2) Une critique de la domination culturelle du Capitalisme

En fait, cette intégration constitue « le phénomène de l'identification totale de l'organisation des êtres humains et de l'organisation des choses, de l'uniformisation des êtres humains sous le joug du développement expansif totalitaire de la technocratie » (Adorno, 1964). Et l'on peut voir que le système capitaliste, lui-même dominé par la raison technocratique, peut maintenir les rapports individuels sous la forme du rapport d'échange anonyme. Ce rapprochement entre « système capitaliste » et « raison technocratique » constitue la reprise originale et critique, par l'Ecole de Francfort, de la pensée marxiste et de l'aspect historique, temporel, de toute théorie.

De plus, la notion d’industrie culturelle permet aux penseurs critiques de donner un corps aux courants invisibles émanant du système capitaliste et envahissant ce qui par définition ne tend pas vers une finalité commerciale, l'art : « Il semble bien que le terme d’industrie culturelle ait été employé pour la première fois dans le livre Dialektik der Aufklärung que Horkheimer et moi avons publié en 1947 à Amsterdam. Dans nos ébauches, il était question de culture de masse. Nous avons abandonné cette dernière expression pour la remplacer par « industrie culturelle », afin d’exclure de prime abord l’interprétation qui plaît aux avocats de la chose ; ceux-ci prétendent en effet qu’il s’agit de quelque chose comme une culture jaillissant spontanément des masses même, en somme de la forme actuelle de l’art populaire.

Or, de cet art, l’industrie culturelle se distingue en principe. Dans toutes ses branches, on confectionne, plus ou moins selon un plan, des produits qui sont étudiés pour la consommation des masses et qui déterminent par eux-mêmes, dans une large mesure, cette consommation. Les diverses branches se ressemblent de par leur structure ou du moins s’emboîtent les unes dans les autres. Elles s’additionnent presque sans lacune pour constituer un système, cela grâce aussi bien aux moyens actuels de la technique qu’à la concentration économique et administrative. L’industrie culturelle, c’est l’intégration délibérée, d’en haut, de ses consommateurs » (1964, p.17).

Il poursuit un peu plus loin : « Ce que l’industrie culturelle élucubre ne sont ni des règles pour une vie heureuse, ni un nouveau poème moral, mais des exhortations à la conformité, à ce qui a derrière soi les plus gros intérêts. Le consentement dont elle fait la réclame renforce l’autorité aveugle et impénétrée. Mais si l’on mesure effectivement, conformément à un standard réel, l’industrie culturelle, non pas par rapport à la substantialité et à sa logique, mais par rapport à son effet, donc si on lui accorde ce dont elle se réclame toujours, il faut prendre l’entière mesure de tous les développements impliqués dans cet effet : l’encouragement et l’exploitation de la faiblesse du moi, à laquelle la société actuelle, avec sa concentration du pouvoir, condamne de toute manière ses membres. [...] Les messages de l’industrie culturelle, fussent-ils aussi inoffensifs qu’on le dit- et d’innombrables fois, ils le sont aussi peu que par exemple les films qui par leur seule manière de caractériser les personnes font chorus avec la chasse aux intellectuels, aujourd’hui en vogue- : l’attitude que produit l’industrie culturelle est tout autre chose qu’inoffensive » (1964, p.19).

Ce discours fort sera maltraité pour son inspiration marxiste après la seconde guerre mondiale, ce qui n’empêchera pas la succession théorique de faire son propre chemin critique, renouvelant au passage sans les trahir les attaques ciblant les formes modernes portées par le capitalisme.