Les campagnes électorales télévisées constituent le seul moment où les candidats peuvent espérer parler à une majorité des électeurs, partisans ou réfractaires, politisés ou indifférents, parce que ceux-ci ont besoin d'arrêter ou d'affiner leur décision, ou parce que, simplement, ils sont attirés par le spectacle politique. En période électorale, on assiste à une véritable emprise du système politique sur le système de télévision, car c'est à la télévision que les événements politiques se passent. Les interviews, les débats, les journaux télévisés, les émissions de campagne (les spots publicitaires, là où ils sont autorisés), composent le matériau même de la vie politique. Le studio tend à devenir le lieu de la politique. Certes, cela est déjà largement vrai en temps ordinaire, mais cela le devient totalement en campagne. C'est bien alors à la télévision que ça se passe, ne serait-ce que parce que les hommes politiques partagent une croyance commune avec leurs conseillers en communication sur l'importance d'occuper tous les plateaux de télévision, sans que la démonstration des effets à en retirer soit d'ailleurs faite avec certitude36.
Assurément, d'autres moyens de communication sont utilisés pendant l'élection. Les autres médias (journaux, radio, Internet), et toute la gamme du hors médias (tracts, affiches, meetings, activité militante), jouent leur rôle - parfois important - dans le travail persuasif des acteurs politiques. Mais toutes ces formes de communication sont considérées, par les candidats et leurs conseillers, comme les composantes d'une stratégie multi-médias au sein de laquelle la télévision joue le rôle de « navire-amiral » selon l’expression retenue par Arnaud Mercier (2001).
Ce rôle central de la télévision en période électorale pose bien des questions quant à l'évolution de nos démocraties. La télévision suivant les logiques du spectaculaire, le discours politique prend en compte l'efficace propre de la télévision et se fait lui-même spectacle. Le charme, la sympathie, l'art de la réplique, le fait d'avoir l'air simple, déterminé, compétent, peuvent finir par compter plus que les qualités gouvernantes. Hommes politiques et conseillers, en préparant les apparitions télévisuelles, sont en permanence devant un choix non avoué : s'intégrer pleinement à l'univers du spectacle (pas sûr alors que la qualité du débat démocratique y trouve son compte), ou le refuser (avec le risque de passer pour ennuyeux ou archaïques, et de perdre la partie). Arnaud Mercier va plus loin : « Et la publicité politique et sa mise en spectacle télévisée finissent par banaliser le politique, par le rabaisser au rang de produit. Une spirale de la dépolitisation a pu dès lors se mettre en place » (ibid, p.164).
Plus le nombre d'électeurs indécis croissait, en liaison avec la mise en cause du politique pour « ses promesses non tenues », plus la personnalisation et les mises en scène se sont faites insistantes, au risque de disqualifier un peu plus l'action publique. Le phénomène est renforcé par les évolutions de la couverture journalistique. Le flot des déçus de la politique grossit. Et plus les indécis sont nombreux, plus on a recours aux techniques communicatives. Celles-ci permettent peut-être de mobiliser ponctuellement, mais elles tendent sans doute à désabuser les électeurs sur le long terme.
On ne peut parler de campagne électorale sans parler de mise en récit, de cet enchaînement de séquences qui partent de la candidature, des multiples rebondissements, jusqu'au dénouement que sont les résultats. Cette mise en récit permet et, en fait, impose de s'inscrire dans un schéma prévisible, récurrent – tous les cinq ans désormais – et déjà connu, donc plus facilement compréhensible : le déroulement de la campagne. On peut d'ailleurs mesurer l'importance de ce récit de campagne, ou de cette campagne en récit, par la rationalisation, a posteriori, dont font l'objet toutes les campagnes présidentielles. Conformément aux règles de cohérence narrative, on reconstruit après coup la façon dont il fallait lire les signes de la victoire des uns (celle de Jacques Chirac sur Édouard Balladur, 1995), et la défaite des autres (celle de Lionel Jospin en 2002).
Il est instructif de décrire comment les programmes télévisés ont contribué à cette économie du récit en 1995. La narration impliquait le personnage. Ce fut le cas pour Jacques Chirac, dépeint en héros trahi (confère sa marionnette transpercée de couteaux par Les Guignols de l'info), ou en perdant annoncé (la fameuse interview d'Arlette Chabot, intervention présidentielle, janvier 1995) finalement vainqueur. Ce fut encore le cas pour Édouard Balladur, lui aussi dépeint en héros/vainqueur probable de l’élection par TF1 dans ces journaux télévisés de 20 heures de mai 1994.
Logiquement, c'est plus encore sur les moments forts de cette histoire que pèse la rhétorique télévisée. Que change alors la présence des caméras sur ces rites politiques comme les meetings quasi quotidiens, le passage obligé de la déclaration des candidatures, le dépôt des cinq cents signatures, le commentaire des résultats des premier et deuxième tour ? Tous doivent être visibles, organisés pour être immédiatement lisibles.
Par exemple, cela est vrai du rituel de visite des villes de province. Se déplacer sur un lieu public, un hôpital (Lionel Jospin, 1995, Carcassonne), ou visiter des PME-PMI (Édouard Balladur, Jacques Chirac), choisir tel ou tel décor de ce rituel de campagne, n'a pas la même signification, question de bord politique. Plus intéressant encore, à la lecture de ces différents rituels « médiatiques », l'effet télévision pèse plus encore dans certains domaines que dans d'autres. Bien sûr, convoquer les caméras pour déclarer sa candidature à Matignon, en tant que Premier ministre (Édouard Balladur, 1995), ne manque ni de poids ni de signification. Mais on peut encore le faire devant la presse régionale (Jacques Chirac, 1995), ou en direction de toute la presse écrite (Lionel Jospin, 2002). En revanche, tous les meetings politiques se sont adaptés à la rhétorique télévisée. Média audiovisuel oblige, le message doit à la fois être conçu pour l'écrit (le discours) et l'image. Désormais, explique Marlène Coulomb-Gully, le rôle de la foule, des soutiens du candidat placés au premier rang, de la couleur « repère » (bleu profond pour Jacques Chirac, vert espoir pour Lionel Jospin en 1995), les slogans inscrits sur les pupitres (suffisamment hauts pour être insérés dans un plan moyen) sont désormais incontournables, inévitables mais surtout « visibles ». Mais, autant que sur la forme, c'est sur le fond de ce rituel que pèse, selon elle, cette rhétorique télévisée. À la diversification des genres informatifs télévisés (débat, JT) répond la diversification des moments du meeting (discours, débat sur une estrade ou encore interview du candidat par une personnalité de la région). Le contenu s'adapte au média (1994).
Mettre en scène pour la télévision un symbole, c'est d'abord en faire quelque chose de visible. Mais, c'est tout autant l'obligation pour les grands candidats de ne pas afficher des symboles trop clivants, tout obnubilés qu'ils sont par le double fait que, pour l'emporter, il faut déplaire au moins d'électeurs possibles et que la télévision est par excellence un média de masse, c'est-à-dire un média au public fortement pluriel. En ce sens, Marlène Coulomb-Gully a raison de rappeler qu'en obligeant à s'adresser à un public de téléspectateurs beaucoup plus indéterminé que celui des simples militants, la retransmission télévisée d'un meeting ou d'une rencontre incite à arrondir son discours. La dépolitisation de la vie politique est certes un phénomène qui dépasse de très loin le seul rapport « télévision et politique », mais l'effet est tout de même aggravant.
FREEDMAN, P., GOLDSTEIN, K. (1999), Measuring media exposure and the effects of negative campaign ads.American Jounal of Political Science, vol. 43, n°4, p.1189-1208.