacé pour laisser la place à un âge « moderne » qui peut être caractérisé par la fin très lente de l’emprise de l’autorité religieuse et politique sur les individus, par la perte progressive de la permanence et de la solidité du monde qui dataient pourtant de l’Antiquité, des premiers pas de la démocratie (ibid, p.63).

Ainsi, et avec la remise en cause, puis la chute, et peut-être la « disparition » de l’autorité, qui se transmet normalement de génération en génération, « le doute général de l’époque moderne a envahi également le domaine politique où les choses non seulement trouvent une expression plus radicale, mais acquièrent une réalité propre au seul domaine politique » (ibid, p.124). Pour le dire d’une autre manière, la séparation de l’Eglise et de l’Etat aura signifié aussi la diminution de l’autorité de l’Etat et, petit à petit, sa contestation par les citoyens eux-mêmes, eux qui conservent cependant des rapports dans la société, mais qui ont perdu « le monde qui leur était commun ».

Dès lors, quand l’autorité ne joue plus son rôle, la société se retrouve face à une réalité plus difficile à supporter, un « vivre-ensemble » qui révèle à nouveau ses difficultés originelles, « élémentaires » (insécurité, narcissisme, compétition), et aussi un avenir impossible à envisager, refoulé dans une lutte mêlant consommation et communication, qui profite au système économique autant qu’il dessert toute tentative humaine de « refondation » (ibid, p.184-185). En substituant son désir au divin, l’individu finit par éprouver de l’angoisse dans une société où la conflictualité l’emporte sur la communauté, où la communauté est questionnée12.

Le déséquilibre en faveur de la conflictualité entraîne une multiplication de la violence humaine et mimétique (Girard, 1972, p.51), mais aussi un repli sur soi, un narcissisme qui se conjugue avec le règne des apparences, des addictions (refus opiniâtres d’être nourri par d’autres que soi-même13), et des solitudes. La méfiance envers toute forme d’autorité s’instaure et, avec elle, un antagonisme profond entre la figure classique du citoyen, celle d’un individu actif, participatif, qui recherche le bien commun, qui prend part au destin politique d’une société, et celle du citoyen moderne, contradictoire, qui ne sait plus où placer sa croyance, passif, révolté. Un individu qui remplace l’intervention par la « vision », qui substitue la chair à l’écrit14, l’image à la vérité, qui voit « l’autre » comme un rival dans une « vidéosphère » aux allures de bouclier ou de cocon.

Si ce temps « présent » dont parle Arendt, cette brèche entre le passé et le futur, où l’autorité des institutions traditionnelles est contestée, permet de donner un éclairage différent sur la « glaciation affective », selon les termes d’Alexandre Dorna (2006), qui existe aujourd’hui entre les citoyens et leurs représentants politiques, alors il peut aussi donner une signification toute autre, plus symbolique, à l’invasion de la télévision et des écrans dans notre quotidien.

La difficulté de plus en plus grande des individus à regarder la réalité en face, à accepter leur peur, et de la surmonter pour partir à la « conquête de l’avenir » entraîne inévitablement une fuite du regard vers la virtualité, vers le spectacle et ses nombreuses manifestations dans la vie moderne, du sport à la fiction, comme pour suspendre le temps. Le psychanalyste Serge Tisseron voit même dans ce refuge télévisuel divertissant la volonté des individus de retrouver un bien-être infantile, une position végétative, fœtale, tranquille et assistée ; les images deviendraient ainsi nos « mères adoptées » (2003, p.107).

L’écran, lui, montre et cache à la fois, présente une réalité transformée, mise en scène, et refoule en même temps des traumatismes individuels et collectifs renforcés par une situation politique mondiale incertaine. Les images projetées sur cet écran deviennent donc beaucoup plus importantes qu’il n’y paraît pour chaque spectateur, celui qui semble s’en détacher le plus est peut-être celui qui a le moins de difficulté à soutenir la vision tangible de notre monde (ibid, p.126). Chaque consommateur d’images va sans aucun doute rechercher, parmi d’autres sensations divertissantes, liées à la notion de plaisir, aux émotions, une sorte d’ « automédication » à travers celles que lui propose la télévision. Ces démarches le conduiront aussi à s’exposer à des messages médiatiques qui sont, comme nous l’avons vu, préparés et programmés par de grands groupes économiques qui répondent, eux, à une logique concurrentielle ayant pour finalité l’augmentation des bénéfices et des dividendes.

Deux logiques s’affrontent, dialoguent, interagissent donc autour du média télévision, protéiforme et hégémonique, celle du spectateur et celle du producteur, chacun essayant d’imposer à l’autre par ses moyens la réalisation de ses intérêts.

Il faut aussi faire ici le lien entre la fuite de la réalité et le concept d’aliénation initié par Hegel, critiqué par Marx, et plus particulièrement l’aliénation religieuse. Lorsque Marx, à la suite d’Hegel et de Feuerbach, parle d’aliénation religieuse, il envisage essentiellement la religion comme l’autre réalité à laquelle l’homme se soumet, qui situe l’homme dans la dépendance à l’intérieur de laquelle il se dissout, perdant ainsi toute authenticité de lui-même. Cette autre réalité-là ne peut être qu’ « irréelle ». Elle affecte l’homme de façon tellement profonde qu’elle tend à se substituer continuellement et comme naturellement à la place de la réalité extérieure La religion n’est donc pas seulement illusion fantastique – on ne reste pas indéfiniment dans l’illusion – mais hallucination existentielle :

« L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. C’est donc la tâche de l’histoire, après la disparition de l’au-delà de la vérité, d’établir la vérité de ce monde-ci ». (Marx,1843).

Si le concept d’aliénation renvoie à la privation de liberté de l’individu au profit d’un autre, alors il nous faut envisager la réalité médiatique comme volonté « aliénante », dans la mesure où elle tend à détourner le regard du citoyen de la politique, à lui donner l’illusion de participer à la direction de la démocratie, au profit de ceux qui détiennent, eux, le pouvoir politique. Cela ne signifie pas pour autant que le spectateur cède in fine à cette volonté, bien au contraire. Voilà pourquoi nous distinguons deux mouvements dialogiques conflictuels et/ou complémentaires, et pas une seule direction, du haut vers le bas, impulsée par les producteurs et « intégrée » par les spectateurs.

Le phénomène de « refuge » dans l’écran peut-il alors être utilisé par les volontés économiques et culturelles des dirigeants « médiatiques » ? Quels mondes fictionnels, quelles images de la société et de la politique nous fournissent-ils ? Tentent-ils à partir de fictions de plus en plus élaborées et psychologisantes, tournées vers l’ego des spectateurs, de préserver leur manque d’intérêt pour le politique, de laisser leur niveau de politisation en l’état ? De les détourner de leur engagement politique, de la réalité de leur « hégémonie culturelle », et de l’Histoire dans laquelle elle s’inscrit? Y parviennent-t-ils ? Profitent-ils de leur soif d’imaginaire et de leurs angoisses ? Le politique est-il alors évacué de la fiction pour laisser subsister le statu-quo à la faveur de l’économie ? Voilà en partie les questionnements qui nous poussent à analyser ce que la télévision fait du politique et que nous pouvons résumer dans le point suivant :

Nous nous demandons si la télévision se substitue aujourd’hui au politique dans sa fonction classique de socialisation des individus, et si celle-ci donne à voir aux citoyens spectateurs des représentations fictionnelles du monde, des simulations susceptibles de dissimuler une réalité des rapports de forces dans les démocraties contemporaines afin d’en tirer des profits économiques et culturels. Par dissimulation, nous entendons la diffusion d’un monde d’où le politique est absent, exclu, relayé hors des clôtures du quotidien, où la conflictualité sociale, la géographie du pouvoir, l’hégémonie culturelle sont, elles aussi, mises de côté pour laisser la place à des intrigues centrées sur le divertissement pur, régressif, ou bien sur l’angoisse, la psychologie et l’ « ego » des individus. Ces intrigues, souvent stéréotypées, auraient ainsi pour fonction d’orienter le regard du spectateur, de le détourner de sa place de citoyen « actif » pour le maintenir dans un état de passivité propre à maintenir le peu d’intérêt et de confiance qu’il place dans le politique, état qui lui est aussi suggéré par sa difficulté croissante à regarder le monde tel qu’il est, fragile, mouvementé et incertain.

Comment réagissent alors ceux qui ont été confrontés à de telles images ? Quel impact direct et indirect, selon la prise de conscience, ces représentations du monde peuvent avoir sur la fabrication de l’opinion politique par l’individu ? Existe-t-il un lien entre la définition par la fiction télévisée d’un espace du pensable qui évoque notamment l’évacuation du politique et la diminution de la participation citoyenne, l’augmentation de la défiance entre les citoyens et leurs représentants, la crise de légitimité de ces derniers ? Le niveau d’intérêt pour le politique peut-il d’autre part influer sur le niveau d’intérêt des individus pour la fiction ? Ce sont ces effets hypothétiques qu’il faut étudier, ces types de contributions de la télévision sur la construction individuelle de l’opinion politique, tout en soulignant la multi-diversité des facteurs pris en compte par l’individu dans la formulation de son jugement, dans son rapport au politique, limitant de prime abord la portée expérimentale de cette Thèse.

Les chercheurs qui se sont penchés récemment sur les messages télévisuels, de leur programmation à leur réception, se sont souvent focalisés soit sur la grande liberté, la volatilité des spectateurs dans l’usage du média et dans la réception des « socio-mondes 15» proposés à l’écran, soit sur le caractère aliénant de productions qui définissent les contours du « visible », dans le temps et dans l’espace, qui s’inscrivent naturellement dans le « développement consommateur du monde occidental16 ». Certains abordent le sujet en se demandant comment la télévision influe sur le spectateur, les autres préférant s’interroger sur les « influences »du spectateur sur la télévision. Il s’agit bien sûr ici de mêler ces deux angles d’analyse en insistant sur la « co-production17 » des flux par le destinateur et le destinataire des programmes, en soulignant d’une part la volonté du producteur de gagner de l’argent tout en se maintenant dans le champ économique, et d’autre part la volonté du spectateur de consommer comme il le souhaite les émissions, d’intégrer ou non les messages selon ses affects, ses connaissances et ses expériences. Nous verrons donc qu’il existe autant de « dissonances culturelles18 », de façons de lire, de résister, d’utiliser les messages médiatiques que de spectateurs, et que la volonté « aliénante » ne parvient pas systématiquement à atteindre son but.

Nous assistons alors à la mise en lumière de trois « mondes » liés les uns aux autres, celui de la perception du spectateur, celui du fonctionnement des industries culturelles et de leurs dirigeants, et enfin celui de l’image, du produit médiatique diffusé par la télévision.

Dès lors nous devrons confronter ces trois mondes à la science politique en nous inspirant à la fois de la sociologie critique, des travaux les plus récents sur la communication audiovisuelle et des avancées constantes en matière de sciences cognitives et psychologiques afin de prendre clairement en compte les dynamiques entre industries culturelles et spectateurs, et rendre à l’individu son expérience propre de lecture de la réalité médiatique. Cette démarche qui se veut « relativiste » compte tenu des difficultés et des limites inhérentes à ce type de recherche se place aussi dans une perspective « complexe », trans-disciplinaire, qui tente de relier entre eux des objets et des connaissances traditionnellement compartimentés, comme l’envisagent les ouvrages d’Edgar Morin consacrés à la « méthode 19».

L’état des savoirs en sciences humaines nous enseigne que la relation individu/image est des plus délicates à cerner, que le spectateur n’est pas uniquement prisonnier d’une passivité excessive liée à sa consommation d’images, qu’il se sert aussi d’elles à des fins psychologiques, cognitives, émotives, politiques propres, qu’il s’appuie sur ces images pour « enrichir » sa représentation du monde et son rapport à la réalité (Le Grignou, 2003, p.155). Comment faire pour mesurer l’influence de la télévision en matière politique ? Faut-il d’abord utiliser le terme d’ « influence » ?

Réfléchir à l’influence de la télévision, c’est se référer « au lien entre production et réception au sein de nombreux systèmes », c’est mettre en valeur « l’ensemble des empreintes et des changements manifestes ou latents produits par la télévision sur les individus (considérés sur le plan cognitif, affectif et comportemental), sur les groupes, les sociétés et les cultures » (Courbet, Fourquet, 2003, p.9). En lui préférant le terme de « contribution », nous avons choisi de mettre l’accent sur la participation d’un phénomène à un résultat, la part que prend par exemple la fiction télévisée, et ses messages structurants, dans la fabrication d’un jugement (niveau d’intérêt) sur le politique, en sachant que la fiction n’est pas la seule cause de ce résultat.

Si le temps moyen passé par les individus devant leur écran augmente, si le nombre d’écrans augmente, lui aussi, et si les séries sont si populaires aujourd’hui, il est alors aisé d’imaginer que la part de contribution des représentations du monde diffusées par elle est potentiellement plus importante. Le terrain « médiatique » est d’ailleurs d’autant plus propice à l’analyse politique qu’il envahit progressivement le quotidien de tous.

Ce travail ne consiste pourtant pas ici à mesurer la part des contributions des séries télévisées par rapport aux autres contributions touchant directement à la formulation du jugement sur le politique. Il est évident que l’individu s’oriente aussi, dans ses représentations politiques, grâce aux modèles proposés par les institutions sociales et culturelles, dans la vie publique ou la vie privée. Chaque personne pioche différemment dans ces sources de représentations sociales et politiques pour façonner son opinion, il paraît alors impossible de dégager des règles ou des théories évaluant le rôle exact des médias, de la télévision, dans la construction des jugements qui s’appliqueraient à l’ensemble ou parties des catégories de population.

L’homme « pluriel » selon l’expression de Bernard Lahire se nourrit de multiples images du monde extérieur, qu’elle soient proposées par les institutions ou perçues par ses propres expériences, raisonnées ou affectives20. Cette pluralité d’images renvoie à de multiples combinaisons de contributions pour aboutir à une opinion ou un acte individuel. Il paraît donc probable qu’il existe autant de combinaisons possibles que d’individus exposés aux messages.

Nous ne pouvons d’ailleurs pas étudier ce que « pensent » vraiment les individus du politique autrement qu’en analysant ce qu’ils nous « disent » penser du politique. C’est là une des grandes difficultés matérielles de notre travail. Il faudrait en effet disposer de moyens provenant plus des recherches en neuro-sciences pour essayer de connaître exactement la part de contribution des séries américaines de fiction à l’élaboration du jugement politique, au sens de l’association d’états mentaux aboutissant à la construction d’une opinion. Nous ne pouvons pas mobiliser de tels procédés scientifiques et c’est ainsi que nous sommes portés à examiner la « formulation » des jugements par les individus, leur énonciation, leur expression plutôt que la « formation » même de ces opinions sur le politique. C’est ce qui explique le choix de notre problématique ainsi que de l’intitulé de cette Thèse.

Seuls les discours sur le politique, les témoignages individuels et/ou collectifs permettent au chercheur en sciences humaines de disposer de données réellement objectivables, matérielles, concrètes concernant la réalité d’un jugement politique, même si il peut exister des distorsions, des biais entre ce que le citoyen pense vraiment du politique et ce qu’il affirme en public. Il faut cependant préciser que le terme de « formulation » ne sous-entend pas ici que notre travail tournera autour d’une analyse lexicale, formelle ou linguistique des jugements politiques émis, mais bien plutôt qu’il devra sonder le sens, le fond des discours rendus accessibles par des enquêtes de terrain appropriées au matériau que constituent les séries américaines de fictions.

Voyons maintenant quels types de contributions nous devons viser. À titre d’hypothèses, nous avons choisi de proposer six modalités de contribution des séries américaines à la formulation des jugements sur le politique, à savoir des contributions :

Ces différents types de contributions ne peuvent pas être objectivés scientifiquement comme on pourrait le faire en médecine par exemple. Nous ne pouvons pas donner à voir de la fiction télévisée à un groupe, et pas à un second, avant de les suivre dans la durée pour vérifier les conséquences d’un tel visionnage sur le premier groupe dans ses actes quotidiens, dans son métabolisme, par rapport au second groupe, qui lui, n’a pas visionné de séries. Il faut être conscient des limites d’objectivation des contributions de la fiction télévisée sur la formulation des jugements. Nous ne pouvons pas « expérimenter », nous travaillons sur du réel, un réel qui doit être analysé principalement grâce à des enquêtes de terrain et d’opinion pour recueillir des données concrètes. Ces enquêtes sont en mesure de nous transmettre des données d’observation dont nous pourrons tirer des conclusions quand au niveau de réalisation de nos hypothèses. Nous nous demanderons alors grâce aux outils de mesure et d’analyse que les sciences sociales ont développés (questionnaires, entretiens, grilles d’interprétation du réel) si les fictions télévisées américaines sont susceptibles de définir l’espace du pensable, si les stéréotypes, les idéaux véhiculés par elles installent le consommateur de télévision dans un univers sans politique, un monde de classes moyennes qui l’exclut de la réalité et de la conflictualité de la société. Vers quels programmes de télévision, de fiction télévisuelle faut-il par ailleurs se tourner ? Et quelles méthodes d’analyse leur appliquer pour tenter de répondre à nos interrogations ?

Pour l’écrivain Martin Winckler, la télévision est « une hydre à trois têtes » (Winckler, 2002, p.63). La première tête est « spectaculaire », elle contient des jeux et des débats démonstratifs, manipulateurs ; la seconde est « informative » et peut s’insérer dans une tentative d’explication du monde ; la troisième enfin, « susurre des fictions », qui, en travaillant le faux, « produisent du vrai ». C’est sur cette troisième tête que nous avons choisi de nous pencher, et plus particulièrement sur une forme de programme fictionnel : la série télévisée.

Nous avons décidé de nous concentrer sur les séries télévisées Nord-Américaines dans le cadre de notre recherche, pour des raisons qui tiennent d’abord au niveau de « réalisme » des scénarios et des personnages développés à l’écran, à la psychologisation du propos, favorisant l’identification de ceux qui les écoutent (Tisseron, 2003, pp.139-142), elle-même contribuant à l’impact du message médiatique explicitement ou implicitement politique sur les jugements des téléspectateurs.

Un programme télévisuel peut avoir un cadre politiquement explicite (un journal d’information, une émission de débats, un spot électoral, les questions-réponses au Gouvernement à l’Assemblée Nationale ou au Sénat, un talk-show politique) ou politiquement implicite (fiction, divertissement, spectacle).

Chaque programme peut aussi être explicitement politique quand il a pour unique vocation et contenu une représentation du monde politique, qu’il s’agisse d’un commentaire, d’une critique, d’un débat, ou bien la suggestion d’un idéal (Les guignols de l’info, la série À la Maison-Blanche, le film Des hommes d’honneurs). À contrario, un programme télévisuel est implicitement politique quand il ne représente pas uniquement à l’écran le monde politique, qu’il relègue à des symboles détournés, à des anecdotes. Un programme qui ne parle pas de politique intéresse cependant la science politique quand il tient à représenter l’état du monde à l’écran, et qu’il fait disparaître plus ou moins volontairement les institutions et les hommes politiques de cette représentation à des fins commerciales et culturelles.

Les séries télévisées françaises disposent de moins de moyens financiers pour exister et pèchent dans leurs discours par manque de « vraisemblance » (Winckler, 2005, p.11). Elles sont aussi moins regardées que leurs homologues américaines, moins présentes sur les grilles des programmes privés et publics de la télévision, et moins complexes au niveau de leur narration et de leur préparation. Les séries américaines, bien que promouvant dans leurs scénarios un mode de vie et de société qui leur est propre, gomment volontairement un nombre certain de leurs particularismes afin de s’assurer une audience internationale la plus large possible. Il n’y a donc pas d’obstruction à l’étude de leurs contributions sur un public français. Comme les producteurs et les créateurs de ces séries privilégient les intrigues et les personnages, les marques du mode de vie « à l’américaine » se retrouvent ainsi au second plan, cela ne veut pas dire qu’elles sont « inoffensives », mais le spectateur, lui, n’y attachera pas consciemment une importance considérable, littéralement « captivé », captif de l’action principale qui se déroule devant lui.

Le choix d’un tel objet de recherche participe d’abord de l’état des travaux de la science politique française. En effet, celle-ci, dans son rapport aux images, se sera jusqu’ici intéressée principalement aux programmes exclusivement politiques, à ceux qui traitent du monde politique réel, comme l’information télévisée ou les débats, les caricatures politiques ou bien encore les « talk-shows » tournant autour de l’actualité politique (Gerstlé, 1992, p.42).

Elle n’aura pas encore vraiment interrogé ce qui constitue pourtant la majorité des programmes diffusés par ce média : la fiction, et surtout comment ces fictions traitent le sujet de la politique entendue,selon une définition institutionnelle classique, héritée de Weber (1971) et Simmel (1992), comme l’administration de la conflictualité et de la communauté sociale par un groupe d’individus et/ou d’institutions, disposant à cette fin, du monopole de la violence légitime sur un territoire donné.

En France, les textes critiques et surtout synthétiques sur ce genre fictionnel sont quasiment inexistants en science politique, et l’essentiel des contributions de fond consiste en une poignée d’ouvrages majeurs, et écrits par moins d’une dizaine d’auteurs. Aux Etats-Unis au contraire, la télévision dans son ensemble et les fictions en particulier font l’objet d’une pléthore d’articles et de publications de tous niveaux, mais là encore la question du traitement de la politique par la fiction, et des effets de ce traitement sur les opinions politiques individuelles n’a pas encore abouti à l’édition d’un ouvrage de référence.

Ce constat s'analyse notamment par l’aspect générationnel dégagé par notre problématique ; les séries américaines dites « réalistes » au niveau de leur traitement du quotidien, et qui nous serviront d’outils d’analyse du politique par excellence, sont apparues à la fin des années quatre-vingt et dans les décennies suivantes. Ainsi, ceux qui semblent, par leur exposition privilégiée à cette offre fictionnelle-ci, les plus amenés à intégrer ces objets dans une recherche, universitaire ou non, sont au plus tôt nés dans le courant des années soixante-dix.

Notre démarche s’explique ensuite par un intérêt personnel appuyé, puisque nous avons consacré nos mémoires de maîtrise et de DEA à l’interprétation politique des portraits psychologiques de deux héros de sériés télévisées américaines : Ally McBeal et Tony Soprano, héros dépressifs, enfants perdus, abandonnés, sans « pères » dans une société maternelle qu’ils rejettent. Le New York Times a d’ailleurs consacré le personnage mafieux de Tony Soprano comme le « plus grand événement culturel des vingt-cinq dernières années » en 2004. Cet intérêt personnel était motivé principalement par le passage de séries à visée uniquement divertissante (comiques, ou se situant dans le registre du « merveilleux », de l’ « enfantin ») à des programmes de plus en plus sombres, obsédés par la mort, et par là même contradictoires avec la notion même de divertissement. Des séries où le héros classique est dorénavant, lui aussi, traversé par le « mal », et ce depuis le passage remarqué du Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch sur les écrans américains entre 1990 et 1991.

Depuis, de nombreuses séries ont fait de l’angoisse et de la difficulté à exister dans les démocraties modernes leur thème favori qu’elles développent dans des scénarios très élaborés, bien éloignés des productions françaises, encore balbutiantes. Certaines ont par ailleurs consacré leur sujet au politique lui-même, aux institutions politiques et à ceux qui les conduisent, mêlant réalité et fiction dans des objets médiatiques hybrides, qui nous intéressent d’autant plus qu’ils se font parfois l’écho des débats politiques actuels dans la société outre-atlantique. Nous devrons leur appliquer un mode de traitement particulier car peu de spectateurs français les ont déjà visionnés, à l’inverse des séries implicitement politiques, qui comptent des millions d’admirateurs parmi eux. Pour déterminer précisément les contours du traitement de la politique dans des programmes fictionnels, et objectiver leurs possibles contributions dans la fabrication des jugements sur le politique, nous nous servirons de deux axes d’analyse :

Notes
1.

Voir aussi GERSTLE, J., DAVIS, D.K., DUHAMEL, O. (1991), Television news and the construction of political reality in France and the US, in Lynda Lee Kaid, Jacques Gerstlé, Keith R. Sanders (dir), Mediated politics in two cultures : presidential campaigning in the United States and France.New York, Praeger, p.119-143.

2.

Le penseur par excellence de la notion d’hégémonie fut le philosophe et leader politique du parti communiste italien Antonio Gramsci (1983, p.20). Dans la définition de ce concept, Gramsci combine à la fois le principe de pouvoir dominant et de « leadership ». Pour contrebalancer l’hégémonie de la bourgeoisie, la classe ouvrière doit d’abord conquérir la direction des appareils d’hégémonie avant de s’emparer des appareils de la contrainte. Nous utilisons de notre côté le terme d’hégémonie pour qualifier une situation de force de la part des industries culturelles sur ceux qui consomment des biens culturels, mais ici, l’hégémonie est moins « écrasante » que celle décrite par Gramsci, qui s’inspire d’ailleurs de Lénine. C’est une hégémonie plus « sensible » car les détenteurs de biens culturels peuvent contredire voir inverser le cours de l’hégémonie culturelle au gré de leurs goûts et de leurs désirs, leur « leadership » ne suppose pas qu’ils se rendent possesseurs des instances du pouvoir culturel.

3.

SOULAGES, J.C. (2007), Les rhétoriques télévisuelles, Le formatage du regard, INA, De Boeck.

4.

Nous reprenons ici la distinction opérée par Daniel Bell dans son livre Les Contradictions culturelles du Capitalisme (1979, p.24).

5.

SOULAGES, ibid, p 7.

6.

SOULAGES, ibid, p46.

7.

SCHAEFFER, Pierre (1970), Machines à communiquer, Tome 1, Paris, Seuil.

8.

Si le citoyen devient « cathodique » selon l’expression de Jean-Claude Soulages (ibid, p.7), alors sa place dans le système politique sera particulièrement liée au formatage de son regard, à la configuration de son imaginaire et de ses ressources identitaires.

9.

Interventions suffisamment rares dans un milieu compétitif qui préfère le plus souvent baigner dans l’opacité en ce qui concerne la formulation de ses motivations réelles

10.

NORRIS, P. (2000), The impact of television on civic malaise. In Susann J. Pahr, R. D. Putnam (dir), Disaffected democraties. What’s troubling the trilateral countries ? Princeton University Press, p.231-251.

11.

Voir MARIE, J.L., Les études de cognition sociale et la phénoménologie de Schütz : Une double perspective pour éclairer la production des jugements politiques ordinaires. Dans MARIE, J.L., DUJARDIN, PH., BALME, R. (2002), L’ordinaire, modes d’accès et pertinence pour les sciences sociales et humaines, 307-38, Paris, L’Harmattan. Et aussi SCHEMEIL, Yves (2006), From political knoledge to political judgement : Reason and Emotions in Politics, article préparé pour le 20è congrès mondial de l’IPSA, à Fukuoka, Japon.

12.

La sécularisation de l’autorité peut aussi être envisagée comme une rupture symbolique entre l’individu et le pouvoir, un Père symbolisé devenu imparfait et banal. Une image du Père extériorisée qui permettait jusqu’ alors à l’humain de se déculpabiliser de l’intégration du meurtre initial de celui-ci (MENDEL, 1988, p20-21). L’individu rejette ainsi l’alliance qui le tenait au Père, il se « révolte », et retrouve sa culpabilité. Il lutte alors entre dépression et tentatives de reprendre le pouvoir à son compte (cf mai 1968), la dépression semblant prendre le dessus et lancer le processus de décomposition de la société patriarcale (1988, p22).

13.

Pour Marika Moisseeff (2004), la dépendance à une substance ou à des images peut être lue comme un moyen d’assouvir seul ses besoins les plus intimes, en se sevrant individuellement des relations extérieures.

14.

DEBRAY, R. (1993), L’Etat Séducteur, Paris, Gallimard. Pour l’auteur, cette transformation du rapport de force entre le verbe et l’image (due à la création en 1839 à Paris du daguerréotype, permettant l’image photographique) implique aussi une révolution de l’acte de gouvernance. Le Prince, symbolique, laisse sa place au Président « indiciel » qui gouverne par le contact plus que par le spectacle. Son corps remplace ainsi sa parole, le réel remplace l’idéel, la politique se dépolitise, et la mort, la gravité, deviennent, du coup, hors-sujet.

15.

SOULAGES, J.C., ibid, p.139.

16.

MORIN, E. (1962), L’esprit du temps 1, névrose, Paris, Grasset, p.41.

17.

FISKE, John (1987), Television culture, Londres, Routledge.

18.

LAHIRE, B., (2004), La culture des individus, dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La découverte.

19.

MORIN, E. (2001), La méthode. 5. L’humanité de l’humanité, l’identité humaine, Paris, Seuil.

20.

LAHIRE, B. (1998), L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Nathan, Paris. 271p.

21.

AUMONT, J. (1983), Points de vue : l’œil, le film, l’image, Iris, Vol.1, n°2, p.3-15, p.5.

22.

La fonction socialisante de la série doit être mis en parallèle avec celle du conte de fées, les méthodes d’hier qui donnaient au lecteur une vision conservatrice (« tu dois intégrer le monde tel qu’il est ») ou subversive (« tu dois te battre pour transformer le monde qui ne te convient pas ») de la société sont toujours d’actualité dans la construction des scénarios américains récents. C’est ce que remarque Jack Zipes, dans son ouvrage : Les contes de fées et l’art de la subversion (Payot, 1986). Il montre notamment que les Frères Grimm ont façonné leurs contes à partir des traditions orales pour en faire un outil de socialisation « bourgeoise » (p.117), tandis qu’Andersen, sous une façade d’acceptation de l’éthique protestante, développe ses histoire en insistant sur les souffrances, les humiliations que l’on peut ressentir en se conformant à une telle vision de la société. Son ambivalence a joué sur le large succès qu’il allait obtenir à la fois du côté de la royauté, et aussi dans la culture populaire. (p.156).