Une formule s’est beaucoup fait entendre sur certaines chaînes publiques françaises peu de temps avant le premier tour des élections présidentielles. Ainsi, dans le journal de 13h de France 2, présenté par Françoise Laborde, le 30 mars dernier, celle-ci a comparé l’échéance électorale au « feuilleton qui passionne les Français ».
Si l’on se penche de plus près sur cette comparaison, on s’aperçoit facilement que le traitement médiatique de la « course à l’Elysée » reprend les principaux procédés de forme et de style, de mise en récit du feuilleton classique, et de la série télévisée américaine en particulier. Suspens, personnages complexes, compétition, obstacles, retournements de situation (la montée dans les sondages de François Bayrou), coups bas (en réponse aux investigations du Canard Enchaîné), coups de théâtre (les émeutes de la Gare du Nord), résumé des épisodes précédents (à travers les sondages et les résumés de la campagne dans les journaux télévisés), sans oublier les commentaires incessants des journalistes de tout bord dans le but de pimenter les enjeux et combler le « silence » des candidats.
L’élection devient un jeu, une course sportive, on « fait passer » François Bayrou au second tour car « mathématiquement » il peut battre Nicolas Sarkozy, même si on « n’adhère » pas forcément à ses idées. En devenant feuilleton, jeu, projection, fiction, l’élection à travers les médias transforme le citoyen en spectateur de la lutte pour le pouvoir qui se déroule à l’écran. Dès lors, la forte participation des français au scrutin présidentiel, qui peut déjà être envisagée comme un sursaut citoyen après la victoire de Jean-Marie Le Pen le 21 avril 2002, une forme de culpabilité politique, peut aussi être analysée à l’aune de la « politique-spectacle », qui mobilise et qui communique différemment ses messages politiques aux électeurs, en insistant sur l’enjeu plus que sur les idées, sur la multiplication des faits que sur les faits eux-mêmes.
Un spectacle de la politique, oui, mais surtout une mise en récit particulière, la constitution d’une bonne « histoire » politique. Le candidat-président Nicolas Sarkozy a tiré son épingle du jeu en construisant un scénario politique convaincant, là où ses adversaires politiques s’en sont tenus aux méthodes habituelles de communication. Car si Sarkozy s’est inspiré de Tony Blair pour son omniprésence médiatique, il a su aussi importer une tactique politique devenue classique outre-Atlantique : le storytelling.
Le storytelling est un acte de constitution d’une histoire unique qui donne un sens à des éléments fragmentés et qui permet à celui qui l’utilise de fédérer des clients, des téléspectateurs ou des électeurs. Il faut se fabriquer un récit, aller plus loin que sa biographie réelle, en faire une « success story ».
Si c’est le président américain Reagan qui a exploré en premier le storytelling comme un acte de communication politique dès 1985, c’est Bill Clinton qui en a généralisé l’utilisation dans les campagnes électorales. Pour lui et ses conseillers, rien ne vaut une belle « histoire » : « La politique, théorise-t-il dans ses Mémoires, doit d’abord viser à donner aux gens la possibilité d’améliorer leur histoire37 ». Les républicains, dont George W. Bush, ont su suivre leur exemple. Ainsi, face aux démocrates comme John Kerry, qui insistent lors de la campagne électorale de 2004 sur leurs atouts, leurs revendications comme de meilleurs salaires, des écoles plus performantes, une sécurité sociale pour tous, le fils de George Bush senior a mis en place un scénario censé protéger à la fois les américains « des terroristes de Téhéran », et « des homosexuels d’Hollywood 38». En retravaillant le concept des bons et des méchants, l’homme politique demande aux électeurs de le rejoindre pour former une coalition du « bien », de la moralité, face à la montée de la « terreur », prête à les assiéger. Pourtant, après le retour de la complexité39 et l’enlisement de la guerre en Irak, George W. Bush ne se présentait pas à sa propre succession avec les meilleurs atouts politiques pour l’emporter. Et là encore, le Storytelling est appelé à la rescousse, transformant la guerre contre la terreur en guerre morale pour la liberté, Bush se pose en protecteur, héros de la Nation. L’éditorialiste conservateur William Safire ainsi l’influence de cette technique narrative : « Ce qui est magnifique avec les médias, c’est que le récit doit changer, il ne peut pas rester le même, sinon cela ne vaut pas la peine de le publier. Alors la prochaine histoire sera celle du come-back de Bush40 ». Bush avait d’ailleurs commencé son premier mandat en présentant les membres de son cabinet de la façon suivante : « Chaque personne a sa propre histoire qui est unique, toutes ces histoires racontent ce que l’Amérique peut et doit être ». Puis il avait conclu par « Nous avons tous une place dans une longue histoire, une histoire que nous prolongeons mais dont nous ne verrons pas la fin. Cette histoire continue… ». Le ton était donné, le récit est placé au centre de la stratégie politique des Républicains qui seront largement réélus en 2004.
Devenu président en 2007, Nicolas Sarkozy passe son temps à occuper l’espace géographique et médiatique, il poursuit l’histoire qu’il avait commencé pendant la campagne, il enchaîne les séquences politiques (grenelles, ruptures, libérations), il se définit comme l’homme de la situation, providentiel, mais tout en en connaissant les mêmes mésaventures que chacun des français (divorce, remariage, colères) à qui il parle les yeux dans les yeux . Son histoire est pleine de rebondissements, il veut envoyer aux français une « carte postale politique par jour », il s’en remet toujours aux « résultats » à venir et offre alors à chaque catégorie sociale des supports d’identification. En incarnant la « rupture », il rompt avec le passé, en saluant le destin du jeune Guy Môquet, il s’approprie aussi son « aura », il favorise ainsi l’empathie du public et le détourne aussi des enjeux politiques majeurs. Ce public le juge dès lors, non pas sur ses actions réelles, mais sur sa performance politique, sur son discours, son récit, plus que sur son aptitude à gouverner le pays.
Directement inspirée des mécanismes de narration en usage dans les séries télévisées, cette arme de communication « massive »41 hisse l’anecdote à hauteur de programme politique. Mises bout à bout, ces fictions politiques composent une image qui n’est pas nécessairement la plus authentique. Elles jurent avec le besoin de transparence des citoyens qui souhaitent tout savoir de ceux et celles qui les dirigent. « Le storytelling plaque sur la réalité des récits artificiels, bloque les échanges, sature l’espace symbolique de series et de stories. Il ne raconte pas l’histoire passée, il trace les conduites, oriente les flux d’émotion, synchronise la circulation », note Christian Salmon dans son essai consacré à cette technique marketing appliquée au politique42. Le « feuilleton » du pouvoir marche à plein régime, empruntant aux séries américaines, objets de notre travail, leurs rhétoriques narratives : la sérialité, la continuité, et la quotidienneté. Tournons-nous maintenant vers la politique non-explicite, indirecte, en nous interrogeant sur la légitimité d’une étude des messages politiques implicites comme la fiction ou le divertissement.
CLINTON, Bill (2004), Ma vie, Paris, Odile Jacob.
C’est le conseiller politique de Bill Clinton, James Carville, qui explique ainsi la victoire de Bush grâce à son « récit » face aux seules « litanies » des démocrates, dans l’émission « Meet the Press » quelques jours après l’élection du candidat Républicain . Voir aussi à ce sujet POLLETTA, Fr. (2006), It was like a fever. Storytelling in Protest and Politics, The University of Chicago Press.
BELLETANTE, J. (2008), War on terror, Storytelling et lutte contre le terrorisme. Communication prononcée lors du Congrès annuel de l’association belge de science politique à Louvain, avril 2008, texte disponible sur le site de l’association : http://absp.spri.ucl.ac.be/.
SAFIRE, W. (2004), The new story of “story”, and make sure it’s coherent, The New York Times, 5 décembre.
LITS, M. (2004), Du 11 septembre à la riposte. Les débuts d'une nouvelle guerre médiatique, De Boeck.
SALMON, Ch. (2007), Storytelling, la machine à fabriquer des histoire et formater les esprits, Paris, La découverte.