3) Télévision et multiplicité des rapports au politique

Il s’agit tout d’abord ici de prendre au sérieux l’hypothèse sociologique de l’existence de rapports différenciés au politique. C’est pour des raisons différentes que les comportements volatils sont en progression dans divers segments du public.

Classiquement, les études en science politique perçoivent le rapport au politique comme un « aspect du rapport au monde en relation avec la position occupée dans le monde social »31. Ainsi, et selon cette approche, on ne peut pas comprendre et expliquer le vote sans se donner les moyens d’analyser qui sont les électeurs. C’est alors un ensemble complexe d’informations touchant l’itinéraire social, familial, qu’il faut mobiliser à chaque fois et pour chaque individu, si l’on veut se donner quelque chance de comprendre ses pratiques de vote. Ces informations relèvent autant de la carrière scolaire et professionnelle, la carrière dans les mouvements sociaux, la position, la condition et la situation sociales, le rapport au travail, au métier et à l’avenir, que dans les consommations culturelles, l’usage des médias, les fréquentations, le rapport aux syndicats et aux associations.

Le rapport au politique ne se fait pas, ne s’étudie pas toujours dans le cadre d’un moment particulièrement politique ; dans sa vie courante, l’individu ne privilégie pas systématiquement les lectures politiques de son environnement. Le citoyen vit aussi un rapport quotidien au politique32, du coup la politisation doit s’envisager comme un processus long, on ne peut pas la saisir à des moments électoraux donnés. Désormais l’étude du rapport au politique des individus doit aussi prendre en compte la multiplicité des « rôles » du citoyen (selon l’estime de soi, le repli, la mise en avant), la multiplicité des « situations » (les contextes familiaux, professionnels, le contexte de l’interview) tout comme la multiplicité des « temps » (le temps biographique, quotidien, la place que peut prendre le politique dans l’existence individuelle)33.

Dès lors, il s’agit non plus d’analyser ces nombreuses expériences du politique uniquement à partir de méthodes favorisant l’explication « externe » des comportements politiques (intégration, position sociale, culturelle), mais de privilégier en complément celles qui entourent leur explication « interne », et qui relèvent des processus cognitifs mis en oeuvre par les personnes pour construire des jugements et des opinions.

Cette explication « interne » mise aussi sur l’articulation entre les facteurs cognitifs et psychologiques menant à la fabrication d’un rapport au politique. Quelles sont les fonctions de la perception, de l’émotion, de la mémoire dans la façon d’appréhender le politique, quel rôle jouent-elles dans l’implication politique de l’individu34 ? Nous devons nous inspirer dans notre travail des dernières avancées, des débats qui remuent une science politique qui interroge désormais de plus en plus le côté « affectif » du rapport des citoyens au politique, dans les liens entre le cognitif (inconscient) et le conatif (conscient) dans le cadre de l’engagement politique. Notre matière remet en effet petit à petit en cause ses méthodes d’approche du phénomène politique puisqu’il est devenu délicat, presque « impossible »35 de former des catégories homogènes d’individus répondant à des expériences identiques. L’émiettement des comportements devient ainsi la norme bousculant les recherches qualitatives et quantitatives en sciences humaines ne disposant pas des mêmes dispositifs de mesure et de vérification que les sciences cognitives et mathématiques.

Dans cet apprivoisement nécessaire des ressources psychologiques et cognitives du citoyen pour saisir la multi-dimensionalité de ses rapports au politique, son degré de sensibilité au monde extérieur nous semble un des éléments essentiels à prendre en compte. Par « degré de sensibilité au monde extérieur », nous entendons le niveau de résonance des traumatismes et des symptômes psychologiques autant que psychiatriques éprouvés par l’individu dans son interaction avec la réalité (névroses obsessionnelles, phobiques, angoisses, hystéries, psychoses), résonance qui participe pleinement au maintien ou à la transformation de son stade d’engagement politique (du spectateur à l’acteur). C’est cet « être au monde » qui fonde aussi le rapport de chacun à la politique, et ne s’en tenir qu’aux facteurs sociologiques, économiques ou culturels pour expliquer les comportements électoraux serait faire l’impasse sur des états mentaux qui conditionnent tout autant, et durablement notre perception des choses.

Les médias, et au premier rang desquels la télévision, sont une des sources de politisation disponibles pour l’individu, un ensemble d’informations politiques qu’il choisira ou non d’activer dans la construction de son jugement. Dans les multiples rapports potentiels du citoyen au politique, la fiction n’est jamais choisie consciemment comme un moyen de politisation, elle joue a fortiori un rôle apaisant pour la personne qui a du mal à supporter la réalité extérieure, à s’engager à l’intérieur de celle-ci. Elle est choisie aussi pour le divertissement qu’elle propose, le récit qu’elle délivre, le sens qu’elle peut allouer à la réalité telle qu’elle est. Un récit que l’on retrouve notamment dans les scénarios des séries américaines les plus récentes, et que le pouvoir politique tente depuis quelques années de reprendre à son compte à travers les médias pour faire émerger une bonne « histoire » politique, une façon de s’attirer à lui les électeurs tout en les maintenant si possible à distance de l’engagement citoyen sur le long terme.

Notes
31.

Extrait de la présentation de l’axe de recherche « sociologie du rapport au politique » mis en œuvre par le Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne, Université Paris 1, sur leur site Internet fin 2007.

32.

MARIE, J.L. (2002), Pour une approche pluridisciplinaire des modes ordinaires de connaissance et de construction du politique, dans MARIE, Jean-Louis, DUJARDIN, Philippe, BALME, Richard (eds), L’ordinaire. Mode d’accès et pertinence pour les sciences sociales et humaines, Paris, L’Harmattan.

33.

MARIE, J.L., ibid.

34.

Extrait du projet de recherche « Peut-on connaître les connaissances politiques ? Définitions comparées, mesure, et effets civiques de la compétence », mené actuellement dans le cadre de l’ACI « terrains, techniques, théories », par Yves Schemeil, Jean-Louis Marie, Bernard Denni, Stéphanie Abrial, Claire Brachet, Nicolas Monceau et Guillaume Roux.

35.

Ibid, p7.