Pour Dominique Pasquier, la fiction sur petit écran est « un genre télévisuel dont le public est à la fois fidèle et impliqué- et donc particulièrement actif. C’est aussi un genre qui repose sur un principe d’identification à certains personnages » (1997, p.738). Cette activité du public rend dès lors légitime l’étude de l’objet complexe constitué par les séries télévisées, notamment dans le cadre de l’analyse des « réceptions » et des lectures individuelles (Le Grignou, 2003, p.86).
La série raconte une histoire bien sûr, mais du fait qu’elle est imbriquée dans une logique économique autant que culturelle, l’histoire qu’elle met en scène propose au téléspectateur un récit qui est à la fois artistique (mythique) et divertissant (programmatique). Cette complexité propre à l’objet de notre étude engendre de la part du lecteur-spectateur une attitude qui le pousse y chercher « comme un secours dans leur solitude, une description de leur situation, des révélations sur les côtés secrets de la vie des autres, des conseils pleins de sagesse, des solutions justes aux conflits dont ils souffrent, un élargissement de leur expérience, l’impression de vivre une autre vie » (Nathalie Sarraute citée par Mauger, 1999, p.148).
Elle permet aussi au producteur de formater un produit culturel qui cible un maximum de « publics », d’introduire des références culturelles américaines dépourvues le plus souvent d’images du politique et de scénarios promouvant l’engagement politique du citoyen, le tout à l’aide de techniques rhétoriques issues du marketing publicitaire.
Le spectateur s’immerge dans ces programmes, s’implique, participe tout en voyageant, en se coupant de la réalité extérieure. Il s’agit ainsi de ne pas privilégier une approche théorique qui donnerait au spectateur une liberté totale de « lecture », seul maître à bord du voyage fictionnel proposé par la télévision. Il convient aussi de mettre de côté une analyse prônant le complot narratif et symbolique des industries culturelles qui « utiliseraient » l’individu, le contrôleraient pour assouvir secrètement leurs seuls intérêts économiques et politiques.
L’approche qui jusque-là permet au mieux de saisir la lecture « complexe » des fictions télévisées par les publics est donc l’approche dite des « lectures culturelles des feuilletons », sous-approche des études de réception. Cet angle d’analyse est basé sur des études qui renouent avec des travaux menés dans les années quarante sur les feuilletons radiophoniques, mettant en valeur les dimensions sociales de leur consommation : Herta Herzog montrait en 1941 que les auditrices de ces feuilletons radiophoniques les percevaient comme des modèles d’expérience sociale qui leur permettaient de trouver des solutions aux problèmes qui se posaient dans leur vie quotidienne. Citons également Warner et Henry qui, en 1948, étudient les feuilletons comme un système de symboles qui renforce l’intégration des auditrices en les convainquant que le foyer représente un monde protégé face à un univers extérieur hostile (Herzog, 1941).
En prolongement de ces deux premières études, celles menées durant les années quatre-vingts ont permis, selon Dominique Pasquier, d’une part de réintégrer une perspective sociologique en étudiant la manière dont le sens est négocié sur la base des ressources culturelles de chaque individu, et d’autre part d’analyser concrètement les mécanismes qui permettent au téléspectateur de négocier sa participation à l’univers fictionnel. Celui-ci adoptera dès lors successivement une position de distance et une position d’investissement (Warner, Henry, 1948)
Tamar Liebes et Elihu Katz parlent, quant à eux, d’un double registre de lecture, avec d’un côté une lecture « référentielle » et de l’autre une lecture « critique ». La lecture « référentielle » est le processus par lequel le téléspectateur connecte le programme avec la vie réelle, met en relation les héros ou les intrigues avec des personnages ou des événements qui lui sont familiers, et entre dans le jeu de la fiction en imaginant ses propres réactions s’il était confronté aux problèmes qui lui sont présentés à l’écran48.
Ce type de lecture est majoritaire et particulièrement répandu chez les téléspectateurs ayant un niveau d’éducation assez bas. Mais il n’est jamais exclusif d’une deuxième lecture que l’on pourrait qualifier de critique, ou, dans le vocabulaire de Jackobson de « métalinguistique » (Jakobson, 1980, pp.85-122). Cette lecture « critique » consiste à traiter le programme comme une construction fictionnelle qui obéit aux règles d’un genre avec ses formules, ses conventions et ses schémas narratifs. Dans l’ensemble, les énoncés « référentiels » dépassent en nombre les énoncés « critiques » dans une proportion de plus de trois à un. (Liebes, Katz, 1992).
Beaucoup pensent que les programmes populaires permettent, par leur nature même, des lectures multiples. Comme l’a montré Sonia Livingstone, les soap-operas peuvent être considérés comme des structures narratives fermées : un traitement réaliste qui exclut les points de vue divergents, une continuité des personnages et de l’intrigue, un individualisme à toute épreuve et une défense systématique des valeurs traditionnelles touchant à la communauté ou à la famille (Livingstone, 1990). Mais Tamar Liebes remarque que Livingstone insiste également sur leur ouverture (Liebes, 1994). Les soap-operas ne mènent pas à des résolutions simples et linéaires des situations. Ils fonctionnent autour de personnages multiples dont les personnalités sont ambiguës et changeantes. Ils proposent des points de vue différents sur les problèmes sociaux, et constituent un forum ouvert sur une variété de principes moraux.
Le débat concernant l’ouverture et la fermeture part toujours du point de vue du lecteur, en proposant la question suivante : Le texte propose-t-il plusieurs lectures ou au contraire une lecture « idéale » ? Certaines recherches vont plus loin, mais débouchent toujours sur des dichotomies inspirées par l’opposition « ouvert-fermé ».
Umberto Eco propose deux types de lecteurs, le lecteur « naïf » et le lecteur « malin » (Eco, 1985, pp.161-184). Le premier décode la dimension « mythique », « primordiale » du texte ; l’autre sa dimension « stratégique » ou « ordonnée ». Le lecteur naïf – qui reçoit la réalité comme elle est donnée, est un lecteur fermé ; et le lecteur malin, qui appréhende le texte à travers sa structure, peut ré-ouvrir la narration et re-combiner ses éléments.
La dichotomie de Worth et Gross se compose de lecture « déductive » et de lecture « d’attribution » (Worth, Gross, 1974, pp.27-39). La première ne tient pas compte de l’auteur du texte et déduit la signification à partir des références à la vie réelle, en considérant que les personnages et l’intrigue appartiennent à l’ordre naturel des choses. A l’inverse, la lecture « d’attribution » se fonde sur la fiction et accorde une paternité extérieure à un auteur.
Allen va plus loin en remplaçant les termes de lecture déductive/lecture d’attribution par ceux de lecture « réaliste » et de lecture « fictive », et souligne que le décodage réaliste est « idéologique », non parce que les spectateurs prennent le texte pour la réalité mais plutôt parce qu’ils donnent un sens à la narration à travers l’intégration des personnages dans leur propre univers de connaissances, de valeurs et d’expériences (Allen, 1983).
Plus connue, la dichotomie de Stuart Hall oppose lecture « hégémonique » et « oppositionnelle » (Hall, 1980). La présence des lectures oppositionnelles a été confirmée par Morley, concernant le genre des informations. Il a ainsi révélé qu’elles revêtaient à la fois des formes esthétiques et des formes idéologiques (Morley, 1980).
Pour finir, Neuman oppose décodages « interprétatifs » et « analytiques » (Neuman, 1982, pp471-487), c’est-à-dire les lectures qui relient le programme à la vie du spectateur, ou à des questions plus larges de société et de culture, aux lectures qui se concentrent sur les éléments syntaxiques, sur la qualité de l’écriture du scénario ou sur le jeu des acteurs.
Avec l’aide de l’article de Tamar Liebes sur la participation du téléspectateur, nous pouvons tenter d’élaborer un schéma à double dichotomie. D’un côté, une opposition entre lecture « fermée » et lecture « ouverte » ; de l’autre une opposition entre lecture « référentielle » et lecture « structurelle ». A partir de là, une lecture « fermée-référentielle » serait une lecture « réelle », c’est-à-dire que les personnages et les situations sont incorporées de manière non critique dans la vie des téléspectateurs et vice versa. Toutefois, il existe également des lectures « référentielles-ouvertes », dans laquelle les spectateurs « essaient » différentes options de réécriture des émissions et de leur vie en établissant des rapprochements avec les personnages sur un mode potentiel, comme par jeu.
Nous sommes loin, ici, de la description d’individus passifs influencés directement par le media, tels que la théorie de la seringue hypodermique les conçoit. Les effets sont, ici, indirects et diffus. Les individus sont actifs, capables de rejeter certains modèles et en intérioriser d’autres dans leur expérience. Cette notion de rejet est intéressante. En effet, étant donné que la participation est souvent comprise comme un processus d’identification avec un – ou plusieurs – personnages, l’analyse de ces formes d’engagement à l’égard d’une émission de télévision montre qu’il est possible que la participation s’effectue sur un mode négatif.
Qui plus est, c’est sur le mode négatif que la participation acquiert la plus forte intensité émotionnelle. « A travers le texte, le spectateur en vient à formuler et élaborer divers aspects de son identité personnelle. Le Moi et le Nous du spectateur sont vécus comme étant différents, voire même contradictoires, des Lui, Elle ou Eux qui sont sur l’écran ou derrière » (Liebes, 1994). Il ne s’agit pas d’une interactivité entre les téléspectateurs et le poste de télévision. Les relations négatives apparaissent non pas au moment où l’on s’adresse aux personnages mais au moment où l’on discute à propos des personnages dans son entourage. Elles permettent de créer une distance qui contribue à la solidarité du groupe « Nous ». Le téléspectateur conforte ses propres valeurs morales et idéologiques par opposition à celles des personnages ou à celles supposées des auteurs du programme.
Citons pour terminer les travaux sur la « cultivation », rassemblés sous le terme de « cultivation theory », qui se sont intéressés aux effets des médias sur le système de croyance des individus et sur leur perception de la réalité sociale. Nous touchons alors à la représentation que les téléspectateurs sont amenés à se faire du monde dans lequel ils vivent. L’idée de cultivation, traduite par « jardinage » par Belin, renvoie aux transformations que subissent à la longue ces représentations, en conséquence d’une fréquentation assidue des textes médiatiques (Belin, 1998). Une analyse de contenu de ces textes montre en effet qu’ils présentent une version distordue, biaisée de la réalité. Et Gerbner montre que les téléspectateurs assidus tendent à se servir de cette version du monde dans leur appréhension de leur environnement propre (Gerbner, Gross, Morgan, 1980).
Par exemple, et nous l’avons déjà remarqué, certaines professions sont sur-représentées à l’écran, et même certaines catégories de personnes sont davantage susceptibles d’être tuées, et de disparaître en cours de programme. De plus, l’abondance de scènes violentes à la télévision engendre de manière significative une attitude angoissée, une surestimation des dangers, et par conséquent conduit à des prises de positions sécuritaires de la part du spectateur (Gerbner, ibid).
La cultivation theory abandonne ainsi la conception d’effets « puissants », à court terme, d’imitation ou d’inoculation, pour une approche plus fine de la construction sociale de la réalité. De façon plus générale, nous dit Belin, l’apport de la cultivation theory est de mettre en évidence les stéréotypes qui jalonnent les productions télévisuelles, et qui sont intégrés comme des éléments informatifs pour la représentation que se font les individus du monde où ils vivent.
Il s’agit maintenant de développer deux exemples désormais « classiques » d’analyse de réceptions des feuilletons pour étayer notre propos : l’analyse des séries Dallas et Hélène et les garçons.
Voir LE GRIGNOU, B. (2003), p.90-94.