3) De l’intérêt politique des jeunes

Il convient maintenant de se pencher plus précisément sur l’intérêt porté à la chose politique par les jeunes Français. Cette précision tient notamment au fait que lors de notre travail de terrain, c’est vers ce groupe d’âge que nous nous tournerons. Nous utiliserons pour ce faire une définition relativement large du temps de la jeunesse, 18-30 ans, deux âges qui bornent une période de transition spécifique dans le processus de socialisation politique, ce qu’Anne Muxel nomme bien justement le « moratoire électoral des années de jeunesse » (2002, pp.521-544). Cette tranche d’âge interpelle notre problématique principale de thèse car elle correspond aussi au public « cible » des fictions américaines les plus récentes. Ainsi, un jeune, en âge de voter au début des années quatre-vingt-dix (date d’arrivée des fictions américaines réalistes sur les écrans français), atteindra l’âge de trente ans environ au moment où nous avons commencé notre travail, la tranche 18-30 semble donc le mieux convenir à notre étude des contributions des séries sur le propos politique individuel, sur la formulation des opinions politiques. Voyons alors, à partir des études menées sur l’élection présidentielle française de 2002, quelle forme prend l’intérêt politique des jeunes dans un contexte de crise de la représentation en France.

La participation électorale des jeunes rappelle la persistance, voire l’aggravation, d’une crise de la représentation politique qui creuse, au fil des scrutins, le déficit des votants, et tout particulièrement parmi les plus jeunes électeurs. Malgré l’ampleur de leur participation au second tour d’élection présidentielle (78 % des inscrits contre 74 % en 1995), les records d’abstention aux premiers tours de l’élection présidentielle et des élections législatives (respectivement 34 % et 51 %) enregistrés parmi les 18-25 ans montrent, sinon une fragilisation de leur rapport au vote, en tout cas une inconstance significative (respectivement 30 % et 36 % dans l’ensemble du corps électoral). Leur attachement au droit de vote est profondément ancré, mais ils sont loin d’en faire un usage systématique. Une fois le danger lepéniste écarté, les ressorts de leurs motivations électorales sont retombés. Ni les leaders politiques ni les enjeux programmatiques en présence n’ont réussi à susciter suffisamment de confiance ou d’intérêt pour déterminer leur vote. La séquence électorale du printemps se clôt sur le repli des plus jeunes électeurs dès le premier tour des législatives, nettement plus accusé qu’en 1997 (51 % des 18-25 ans ne participent pas au scrutin contre 41 % en 1997).

En second lieu, la remise en scène du rôle de garde-fou de la jeunesse lycéenne et étudiante face au péril de la « lepénisation des esprits » et contre tout risque de compromis politique avec les partis d’extrême droite, confirme l’importance qu’a pu revêtir dans le cours même de la socialisation politique des jeunes générations la figure de Le Pen et, plus encore, sa rhétorique politique. Celles-ci ont constitué un pôle d’identification négative, focalisant l’essentiel du repérage politique en désignant un ennemi commun, par-delà les clivages traditionnels entre la gauche et la droite devenus moins lisibles au fil de trois cohabitations successives. Mais cette fonction repoussoir de la figure lepéniste ne doit pas oblitérer l’attrait que celle-ci peut représenter pour les jeunes sortis plus rapidement du système scolaire, immergés dans le monde du travail et souvent confrontés à des conditions d’insertion sociale et économique difficiles.

Si toute une part de la jeunesse marcha dans la rue contre Le Pen, il en est une autre qui s’en tint à l’écart et encore une autre qui donna nombre de ses suffrages aux candidats d’extrême-droite tout au long des quatre scrutins. Pour cette dernière, le Front national et son dirigeant ont aussi fonctionné comme des balises politiques efficaces pour se situer dans le monde environnant, pouvant définir un pôle d’identification, mais cette fois positive. Ainsi, parmi les 18-30 ans disposant d’un niveau d’études inférieur au baccalauréat, 29 % ont donné leurs voix à l’extrême droite le 21 avril et 22 % à Le Pen au second tour de l’élection. Parmi les 18-30 ans détenteurs du baccalauréat et poursuivant des études supérieures, ces scores sont divisés de moitié et tombent à 13 % au 1er tour de scrutin et à 10 % au second.

Enfin, l’ampleur de la mobilisation dans la rue entre les deux tours de la présidentielle corrobore l’élargissement des formes de la participation politique et le développement de la protestation politique au sein des jeunes générations. Si le rapport au vote et la participation protestataire ne sont en rien exclusifs l’un de l’autre et ont bien partie liée, il reste néanmoins à comprendre pourquoi le premier voit, d’élection en élection, l’abstention occuper une place grandissante tandis que les usages de la manifestation acquièrent de plus en plus de légitimité sociale et politique. Les mobilisations collectives se multiplient et les mouvements sociaux, par-delà les revendications dont ils sont porteurs, relaient de nouvelles demandes de politique (ibid, p.527).

Tableau 1 : Les jeunes avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002 (%)
Tableau 1 : Les jeunes avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002 (%)

Source : Muxel, 2002, p. 527 .

Depuis la fin des années 1980 et tout au long des années 1990, nombre de jeunes ont, à de multiples reprises, occupé la rue pour faire entendre leurs préoccupations ou leur mécontentement. Et il faut sans doute chercher dans leurs usages diversifiés et souvent contrastés du vote, de l’abstention et de la manifestation des voies d'approfondissement de la culture démocratique plutôt que l’expression d’un déficit démocratique. Mais bien que compréhensible et, en bien des points, prévisible, le déroulement de l’ensemble de la séquence électorale du printemps 2002 n’en reste pas moins troublant et particulièrement intéressant à décrypter. Offrant un condensé saisissant des points de blocage comme des levées d’obstacles à la participation politique des jeunes, il permet de mettre au jour un certain nombre de phénomènes ou d’enchaînements de phénomènes qui sont habituellement plus difficiles à observer. Ainsi, les passages et les formes d’articulation entre l’abstention et le vote, mais aussi entre la participation électorale et la participation protestataire, peuvent être finement analysés. Une péripétie plus inattendue, telle la conjugaison de la raison manifestante et de l’appel à voter, soit l’utilisation de la protestation au service d’un rappel à l’ordre civique – sans doute une première dans l’histoire des manifestations portées par la jeunesse en France – peut également donner matière à un élargissement de la réflexion sur les motifs et les formes de l’engagement politique des jeunes générations.

Si les jeunes sont attachés au droit de vote, ils n’en font pas un usage automatique. Le début de la vie électorale est particulièrement chaotique, constitué d’une alternance de votes et d’abstentions, et marqué par une plus grande volatilité des choix électoraux qu’à d’autres périodes de la vie. Les facteurs explicatifs du délai pris par les jeunes pour engager leur participation électorale conjuguent à la fois des causalités structurelles, propres au processus d’inscription sociale et biographique lié à cet âge de la vie, et des causalités conjoncturelles, liées aux symptômes d’une crise de la représentation politique touchant toutes les classes d’âge, mais plus marquée au sein des jeunes générations.

On observe ainsi une relative déconnexion entre le retrait électoral des jeunes et d’autres comportements politiques tels que leur engagement dans des mobilisations collectives ou leur participation à des actions protestataires. Le temps de la formation des choix politiques au cours des années de jeunesse s’inscrit dans un processus non linéaire et complexe, se caractérisant par une adéquation relativement flottante entre la structuration idéologique des individus et le processus des choix qu’ils peuvent engager, notamment leur décision de voter.

Ce moratoire connaît des moments d’activation et des moments de désactivation qui varient au cours du temps, selon l’âge et selon les circonstances de l’inscription sociale des individus. Ainsi pourra-t-on observer des différences particulièrement significatives entre les plus jeunes électeurs, appartenant à la tranche d’âge 18-25 ans, et leurs aînés immédiats, les 25-30 ans. Par ailleurs, on pourra vérifier le rôle décisif du niveau de formation pour comprendre le rapport à la politique des individus.

Au sein de la jeunesse actuelle, le diplôme crée des lignes de clivage politique importantes, se traduisant par des choix électoraux assez contrastés. On les retrouve dans l’ensemble de la population, mais elles prennent un relief supplémentaire dans le cas des jeunes générations en train de forger leurs repères et les marqueurs idéologiques qui seront mobilisés dans les étapes ultérieures de leur parcours politique. En ce sens, la fracture sociale et politique que l’on observe au sein de la jeunesse ne peut avoir ni les mêmes implications heuristiques ni les mêmes conséquences dans la durée que les clivages politiques différenciant leurs aînés.

Les jeunes de la classe d’âge des 18-30 ans, votants ou abstentionnistes, manifestants ou non-manifestants du printemps 2002, sont nés au cours d’une période historique à la fois charnière et inaugurale d’un cycle politique qui s’achève avec la défaite de Jospin et, plus largement, de la gauche plurielle aux élections présidentielle et législatives de 2002. Leurs années de naissance s’échelonnent de 1972 pour les plus âgés, les 30 ans, à 1984 pour les plus jeunes, les 18 ans, et délimitent un temps politique marqué par des événements décisifs dans le cours de l’histoire politique française. Fils et filles de parents ayant connu l’effervescence du printemps 68, ils naissent au cours d’une période inaugurée par le choc pétrolier et le congrès d’Epinay marquant la fondation du Parti socialiste, en 1971, qui voit ensuite se mettre en place l’union de la gauche et la défense d’un programme commun, et qui, enfin, consacre l’arrivée de la gauche au pouvoir avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981.

Autant d’événements qui constituent des clés d’interprétation essentielles pour comprendre l’évolution du système politique en France dans la période récente, mais aussi pour saisir les transformations du rapport à la politique des citoyens de ce pays. Enfants de ce que l’on a pu appeler la génération Mitterrand, ils sont aussi la génération de l’alternance politique et de la cohabitation. Ils ont appréhendé la vie politique française à travers un prisme de références et de repères en partie brouillés par rapport à ceux des générations plus anciennes, mais aussi de valeurs et d’enjeux nouveaux pouvant relayer une expérience politique spécifique. Leur participation aux élections du printemps 2002 doit être interprétée aussi à l’aune de cette communauté d’expérience générationnelle (ibid, p.522)

Tableau 2 : Taux d’abstention lors de l’élection présidentielle et des élections législatives de 2002 selon l’âge (%)
Tableau 2 : Taux d’abstention lors de l’élection présidentielle et des élections législatives de 2002 selon l’âge (%)

Source : Muxel, 2002, p.522.

L’un des principaux résultats du scrutin du 21 avril est incontestablement le score élevé de l’abstention. C’est en moyenne un jeune inscrit sur trois qui est resté en marge de l’élection (34 % des 18-25 ans, 32 % des 25-30 ans, contre 28 % de l’ensemble du corps électoral). La pléthore de candidats, jugée pourtant assez favorablement par un jeune électeur sur deux (49% contre 38% des Français) n’a pas contrecarré la progression d’une crise de la représentation politique et l’accroissement du malaise des jeunes devant une offre électorale jugée peu convaincante. Si, pour les élections législatives, municipales et surtout européennes, l’abstentionnisme des jeunes est toujours plus important que celui de leurs aînés, l’élection présidentielle avait jusqu’à présent échappé à ce retrait juvénile.

Lors du premier tour de l’élection présidentielle de 1995, les 18-25 ans s’étaient nettement moins abstenus et dans une proportion relativement équivalente à celle de leurs aînés (24 % contre 21 %). Le 21 avril 2002, les jeunes ont davantage boudé les urnes et l’augmentation de l’abstention est plus prononcée dans la tranche d’âge des 18-25 ans que dans le reste de l’électorat (10 points entre 1995 et 2002 contre 7 points). Un vrai déficit de votants s’est creusé au fil des années au sein des jeunes générations dont le premier tour des élections législatives marque le point d’orgue.

Bien des signes avant-coureurs de ce retrait plus marqué de la décision électorale pouvaient être repérés au cours de la période précédant l’élection. Le comportement des jeunes le 21 avril représente un moment paroxystique des symptômes de la crise de confiance et de reconnaissance qui entrave leur relation au monde politique depuis quelques années. Quel est leur état d’esprit à quelques jours du scrutin ? La première vague d’enquête du panel électoral permet d’esquisser à grands traits leurs dispositions politiques, électorales ou citoyennes.

À quelques jours du scrutin, seul un tiers des 18-25 ans déclare s’intéresser beaucoup ou assez à la politique, soit une proportion assez nettement inférieure à celle que l’on observe dans l’ensemble de la population (33 % contre 40 %). Interrogés deux ans plus tôt, hors période électorale et donc dans un contexte moins mobilisateur, la proportion est sensiblement la même, et même un peu plus favorable (35 %). Ni la campagne ni les enjeux de l’élection ne paraissent donc vraiment retenir beaucoup leur attention. Seul un petit quart des 18-25 ans reconnaît suivre la campagne électorale chaque jour ou presque (24 % contre 36 % de l’ensemble de la population, et 44 % des 65 ans et plus). Les jeunes filles accusent un retrait encore plus marqué : 25 % d’entre elles seulement reconnaissent s’intéresser à la politique (40% des garçons), 21 % suivent la campagne électorale chaque jour ou presque (27 % des garçons).

Selon les conditions d’insertion sociale et le niveau d’études, cette rétraction de l’intérêt porté à la politique connaît des variations significatives. Parmi les 18-30 ans, si 43 % des jeunes bacheliers et étudiants poursuivant des études supérieures reconnaissent s’intéresser beaucoup ou assez à la politique, ils ne sont plus que 21 %, dans la même tranche d’âge, parmi ceux qui ne disposent pas du baccalauréat ; si 32 % des premiers disent suivre chaque jour ou presque la campagne électorale, ils ne sont plus que 18 % parmi les seconds.

Si le vote n’est plus l’outil par excellence de l’expression démocratique, c’est parce que ses enjeux sont moins lisibles et ses réelles capacités de transformation et d’action sont jugées peu crédibles. À la veille du 1er tour de la présidentielle, 80 % des Français pensent que le résultat de l’élection présidentielle ne permettra que peu ou pas du tout d’améliorer les choses en France (77 % des 18-25 ans). Nul ne s’étonnera dès lors que le 21 avril, le premier parti de France fut celui des abstentionnistes.

Voilà ce qu’il fallait préciser à propos de l’état du politique dans la société française, voyons maintenant l’état médiatique et télévisuel de cette société, où règnent la fiction et les programmes dits de « télé-réalité », où la politique s’invite de plus en plus souvent le temps des campagnes électorales, où les compétences politiques s’aiguisent, se forment et se transforment.