2) Le remplacement du concept marxiste d’ « idéologie »

Antonio Gramsci nomme hégémonie le processus par lequel les classes dominantes légitiment et perpétuent leur domination par l'assentiment de vastes couches de la population (1983). Le terme d’hégémonie vient se substituer à celui, plus dogmatique, d’idéologie, mais il implique aussi que si les rapports de pouvoir entre classes dirigeantes et classes dirigées entraînent des effets de domination culturelle, ces effets sont « sans garantie » car des contradictions sont toujours susceptibles d’apparaître dans l’une ou l’autre des classes observées (Macé, 2006, p.41).

Les recherches effectuées par Stuart Hall à Birmingham au cours des années 1960-1970 ont démontré la nécessité d’examiner les relations inter-médiatiques plutôt que les effets d’un seul média, plus propices à l’examen des productions/interprétations de significations (meanings) qui mobilisent ou démobilisent les cultures populaires. De plus, ces travaux contestent la démarche devenue systématique d’opposer les classes populaires et les classes supérieures et affirment l’importance des dimensions relativistes des contextes sociaux et culturels, et imposent ainsi de saisir la complexité factuelle des pratiques culturelles. Il s’agit en effet de saisir l’influence, selon les contextes constamment reformulés, de l’identité de différentes pratiques culturelles sur les relations qui y ont cours, et de se demander comment ces identités sont à leur tour déterminées par ces pratiques. La culture devient désormais le site « de la production des luttes pour le pouvoir, où le pouvoir ne se manifeste pas nécessairement comme une forme de domination, mais toujours comme une relation inégale entre les forces qui participent à cette lutte, dans l’intérêt de groupes particuliers de la population ». (Grossberg, 1995, p.4)

Le champ des médias n’apparaît donc plus comme un bloc menaçant qui aliène la pensée et les pratiques de ceux qui y sont exposés, mais bien plutôt comme une véritable arène au sein de laquelle s’exercent à la fois des effets hégémoniques de pouvoir et leur contestation. Ainsi, pour Eric Macé, si ce sont bien ceux qui détiennent le pouvoir dans les classes sociales dominantes qui président à « l’encodage sémiologique des contenus médiatiques », l’interprétation en réception de ces contenus va différer selon le niveau social et culturel des spectateurs. Cette interprétation passe par des « décodages conformes  idéologiquement » à l’encodage réalisé par la classe dirigeante, jusqu’à des « décodages oppositionnels » qui viennent contredire et refuser l’hégémonie culturelle mise en place par les programmations médiatiques des détenteurs du pouvoir de classe.

Les individus utilisent ainsi leur expérience de spectateur pour définir leur relation au monde, à la société, mais pas uniquement cette expérience, qui fait partie des nombreuses relations qu’ils tissent, qu’ils n’arrêtent jamais de tisser avec leur environnement. À partir des conclusions de Hoggart, Hall, et de l’ensemble des chercheurs qui ont participé au développement des cultural studies en Europe, nous sommes donc en mesure de placer notre étude dans le champ des médiacultures selon l’expression définie par Eric Macé : « média à la fois comme industries culturelles et comme médiation, cultures comme rapport anthropologique au monde à travers des objets de l’esthétique relationnelle spécifique »25. Nous nous intéressons donc à la façon dont les mouvements culturels, comme les contre-mouvements culturels fabriquent la réalité sociale à partir de cette forme particulière de médiation qu’est la médiation médiatique (Macé, 2006, p.135).

Notre travail consiste donc à mettre en lumière les mouvements culturels à l’œuvre dans notre société démocratique occidentale, et en particulier, dans le cadre de la science politique, à analyser la manière dont la réalité médiatique redéfinit véritablement les contours de la réalité politique. Cela revient à penser comment certains détenteurs du pouvoir usent du media télévision pour maintenir en l’état une photographie du monde qui leur est favorable, une défiance, un désintérêt croissant des citoyens pour le politique qui éloigne les individus de la figure classique d’un citoyen participatif, à l’écoute de l’intérêt général. Cela nous pousse aussi de surcroît, à nous demander comment certains consommateurs de télévision sont susceptibles de refuser cette vision de la réalité politique, de s’opposer à une lecture « spectaculaire » de leur environnement politique qui les coupe a fortiori également d’une certaine réalité historique.

Il convient donc de nous pencher maintenant sur l’état des liens qui unissent la réalité politique et la réalité médiatique. Nous verrons d’abord comment la télévision s’empare aujourd’hui de la réalité politique, ce qui consiste à définir plus précisément la crise de légitimité que traverse la politique dans nos sociétés démocratiques modernes et, ensuite, à réfléchir sur la fonction grandissante de socialisation politique de la télévision, susceptible de se substituer dans certains cas à l’institution politique elle-même pour former l’opinion de ceux qui la regardent, notamment en période électorale.

Notes
25.

Par « objets de l’esthétique relationnelle spécifique », Eric Macé parle des objets culturels spécifiques produits par les industries culturelles.