4) Des messages télévisuels implicites

Si la quasi-totalité des recherches contemporaines en communication politique se base autour de l’étude des messages explicitement politiques déployés par le personnel politique professionnel à partir des médias ou de leurs organismes à vocation publicitaire, certains auteurs -dont le français Jacques Gerstlé- ont conscience de l’existence de message politiques implicites peuplant le paysage médiatique, notamment la télévision, messages susceptibles d’influer à court ou long terme sur la construction des opinions politiques d’une partie des téléspectateurs, moins en mesure de développer un recul critique pertinent devant des programmes censés ne pas les concerner à titre de citoyens.

Ainsi, dans son Que sais-je intitulé « La Communication Politique », Jacques Gertslé insiste sur le caractère incomplet des études dont le champ d’analyse se réduirait à la simple observation des informations stricto-sensu : « En effet, les médias proposent aussi des contenus prioritairement culturels et de divertissement mais qui véhiculent de façon plus ou moins implicite des contenus politiques. Comme l’information se scénarise, se dramatise, se spectacularise, la fiction transmet des symboles, des valeurs, des schèmes de perception qui pèsent sur la façon dont on se représente la réalité politique » (1992, pp.42-43).

Les messages seront alors considérés comme implicitement politiques dès lors que la réalité politique de la société est évoquée, représentée, voire mise en cause dans un cadre médiatique dont la fonction principale n’est pas vouée à la représentation de cette réalité. Le message explicitement politique rend compte des actes ou des paroles des professionnels de la politique, propose une prise de parole ou un débat démocratique autour de ces actes et paroles, renvoie en tout cas à un comportement actif du téléspectateur qui est interpellé à titre de citoyen par les mots ou l’image, par l’écran ou le son. À la télévision, médium participatif, « froid » selon la distinction établie par Marshall McLuhan, certaines cases horaires, certaines formes de discours ou de récit sont dévolues à ce type de messages, notamment aux époques du choix des représentants de la Nation.

L’étude des messages implicites concernant la réalité politique devient a fortiori encore plus nécessaire lorsque les programmes télévisés à contenu explicitement politique (journaux télévisés, débats politiques) disparaissent lentement des écrans ou bien transforment leurs grilles de discours afin de faire passer la politique au rang de dernière préoccupation. La récente période élective de 2002 en France nous donne, à ce titre, de nombreux exemples conséquents ; ainsi, et même si un organe institutionnel (le CSA) est en charge de la surveillance du temps de parole, les images et les discours politiciens, bien que plus présents qu’à l’ordinaire, n’occupent pas la place censée leur revenir en raison de l’actualité.

Les journaux télévisés de TF1, France 2, et France 3 donnent à la plupart des candidats présents au premier tour des élections présidentielles une tribune en appendice du développement des informations, cela principalement dans les deux dernières semaines précédant le scrutin. Canal+, durant cette même période, met en place une émission quotidienne spéciale préparée par l’équipe du « Vrai Journal » et présentée par Karl Zéro, diffusée à 18h40, tandis que M6 préfère s’atteler à la publicité et au bon fonctionnement de l’émission Loft Story 2, programme de divertissement explicitement apolitique.

Le suivi journalistique de la campagne électorale à la télévision, quand à lui, rendra nettement plus compte des images fortes (la claque distribuée par le candidat François Bayrou à un jeune garçon surpris en flagrant délit de vol, Noël Mamère défendant brutalement la paix dans le Moyen-Orient) et des petites phrases inévitables (Lionel Jospin faisant référence au physique de Jacques Chirac, ou bien ce dernier incluant la tragédie de Nanterre dans son combat contre toutes les formes d’insécurité) que des orientations de fond des programmes politiques, les présentateurs ou les journalistes argumentant le plus souvent à partir du manque d’intérêt manifeste des téléspectateurs pour cette campagne, manque d’intérêt dégagé par les sondages IPSOS dès le début du mois de mars 2002 et qui semble légitimer le traitement minimum des informations politiques.

Les débats télévisés ont disparu des écrans malgré quelques tentatives infructueuses ; l’émission « Quand je serai président », développée par France 3, regroupant les représentants des principaux candidats n’aura duré que deux épisodes, tout comme « France Europe Express », stoppée net après la participation de Jacques Chirac et Lionel Jospin, vainqueurs de la lutte acharnée pour le temps de parole. Le programme « Mots Croisés » sur France 2, rare lieu télévisé de rendez-vous politique durant la morte-saison électorale, a consacré son dernier numéro avant le premier tour à l’impact du conflit Israélo-Palestinien sur les pensées minoritaires en France, et même « Ripostes » qui aborde plus franchement sur France 5 les problèmes de société, n’a proposé que trois numéros entièrement dévoués à l’actualité politique durant les trois derniers mois, dont un posant la question de l’avenir incertain du Parti Communiste. Finalement, seuls les communiqués officiels de la campagne, diffusé par tranches de « clips » de deux à quatre minutes à des horaires changeants, en première ou deuxième moitié de soirée, laissent libre cours à des messages explicitement politiques concoctés par les conseillers en communication des différents candidats. Quand aux émissions de divertissement politique, « Les Guignols de l’info », héritier cynique du « Bébête Show » de TF1, conserve son monopole de la caricature télévisée, tout comme sa veine humoristique, concentrée sur le duo qualifié de « présidentiable ».

Les hommes et les femmes politiques se plient donc régulièrement et sans rechigner aux termes médiatiques de la télévision. Ils acceptent ces règles d’audience, de bons mots, d’effets d’annonces, le « marketing » politique. La réalité médiatique influence ainsi la réalité politique, en imposant ses règles aux « candidats », notamment dans le cadre des campagnes électorales. Si ceux-ci s’y prêtent d’autant plus facilement, c’est qu’ils ont quelque chose à y gagner. La personnalisation de la politique, l’image et les petites phrases transforment le discours politique en action politique. Plus besoin d’agir après la parole donnée au spectateur. C’est cette parole qui constitue l’action. L’homme politique peut changer d’opinion, se raviser, se contredire sans pour cela rien changer à son action, il lui suffit de changer d’image, de commenter en sa faveur ses retournements de situation. La réalité médiatique sied à la réalité politique.

Le citoyen, de son côté a l’impression de participer aux débats, il assiste à des rencontres entre professionnels de la politique et « vrais gens », sur des plateaux de télévision. Le professionnel de la politique est lui aussi gagnant, s’il maîtrise les nuances de la communication politique, s’il compte dans ses conseillers des spécialistes des médias qui lui proposent des stratégies d’image et de dialogue avec la télévision. En fondant une élection sur l’image d’un candidat, en privilégiant le discours à l’action, le slogan aux visions, la classe politique garde son cap et n’est pas bouleversée par l’arrivée de « prétendants » au pouvoir, susceptibles de changer véritablement l’ordre établi. Car c’est bien ce dont, au fond, il s’agit. La télévision permet aux systèmes économiques et politiques de se maintenir en l’état, la distribution du pouvoir dans ses systèmes demeure inchangée. L’absence de politique à la télévision en des temps non électoraux ne privilégie pas une pédagogie politique envers les citoyens et les individus ne se sentent pas appelés à participer au monde politique auquel ils appartiennent. Le retour de la politique à l’écran lors des campagnes télévisées propose alors une pédagogie mise en scène, travaillée par les « communicants » qui épaulent les candidats dans la recherche de leur réussite électorale.

La politique envahit tout d’un coup la lucarne, il suffit pour cela d’observer la campagne médiatique de l’élection présidentielle d’avril 2007, pour constater l’ampleur, la place de choix des sujets « politiques » à la télévision. Cette programmation et les audiences qui en découlent sont centrées sur les personnalités et les discours des principaux candidats. En concentrant le spectateur sur ce suspens, cette course de parole vers le pouvoir, celui-ci ne participe pas plus au monde politique qui l’entoure. La politique est un sujet comme un autre pour maintenir le citoyen devant sa télévision. Elle influe donc à son tour sur la réalité médiatique. Ce sont les systèmes économiques et politiques qui tentent de maintenir le statu quo dans leur environnement, dans la réalité, utilisant à cette fin la réalité médiatique et son succès grandissant auprès des individus qui y recherchent refuge et divertissement. Ils mettent l’accent sur la parole, l’image, positive ou négative43, dont l’espérance de vie est très faible par rapport à l’action politique, qui elle, engage un pays dans l’avenir, à court, moyen ou long terme.

Nous avons vu cependant que le rapport entre les citoyens-spectateurs et les médias est dynamique, en mouvement, et c’est ainsi que les individus essayent petit à petit de dénoncer les messages structurants du monde politique à leur égards, messages qui occultent, masquent la réalité, grâce aux technologies individuelles qui leur sont proposées aujourd’hui, et notamment via Internet, et les télévisions locales (Castellis, 2006, p.16). Il est difficile de dire si la constitution de réseaux autonomes de communication pourra mieux contrôler et mieux faire intervenir les citoyens dans le débat politique réel, mais ce qu’il nous faut penser, dans le cadre de la science politique, c’est la force de la parole médiatique dans la fabrication du jugement individuel sur le politique, afin de mieux cerner la figure du citoyen qui évolue dans la réalité politique contemporaine.

Notes
43.

FREEDMAN, P., GOLDSTEIN, K. (1999), Measuring media exposure and the effects of negative campaign ads. American Jounal of Political Science, vol. 43, n°4, p.1189-1208.