1) Le règne de la télé-réalité

Le phénomène de la télé-réalité, s'il semblait d'abord ouvrir à la télévision de nouveaux horizons, s'est vite formalisé dans certaines tendances dominantes qui reprennent en fait des concepts télévisuels bien connus : compétitions par élimination, amour et argent, production de stars, participation du public. Ces types d'émissions font depuis longtemps partie de la télévision. Ce qui compte maintenant est simplement l'utilisation de « vraies personnes », sélectionnées parmi la population. Entre stéréotypes et fiction, la télé-réalité draine aujourd’hui un cortège de spectateurs mécontents de leur télévision, des bénéfices non négligeables pour les chaînes privées qui les diffusent, et une morale qui fait la part belle aux illusions et aux indiscrétions :

  • Un mécontentement grandissant à l’égard de la télévision et de la vulgarité de la télé-réalité : 60% des Français sont mécontents de leur télévision. Et le taux de satisfaction ne cesse de baisser. Il était de 49% durant les années 1999 et 2000, 53% en 2001, 51% en 2002. Et, depuis lors, la chute est brutale : 46% en 2003, 40% en 2004. Cette insatisfaction, qui était plutôt, il y a quelques années, l’apanage des plus de 35 ans, est maintenant aussi celui des moins de 30 ans, qui, en 2002, avaient un taux de satisfaction de 61%. Ce taux est maintenant de 43% (et de 39% pour les plus de 35 ans). Quand il est question de la satisfaction du spectateur chaîne par chaîne, TF1, la plus regardée, est aussi celle qui recueille le plus petit taux de satisfaction (49%, contre 76% pour France3 et 65% pour Arte).

Les téléspectateurs se montrent ainsi satisfaits des chaînes qu’ils regardent le moins et insatisfaits de celles qu’ils regardent le plus. Ce qui laisse penser qu’une insatisfaction grandissante est ressentie par les spectateurs, et surtout chez les plus jeunes. Or, les deux chaînes qui font naître le plus d’insatisfaction (TF1 et M6) sont celles qui sont identifiées à la télé-réalité (identification qui se fait à hauteur de 26% pour TF1 et 21% pour M6), France 2 étant plutôt la chaîne des débats, Arte celle des documentaires et des émissions culturelles et littéraires. Faut-il en conclure que l’insatisfaction croît , pour TF1 et M6, en raison des programmations (pourtant bien suivies) de télé-réalité ? Oui, sans doute, car les Français n’ont pas, en 2004, une haute opinion de la télé-réalité. Quand on leur demande de qualifier ce type d’émissions (Loft Story, La Ferme, Les Colocataires ou L’île de la tentation), ils les trouvent « voyeuristes » (à 62%), « vulgaires » (à 56%) et « cruelles » (à 37%). Sont-elles pour autant « divertissantes » ou « sympathiques » ? Non, répondent-ils. 60% des Français ne les trouvent pas « divertissantes » et 57% ne les qualifient pas de « sympathiques ». (Chiffres tirés du Baromètre Ipsos-Stratégie du 25 mars 2004, confirmés par un sondage réalisé par Télérama le 22 septembre 2004).

  • Télé-réalité et bénéfices nets, l’exemple de la «  Star Academy  » : La « Star Academy » est une affaire plus que rentable. Pour l’édition 2003, le coût global de production est, nous dit Le Figaro Economie (20 décembre 2003), de 18 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 170 millions d’euros, après un chiffre d’affaires de 145 millions d’euros en 2002 et de 120 millions en 2001. La troisième version s’est achevée le 19 décembre 2003, après avoir occupé, pendant quatre mois, 235 heures d’antenne soit dix-sept prime-time, et quatre-vingt-seize « quotidiennes ». Déclinons les différentes promotions entourant cette immense plage télévisuelle de 235 heures. Promotions publicitaires (les recettes liées au sponsoring et aux pages de publicité) et promotions liées aux concerts. En 2002, pour la « Star Academy 2 », cent concerts effectués ont généré un chiffre d’affaires de 17,5 millions d’euros.

Mais à ces promotions classiques s’ajoute la participation payante pour le public lors du vote en faveur des candidats. Non seulement le public contribue à la notoriété des chanteurs, mais de plus, lors des éliminatoires, il paie le choix de ses « favoris », via des appels surtaxés et des SMS. Pour la seule demi-finale homme en 2003, 950000 votes ont été comptabilisés ; au total, en 2002, 12,6 millions d’appels ont été recensés pour des recettes de trois millions d’euros pour TF1. Ajoutons à cela le recyclage des chansons à succès d’autrefois repris par la jeune classe des star-académiciens (comme en 2003 « La Bamba »), et la vente d’ « albums Star Academy » (le premier reprenant les chansons de Michel Berger, et le second, composés de titres appartenant au répertoire des années 1980, se sont vendus chacun à près d’un million d’exemplaires). Pour finir, ajoutons les produits dérivés, c’est-à-dire d’abord le magazine officiel de la « Star Academy », produit par TF1, vendu durant les émissions pour promouvoir les élèves et raconter leurs péripéties. Depuis la création de ce journal, en 2000, 5 millions d’exemplaires ont été vendus. Il faut aussi mentionner les jeux « Star Academy (180 000 exemplaires écoulés pour l’année 2003), le fan-club, avec un droit d’entrée de vingt euros (13 000 membres depuis 2001), et surtout les produits sous licences (vêtements Kiabi, Karaoké Lansay, et papeterie Quo Vadis), sur lesquels TF1 touche des royalties estimés entre 8% et 12% (Chiffres indiqués par TF1, ou regroupés dans un article du Nouvel Observateur en date du 18-24 décembre 2003, p. 74-77, « Star Ac’ , chanteur de flouze »). En janvier 2005, Pascal Negre, PDG d’Universal Music France indique que les différentes séries de la « Star Academy », depuis 2002, ont généré la vente de 9 millions de singles et de 7 millions d’albums, vente répartie entre 26 albums et une soixantaine de singles (il est cité par Véronique Montaigne, dans un article du Monde datant du 25 janvier 2005 « La machine Star Academy »).

  • La télé-réalité, nous dit à juste titre Monique Canto-Sperber, « veut tout montrer et tout dire sans aucune limite de la personne, de la vie familiale ou amoureuse, elle viole l’intimité et le respect de la vie privée, elle donne comme norme des rapports humains le déballage intégral et le règlement de comptes » (dans un entretien au Monde radio-télévision, 3 mai 2003, p.4). À propos de ce constat de transparence et d’indiscrétions télévisuelles, il convient de rappeler ce qu’ Octavio Paz nomme les « trois moments de l’occident ». Sous l’Ancien Régime, la vie privée était vécue comme une « cérémonie ». Elle deviendra un « roman secret » au XIXè siècle et, au XXè, elle est « vécue en public ». (Paz, 1972, cité par Ehrenberg, 1995, p.165). Le « Loft » de ce point de vue-là, est l’élément caricatural de cette évolution. Des gens ordinaires, soucieux de se mettre en scène, se montrent désormais en train de prendre leurs repas et tricoter leurs aventures sentimentales. Mais ils n’ont pas le sens de la cérémonie et encore moins celui des romans secrets. Ils sont au centre, mais le centre est vide.

Cet individu central, exposé, qui se laisse vivre en public a, selon la formule d’Alain Ehrenberg, abandonné « la fiction d’être un autre au profit de la bienfaisante illusion d’être lui-même » (1995, p 199). Le participant à la télé-réalité est soumis à une vision, celle des caméras. Il obéit à des règles scolaires pour apaiser les conflits du groupe auquel il appartient. Deux modes d’identification existent : soit l’identification à un héros, soit l’identification à son semblable. Le premier mode, ce que Bergson appelait « l’appel du héros », est une manière de se confronter à un idéal, de se surpasser pour l’atteindre. Le second mode permet une reconnaissance par similarité. La télé-réalité fait appel à ce second mode d’identification, à l’alter ego désacralisé. Le sacré, lui, retrouve sa place au sein même de la banalité. Non pas un héros d’ailleurs à admirer (préexistant), mais un héros « d’ici et maintenant », à reconnaître, « à faire naître et à sacraliser ». (Le Guay, 2005, p.178).

Lieu d’échange, de désirs, de conflits, la télé-réalité ressemble fort à l’ultime proposition « télévisuelle » avant la transformation des pratiques médiatiques, vers un âge du numérique et des programmes à la carte. Usé et développé sous toutes ses formes, le concept, introduit en 1997, bientôt dix ans, par le jeu néerlandais « Big Brother », s’essouffle, tant auprès des chaînes que du côté des spectateurs. Les séries, fictions, américaines pour la plupart, sont devenues, elles, les nouveaux centres d’intérêt de l’audimat. Plus réconfortantes au niveau de la qualité des productions, elles se multiplient à une allure surprenante, et ouvrent la voie à de nouvelles habitudes de consommations télévisuelles, notamment par le biais du téléchargement et d’Internet.