3) Les émotions et le spectateur

Privés de leurs émotions, les êtres humains ne parviennent plus à prendre des décisions. C’est ce que nous apprend le neuropsychologue portugais Antonio Damasio, dont on vient de rééditer en français l’ouvrage L’erreur de Descartes 44 . Damasio nous raconte l’histoire de Phineas Gage, un ouvrier qui, souffrant de liaisons cérébrales du cortex frontal, n’était plus capable de prendre de prendre des décisions simples nécessaires à son métier de conducteur de travaux.

De nombreuses expériences de neuropsychologie ont depuis confirmé que les émotions nous aident à évaluer le caractère désirable d’une action. Ce sont des marqueurs qui permettent au cerveau d'opérer très rapidement des choix, en écartant d'emblée certains scénarios d'action, et en présélectionnant d'autres tout aussi rapidement. Ces mécanismes dépasseraient les processus d'évaluation rationnelle en rapidité, en économie de moyens, en efficacité. Ils auraient de plus la vertu de décharger notre cerveau d’une partie du travail à effectuer (en l’occurrence l’évaluation de la situation) et lui permettaient de se concentrer sur la solution des problèmes, pour laquelle le raisonnement est plus efficace. Le rôle de la peur est bien connu : elle nous conduit instinctivement à nous éloigner de la source du danger, avant même que nous ayons pu l’analyser avec précision et, ceci fait, nous pouvons alors chercher rationnellement des moyens de nous en protéger.

En science politique, on assiste en France depuis quelques années au développement de travaux s’inspirant de nouvelles questions de recherche, initiées par la sociologie politique américaine, et qui rejoignent les conclusions et les hypothèses émises par les neuropsychologues. Ces questions portent sur les processus de raisonnement que les citoyens mobilisent pour répondre aux questions des sondages et faire face aux sollicitations du système politique45 ainsi que sur le rôle des medias et des élites politiques dans la formation de ces opinions46.

Parmi ces travaux, qui étudient la part des affects dans les processus de décision des électeurs français ou encore les interactions entre préférences politiques et systèmes de valeurs, on compte notamment l’enquête « Emotion et politique » menée en 2004 auprès d’un échantillon d’internautes par une équipe du CEVIPOF. Ils soulignent l’apparition d’un « citoyen sentimental » pour reprendre l’expression de Georges Marcus47 et soutiennent la thèse que loin d’être un danger pour la démocratie, les émotions font réfléchir les citoyens, elles les détournent de leurs habitudes acquises, elles encouragent des comportements « rationnels », elles aident à la délibération «démocratique ». Raison et émotion ne s’opposent pas, elles sont complémentaires.

Marcus avait en effet été l’instigateur de ces développements scientifiques, en démontrant dès 2002 que les émotions forment le soubassement préconscient de nos activités mentales, avec deux systèmes de base : celui des  « habitudes acquises » qui fonctionne à l’enthousiasme et celui de « surveillance » qui réagit aux modifications de l’environnement, fonctionne à l’anxiété et stimule comportements novateurs et esprit critique. Il affirme ainsi que l’anxiété est une émotion indispensable au bon fonctionnement démocratique, qui favorise un comportement rationnel critique, revisitant au passage les modèles classiques explicatifs du comportement électoral. Pour lui le citoyen « sentimental » est celui qui exerce le mieux son jugement et le traduit en choix politiques cohérents.

En nous intéressant aux séries télévisées, qui se lient le plus souvent aux téléspectateurs à travers les émotions qu’elles lui font ressentir, nous ne sommes pas très éloignés des récentes démarches françaises en sociologie ou psychologie politique. Nous pouvons ainsi imaginer que l’individu, qui visionne un épisode de série qui lui parle de politique, est susceptible, selon son degré d’identification au récit et d’émotion ressentie, d’utiliser ou de critiquer ce qui lui est dit, montré à l’écran, pour formuler son propre jugement sur le politique. Avant d’en venir aux dispositifs permettant de mesurer ou de cerner les contributions des séries américaines sur cette formulation, il convient de nous pencher sur les travaux qui ont analysé le rapport qu’entretient le public avec la fiction, les séries télévisées, ainsi que les différentes lectures que celui-ci peut en faire.

Notes
44.

Odile Jacob, 2006, 368p.

45.

KUKLINSKI, James, H. (2001), Citizens and Politics: Perspectives from Political Psychology, NY, Cambridge University Press, 534p.

46.

ZALLER, John (1999), A Theory of Media Politics, How the Interests of Politicians, Journalists, and Citizens Shape the News, University of Chicago Press, 185p.

47.

MARCUS, G. (2002), The sentimental citizens. Emotion in democratic politics, The Pennsylvania University Press, 2002, 300p.